Le dilemme d'Anastasie
Il avait mal...
Des pulsions de douleur lancinante...
Sa tête... Sa poitrine... Sa cheville...
Un sanglot s'arracha à sa gorge sèche pour se perdre en échos tout autour de lui.
Il avait soif... Si soif...
Qui était-il ?
Il ne se souvenait pas... Ce ne devait pas être très important...
Il avait l'impression que forcer ses souvenirs lui ferait mal. Et le monde entier était déjà si douloureux...
Il avait froid... Il voulait que quelqu'un l'enlace... Est-ce qu'il était un petit garçon ? Oui, il n'était qu'un enfant, et il avait froid, et faim, et mal, et si soif... Il voulait pleurer, pour que quelqu'un vienne, le sorte de là, et lui dise que tout allait bien se passer, qu'on allait prendre soin de lui, et que la douleur disparaîtrait bientôt.
Un visage se dessina sous ses paupières closes, un visage fin, affectueux, encadré de longs cheveux à la couleur changeante... Une odeur rassurante... Comme celle d'un parent...
Mais quelque chose de sombre, un instinct horrible, lui disait que cette personne ne pourrait pas venir l'aider. Ne pourrait plus jamais venir à lui.
Il gémit et se retourna. Il se trouvait sur quelque chose de métallique. Dur. Et froid.
Un autre visage. Plus tendre. Plus profond. Bouleversant.
Cette fois, Alexandre sentit qu'il devait retrouver ce visage. Il fallait qu'il le retrouve... Il fallait...
Il se traîna sur le sol froid et dur, en s'éraflant la peau sur les aspérités du métal. Sa main plongea dans quelque chose de liquide. Il se pencha.
C'était de l'eau de pluie. Il but tout ce qu'il pu.
Mais sa bouche était encore si sèche...
Il commença à pleurer. Il se sentait si faible...
-Cendre, sanglota-t-il. Cendre...
~
-Je suis désolé, dit Laiwyss en tendant à Cendre une boisson chaude que le jeune homme attrapa mécaniquement. Nous sommes tous désolé.
Keith appuya ces propos en hochant tristement la tête et dérangea de sa main bourrue les cheveux de Cendre, pour le consoler.
-Et si vous nous disiez ce qui c'est passé ? Demanda Zack.
Après la morgue, le nouveau chambellan avait guidé les jeunes gens jusqu'aux appartements royaux, où Zack et Ryen avaient littéralement remorqué Cendre, sous le choc. Keith été arrivée quelques instants plus tard, mandée par le chambellan.
-Si seulement nous savions, soupira Laiwyss. C'était il y a à peu près... Cinq jours. Oui, c'est ça, cinq jours. Nous attendions le roi et Élis dans la salle du conseil, pour notre réunion habituelle, mais ils ne se sont pas montré. Nous avons lancé des recherches, et nous avons trouvé... dans la pièce adjacente...
-Le corps d'Élis, finit Keith qui, si triste soit-elle, ne s'embarrassait pas de notions tels que le tact ou la gêne. Et beaucoup de sang.
-C'est normal, pour le sang, intervint Ryen. Il a été poignardé dans le cœur.
Keith lança un regard désolé à Cendre.
-Il y a du sang autre part dans la pièce. Je pense qu'il appartient à deux personnes différentes.
Cendre pâlit encore plus.
-Et qu'avez-vous fait, après ? Demanda Zack en posant la main sur l'épaule de son ami.
-On a lancé des recherches, bien sûr, répondit Laiwyss. Il y avait une... comment dire, une...
-Une traînée de sang qui menait jusqu'à la fenêtre, finit Keith en tapotant gentiment la tête du petit homme, qui semblait sur le point de tomber dans les pommes.
Cendre rassembla tout son courage pour poser la question qui lui brûlait la gorge.
-Et vous... vous avez trouvé...
-Rien du tout, le rassura aussitôt Keith. Aucun corps. Il y a encore de l'espoir.
-Ou alors, commenta Anastasie, qui ne pouvait plus se retenir plus longtemps, il est en train de crever quelque... Mais aïeuh ! s'interrompit-elle en frottant le bras que venait de frapper Kern.
-L'enterrement d'Élis est demain matin, dit doucement Keith en jetant in petto un regard assassin à la Trémaine. Nous avons attendu aussi longtemps que possible, dans l'espoir de retrouver le roi pour qu'il y assiste, mais le corps n'attendra pas plus longtemps.
Cendre hocha la tête d'un air vide.
-Tu vas devoir tout organiser, Cendre, continua l'intendante-mécanicienne. C'est toi qui es en charge, désormais...
-Je suis désolé de vous contredire, intervint Laiwyss, l'air malheureux, mais ce n'est pas le cas.
-Comment ça, ce n'est pas le cas ? s'indigna Zack. Cendre et Alexandre allaient se marier ! Tout le monde aime déjà Cendre et serait prêt à l'avoir comme roi ! En plus, je suis certain que c'est ce qu'Alexandre aurait voulu.
-J'en suis certain aussi, répondit le petit homme, mais Cendre n'était que fiancée, il n'a aucune prétention légale au trône. Si Alexandre n'est pas retrouvé d'ici deux jours, alors il faudra demander au Grand Courronneur de nommer un nouveau roi...
-C'est inadmissible ! s'exclama Zack en se dressant, incarnation même de l'indignation.
-Zack... dit doucement Cendre en se levant. Ce n'est pas la peine. Je ne veux pas être roi, de toute façon...
Il se dirigea vers la porte.
-Où tu vas ? Demanda le musicien, inquiet.
-Je ne sais pas, répondit Cendre. Mais j'y vais seul. S'il te plaît.
Et, sans attendre de réponse, il sortit de la pièce.
-Il faut qu'on retrouve le roi, déclara Kern, son visage toujours caché par sa capuche. Si le Grand Courronneur choisit un nouveau souverain, ça sera la ruine de tout ce que nous avons accomplit jusqu'ici, et nos deux peuples ne connaîtrons jamais la paix.
-Nos deux peuples ? Releva Laiwyss. Vous venez de loin ? Sans vouloir vous vexer, vous avez un drôle d'accent...
-Je...
-Ce n'est pas le moment de poser des questions de géographie, le nain, la coupa Anastasie. Vous avez pas entendu ce qu'elle a dit ? Il faut retrouver ce roi.
-Fais attention, railla Zack, on dirait presque que tu es concernée par son sort.
-Ça te choquera peut-être, tête de carotte, mais j'ai tout de même un certain sens de l'honneur. Le roi nous a sauvé, ma sœur et moi. Ou, du moins, il a essayé, ce qui n'est pas rien. Personne d'autre n'a jamais fait ça pour nous.
-On se demande pourquoi, répliqua Kern.
Anastasie haussa les épaules, se drapa dans sa dignité, et marcha d'un air offensé jusqu'à la porte – qu'elle tenta de pousser avant de comprendre qu'il fallait tirer – et sorti de la chambre.
-Je la suis, soupira Kern. Qui sait quelles catastrophes elle pourrait déclencher...
-Quel noble désintéressement, railla Zack.
Il déglutit en distinctement clairement les deux yeux brillants de la Larthyenne le fusiller de sous sa capuche.
~
Froid... Froid... Froid...
-Cendre...
Froid... Froid...
...
~
-Anastasie, s'exclama Javotte, surprise. Mais qu'est-ce que tu fiches ici ? T'es pas morte sur un champ de bataille ?
-Moi aussi, je suis triste à l'idée de te revoir, répondit Anastasie en finissant d'ouvrir la porte que Javotte avait entrebâillée.
Elles sourirent et se tombèrent dans les bras.
-T'es encore plus grosse que la dernière fois, commenta Anastasie.
-De ton côté, répliqua Javotte, tu as su garder dans la laideur une constante admirable.
-Eh bien, commenta Kern, je vois d'où tu tiens ton sens de la répartie...
-Qui c'est, celle-là ? s'indigna Javotte pendant que les deux visiteuses entraient dans sa chambre.
-Une emmerdeuse, répondit Anastasie en souriant.
Kern retira sa capuche.
-Je commençais à avoir chaud, là-dessous, commenta-t-elle en aspirant une grande bouffée d'air. Alors comme ça, ajouta-t-elle en se tournant vers Javotte, c'est vous qui avez supporté Anastasie depuis son enfance ?
Javotte ne répondit rien, le souffle coupé, ses yeux ronds comme des soucoupes figées sur l'intruse à la peau bleue.
-Oui, dit Anastasie, c'est une Ennemie, enfin, une Larthyenne, mais tu vas pas en faire tout un plat.
Elle hésita avant de poursuivre, d'une voix teinte de frayeur :
-Mère est là ?
Javotte ne répondit pas tout de suite. Elle se dirigea vers la fenêtre, sous laquelle se trouvait son bureau.
Et se saisit du poignard qui y était posé.
-Non, dit-elle enfin. Mère a disparu. Pour toujours. Comme le roi.
-Je t'avoue ne pas être très triste pour mère, répondit Anastasie avec un soupir de soulagement. Mais pour le roi, c'est plutôt embêtant. Il faut qu'on lui parle. C'est pour ça que Kern est là. Apparemment, il n'y a aucune raison que notre royaume fasse la guerre, et...
-Je sais, la coupa Javotte. Heureusement, tu l'as amené ici directement. Quelqu'un d'autre est au courant qu'elle est là ?
-Eh bien, répondit Anastasie, surprise, il y a le petit souillon, Cendre, et ses deux amis, Tête de carotte et La Barrique.
-On s'occupera d'eux plus tard. Anastasie, dit-elle d'une voix grave mêlé d'excitation, nous avons l'occasion de devenir riche.
-Quoi ?! Comment ?!
-Riche et puissante, continua Javotte. Si nous obéissons au Grand Courronneur, et que nous l'aidons à réaliser ses plans.
Il y eut un silence. Javotte sortit sa dague.
-Attends... balbutia Anastasie. Qu'est-ce qui se passe ?
-Tu as toujours été un peu lente, ma chère sœur, railla Javotte. Mais je veux bien partager mon triomphe avec toi. Après, tu ne diras pas que je n'ai pas le sens de la famille. J'ai éliminé ce fouineur d'Élis et le roi pour qu'ils ne fassent pas part au conseil de ce qu'ils avaient découvert. Maintenant, il faut éliminer cette Ennemie, et Cendre. Sans lui, personne n'écoutera ses amis, et ils seront exécutés pour désertion. Le Courronneur y veillera. Puis il nommera un nouveau roi, choisi soigneusement. Un fou de la guerre, qui appauvrira assez le royaume pour que plus personne ne se pose de question avant quelques décennies.
Kern avait reculée jusqu'à être plaqué au mur, ses yeux fouillant désespérément les environs. Mais Javotte et Anastasie se tenaient entre elle et la porte. La fenêtre était fermée.
Javotte tendit son arme à sa sœur.
-C'est mère qui t'as envoyé dans l'armée, dit-elle. Pour te punir de ta désobéissance. Maintenant, tu as la chance de pouvoir devenir plus riche et puissante qu'elle ne l'a jamais été. Il te suffit de la tuer. Je t'assure que c'est plus simple que ça en a l'air. C'est l'heure de notre vengeance, Anastasie. Personne ne nous a jamais pris au sérieux. Ils regretteront tous cette erreur ! Vas-y, sœurette ! Vas-y !
Mécaniquement, Anastasie prit la lame et s'avança vers Kern, qui lui jeta un regard perdu.
-Anastasie, tu ne vas pas...
-Toute ma vie, répondit l'intéressée d'une voix basse, on m'a répété que je ne valais rien, rien d'autre que le nombre d'écus que j'avais dans ma bourse et le nombre de personnes que je pouvais faire plier d'une phrase. Puis j'ai été humilié, traitée comme une moins que rien, méprisée et traînée dans la boue. C'est l'occasion où jamais.
Elle posa sa lame sur la gorge de Kern, qui la dévisagea toujours, incapable de tenter le moindre mouvement.
-Je ne dois rien à personne, continua Anastasie en appuyant un peu plus sur la lame, son visage se rapprochant petit à petit de celui de la Larthyenne.
Elles se dévisagèrent un long instant, Kern les yeux mouillés de larmes, Anastasie bouleversée par la violence des sentiments qui s'agitaient dans son âme.
-Il suffit d'un seul mouvement, dit Anastasie. Un seul geste. Alors pourquoi, ajouta-t-elle si bas que seul Kern l'entendit, suis-je incapable de le faire ?
Il y eut un silence.
-Il suffirait que j'appuie, murmura Anastasie pour elle-même. Il y aura beaucoup de sang. Tu crieras, tu agoniseras, tu t'effondreras au sol, et il n'y aura plus aucune vie dans ton regard. La couleur de ta peau sera fanée. Et on se débarrassera du corps, et tu n'existeras plus, Kern... Tu n'existeras plus... Pourquoi cette vision m'est-elle douloureuse ?
Tremblante, Kern posa doucement sa main sur celle qui tenait la dague, toujours posée sur sa gorge.
-Pourquoi en suis-je incapable ? Souffla Anastasie, un sanglot dans la voix.
-Peut-être, répondit tout aussi doucement Kern, n'es-tu pas aussi mauvaise que tu le croyais.
Anastasie lâcha un profond soupir.
Puis elle se retourna et sauta sur sa sœur en hurlant.
~
Près de la tour en ruine, le vent portait un drôle de murmure. Le même, toujours, en boucle depuis des heures.
-Cendre... Oh, Cendre...
Mais les habitants du château courraient dans tous les sens à la recherche du roi perdu. Personne n'avait le temps de s'arrêter pour écouter les murmures.
Et puis, soudain, il n'y eut plus rien dans le vent, rien d'autre qu'un long sifflement, comme une plainte douloureuse.
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