Les douze coups de minuit
La foule s'écarta à leur arrivé, leur ménageant, sans qu'ils s'en aperçoivent, un cercle pour danser. Le chambellan sourit et fit un clin d'œil au chef d'orchestre, qui comprit parfaitement le message. Les musiciens accordèrent leurs instruments sur une danse lente, au tempo langoureux.
La foule retint son souffle. Il irradiait de ces deux-là quelque chose de doux, quelque chose qui ne s'était pas vu depuis longtemps à la cour. Quelque chose de sincère.
Pratiquement collés l'un contre l'autre, à un souffle à peine, Cendre et Alexandre dansaient. Si le premier eut quelques pas maladroits, il comprit bien vite le principe et se laissa porter, sa démarche souple s'adaptant sans peine à la danse de salon.
Ça dura une éternité.
La chaleur leurs paumes l'une contre l'autre. Le contact de leurs mains au creux de leur taille. L'harmonie de leur geste. La saveur de leur regard. L'alchimie de leur présence.
Ils ne savaient pas ni pourquoi ni comment, mais il leur semblait bien que toute leur vie avait tendue à ce moment, à leurs corps si proches l'un de l'autre, à leur regard qui n'en faisait plus qu'un, et la saveur intense, presque irréel, de l'instant. Ils étaient à leurs places.
Ça dura une éternité.
Ça ne dura que le temps d'une danse.
Le violoniste fit glisser son archet sur le dernier accord.
Attiré comme par un aimant, Alexandre approcha son visage de celui de Cendre, qui sentit ses lèvres brûler d'un contact qui n'avait pas encore eu lieu.
C'était tout ce qu'il désirait. Ces lèvres.
Un baiser, et tout serait accomplit.
Et soudain, l'horloge sonna.
Le premier coup de minuit.
MINUIT !
Cette pensée ramena directement Cendre au présent. S'il ne quittait pas immédiatement cet endroit, il allait rater son train, et si les Trémaine rentraient avant lui...
LES TRÉMAINE ! PAR RAGNOR !
Il était en train de danser au milieu de tout le monde ! Et tout le monde incluait sa douloureuse famille d'adoption !
Il devait partir. Vite.
Alexandre vit la confusion et la panique envahirent le regard du jeune homme. Cendre s'arracha à son étreinte.
Les deux ressentirent douloureusement le froid remplacer le contact de leur peau l'une contre l'autre.
Mais Cendre n'avait pas le choix. Pris d'un début de panique, il commença à courir vers la sortie.
Heureusement, tous le monde s'était écarté pour les laisser danser, ménageant un chemin jusqu'à la porte principale. Et la foule était trop stupéfaite pour agir de quelque manière que ce soit.
Seul Alexandre, transporté par la panique, lui emboîta le pas sans réfléchir, la main tendue en avant pour le rattraper.
Déjà, ils étaient dehors. L'air de la nuit les heurta de plein fouet. Ils s'en fichaient tous les deux.
Le cinquième coup, déjà.
Conscient que quelqu'un lui courrait après, Cendre accéléra l'allure. La vieille blessure de sa jambe commença à lui faire mal. Mais il ne pouvait pas ralentir.
Alexandre voulu crier au garde de l'arrêter, mais le fuyard était déjà passé.
Le roi accéléra à son tour.
Dans un sursaut de désespoir – il ne pouvait pas disparaître comme ça ! – il sauta et heurta de plein fouet le jeune homme, le renversant au sol.
Mais Cendre avait l'habitude des coups fourrés. Il se dégagea avec souplesse, et Alexandre ne put qu'attraper sa main au dernier moment.
Il la serra aussi fort qu'il put.
Cendre ferma les yeux et arracha ses doigts au piège de chair.
-Ne pars pas ! Hurla le roi à la silhouette qui disparaissait dans la nuit.
Dix coups.
Cendre ne ralentit pas. Le train était là.
Il sauta directement dans le dernier wagon, à bout de souffle, et se laissa tomber contre la paroi.
Douze coups.
Il ne s'aperçut qu'à cet instant qu'il pleurait. Un sanglot lui déchira la gorge. Puis un autre.
Il avait froid. Terriblement froid.
Il s'enferma dans la cage de ses bras, pour pleurer à son aise ce qu'il avait perdu avant d'avoir possédé.
Alexandre s'assit, hagard.
Quelque chose le blessait, dans son poing fermé. Quelque chose qui faisait de la lumière.
L'anneau de verre.
Une larme coula sur sa joue, directement puisé dans la blessure de son cœur.
Il avait fui. Il l'avait fuit, lui.
Il était partit, envolé, retourné à l'endroit merveilleux où il vivait.
Comment le retrouver ?
Et pire, comment combler désormais ce vide au creux de ces bras, et ce gouffre au fond de son âme ? Il n'était plus qu'un tas de cendres.
Il entendit le bruit d'une cavalcade, dans son dos.
Il rangea l'anneau dans sa poche, se redressa, et enferma soigneusement ses sanglots dans le secret de son âme, derrière un masque impassible.
Il n'avait pas le droit de flancher. Il était roi.
Avec un sourire d'un cynisme à faire peur, Alexandre se dit qu'il n'était rien d'autre que ça. Un titre. Et du vide.
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