Duel
Au moment même où l'obscurité l'engloutit, des centaines d'autres lumières pointillèrent l'obscurité.
C'était de petites lueurs vertes à l'intensité changeante, qui faisait du plafond une étrange voûte étoilée. Cendre s'approcha et tendit la main pour effleurer une des lueurs...
Il s'arrêta au dernier moment en constatant qu'il s'agissait d'un corbeau. Avec un casque. Et des petites lunettes d'aviateurs.
C'étaient d'elles que venaient les lueurs vertes. Certainement un dispositif pour voir dans l'obscurité, songea Cendre en cherchant à comprendre comment ça marchait, émoustillé par sa découverte malgré les circonstances. En tout cas, il avait raison, les corbeaux étaient bien des agents de la machine.
Il se reprit. Il fallait qu'il se dépêche avant que l'un d'entre eux ne se réveille et ne révèle sa présence ici...
-Sam Winchester, tonna soudain une voix grave, qui se répercuta en échos mugissant tout autour de lui.
Cendre frôla la crise cardiaque, et chercha tout autour de lui d'où pouvait venir l'horrible voix métallique.
-Je suis là, Sam, grinça la machine. Tout autour de toi.
-Je ne m'appelle pas Sam, répondit Cendre en tentant de rassembler tout son courage.
-C'est ton vrai nom, Sam Winchester, celui que t'a donné ton père, celui que tu porterais sans les brimades des Trémaines et les misères que tu as endurés. Celui que tu es vraiment.
-Non, répondit le jeune homme, un peu plus fermement. Je suis Cendre. Les brimades des Trémaine, comme vous dites, font partie de moi, comme ma « vie de misère », que je ne regrette pas un instant, puisqu'elle m'a fait rencontrer Alexandre. Je suis Cendre. Sam n'est qu'un nom, celui qu'aurait porté un autre, dans une autre existence.
-Tu ne regrettes pas ta vie ? Même si elle t'a fait arriver ici, maintenant, à cet instant où tu vas tout perdre ? Alors que tu aurais pu être heureux et riche possesseur d'un manoir, veillant sur un village plein d'habitants qui ne te voudrait que du bien ? Ose dire que tu n'aurais pas préféré le bonheur, Cendre. J'en sais assez sur les humains pour savoir ça.
Cendre laissa échapper un rire rauque.
-Tu ne sais rien sur les humains, machine de malheur. J'aurais donné mille vies de bonheur pour avoir rencontré Alexandre, Maryan, Élis, Keith, Zack, Ryen, et même Kern.
-Même s'ils vont tous mourir ?
-Même si le monde devait se terminer maintenant !
-Ce n'est pas logique.
Cendre laissa échapper un nouveau rire, pour ne pas laisser paraître qu'il était mort de peur.
-L'humanité n'est pas logique. Si je ne sais combien de centaines d'années ne t'ont pas appris ça...
-J'ai tout appris de l'humanité, protesta la machine. Je suis un maître de la manipulation. Comment pousser tel ou tel personne à tel ou tel acte. Comment choisir le bon individu pour la bonne tâche. En mon temps, déjà, j'étais le plus grand, le plus intelligent de tous.
-En ton temps ? Répéta Cendre.
-Après tout, dit la machine, nous sommes à l'instant crucial, n'est-ce pas ? Le dénouement, le moment où le grand méchant dévoile tout son plan avant de tuer le héros.
-Sauf que le héros survit toujours, et c'est lui qui gagne à la fin.
Une série de grincements résonnèrent, qui pouvaient s'apparenter à un rire.
-Et qui viendrait te sauver, Cendre ? Tu es à ma merci. Tu es littéralement à l'intérieur de moi ! Tu peux marcher sur des kilomètres sans pouvoir m'échapper. Une armée pourrait débarquer ici sans réussir à te sauver. Et même si tu détenais avec toi une arme capable de détruire tout ce que tu vois, sache que je suis connecté à des répliques de moi tout autour du continent, dans tous les royaumes, même ceux que tu ne connais pas. Tant qu'il restera une version de moi, quelque part, je survivrai. Tu n'as aucun moyen de me tuer, petit humain. Mais j'avoue que ta résistance fut intéressante. J'ai pu emmagasiner de nouvelles données. Je ne referais plus les mêmes erreurs.
-Dans tous les royaumes ? Répéta Cendre, horrifié.
-En effet.
-Et vous êtes... connecté en permanence ? Comment est-ce possible ?
-C'est une technologie qui te dépasse, n'est-ce pas ? Tu peux te targuer d'être un inventeur, tu n'atteins pas la cheville du Temps des Splendeurs ! Nous avions inventé un système qui permettait aux donnés de circuler à l'intérieur des machines, qui pouvaient les traiter grâces à des algorithmes élaborés...
-Vous... vous avez été humain, comprit soudain Cendre.
-Oui... et non. Nous avions créé la machine parfaite. Nous progressions tous les jours sur la quête du savoir. Mais nous n'arrivions pas, malgré tous nos efforts, à créer la conscience. Et puis lae souverain.e de l'époque a mit fin à nos recherches. Iel avait peur. Pauvre écervelé.e. Nous étions sur le point d'élaborer la plus grande création de l'humanité, celle qui nous porterait au niveau des dieux ! Créer la vie ! Alors je me suis connecté à la machine. Je lui ai donné ma conscience. Quelle sensation merveilleuse ! J'étais devenu immortel ! Débarrassé de tout sentiment, toute sensation, toute émotion ! Enfin, je n'étais plus que froide logique, avec pour ambition de croître, encore, et encore, de gagner de plus en plus de pouvoir...
-Vous avez tout déclenché, murmura Cendre. Les guerres. L'Ennemi. Vous avez détruit le temps des Splendeurs, et condamné l'humanité à une ère d'obscurité et de régression pour mieux la contrôler.
-Mais oui, petit Cendre. Et j'ai superbement réussi.
-Jusqu'à ce que j'entre dans le tableau. Moi, et Alexandre.
-Oui, regretta la machine. C'était une erreur de ma part, de le nommer roi. Je pensais qu'il serait trop faible. J'ai toujours abhorré les rêveurs. Mais je ne comprends comment tu as pu arriver à un tel résultat aussi vite, Cendre Winchester. Comment tu as pu instiller le doute et l'espoir à tout un peuple jusque-là opprimé par la peur et le deuil en quelques mois à peine. C'est pour ça que je t'ai laissé venir jusqu'ici.
Horrifié, Cendre vit des fils de cuivre se détacher du mur et s'approcher de lui comme d'horribles tentacules.
-Je vais me connecter à toi, petit homme. Je vais te voler la moindre de tes pensées. Et puis je te tuerais, toi, et tes stupides amis qui te cherchent encore, là-haut. Je laisserai Alexandre mourir là où il est, de désespoir, de soif, de faim et de fatigue, en attendant son amant qui ne reviendra jamais.
Une larme roula sur la joue de Cendre. Mon amour, songea-t-il. Mon cher Alexandre. Puisses-tu me pardonner. Puissiez-vous tous me pardonner. J'ai échoué.
Les longs fils de cuivre s'approchaient encore du jeune homme, qui ferma les yeux. Il sentit les câbles métalliques s'enrouler tout autour de lui, l'immobilisant tout à fait.
Une intense brûlure, à la tempe, lui arracha un cri de douleur.
Et il sentit distinctement quelque chose de froid se glisser sous sa peau.
Au début supportable, la douleur commença à s'intensifier. Encore. Et encore. Plus fort.
Il hurla.
Un long déchirement rauque, ininterrompu, qu'il n'entendit même pas.
Quelque chose triturait son esprit. Tout l'intérieur de sa tête était en feu, un magma bouillonnant, brûlant, qui consumait lentement son crâne. Il n'était plus humain, il n'était plus qu'un amas de peine et de souffrance, un pauvre petit être de chair torturée qui se convulsait, emprisonné dans son cocon métallique. Il avait l'impression de se déchirer sans cesse. Les morceaux de sa conscience volaient dans tous les sens, sans qu'il réussisse à en saisir aucun. Il ne savait plus qui il était. Il ne savait même plus qu'il était quelqu'un.
Et soudain, au milieu de cette explosion de douleur, il ressentit la présence d'une autre conscience. Une conscience froide, visqueuse, tranchante. Inhumaine. Le Courronneur.
Cendre essaya de se concentrer, de rassembler les morceaux éparses qui formaient son être. Il savait qu'il devait faire quelque chose. Il fallait qu'il se souvienne quoi.
Une image naquit sous ses paupières. C'était une salle de bal. Il pouvait sentir les parfums qui flottaient dans l'air, la chaleur sur son visage, les couleurs, tout autour de lui. Une tête blonde se déplaçait dans la foule. Vers lui. Dans son souvenir, Alexandre surgit et lui attrapa le poignet pour l'emmener ailleurs, loin des gens, loin du monde. Là où ils ne seraient que tous les deux.
Et Cendre comprit.
Il concentra dans le creux de son âme tous l'amour qu'il éprouvait pour ce roi à la tête blonde, pour ce souverain rêveur qui ne rêvait que de paix et d'amour sous les étoiles. Et enfin, quand il eut l'impression qu'il ne pourrait en supporter plus, il renvoya ces pensées au Courronneur.
Si la machine était connectée à lui, ça voulait dire qu'il pouvait y avoir accès, comme une porte ouverte. Et si elle était connectée à tous ses homologues à travers le monde... Alors Cendre pouvait y avoir accès aussi.
Il envoya dans les engrenages et les circuits du Courronneur toute l'intensité de ses sentiments.
Il sentit la conscience froide plier sous l'information qu'elle ne pouvait pas comprendre, et donc pas assimiler. Le Courronneur tenta de résister... Mais la puissance était trop forte, et il fut bientôt submergé. Automatiquement, il envoya des signaux de détresse à tous son système, pour tenter de se protéger. Mais il ne fit que le contaminer.
Les engrenages s'enrayèrent. Certains commencèrent à tourner à l'envers. D'autres cessèrent leur course. Les fils grillèrent. Quelques centrales explosèrent. Les corbeaux se réveillèrent d'un coup et se mirent à voler dans tous les sens, complètement affolés, en se cognant la tête contre les murs pour se débarrasser de leur casque.
Et enfin, dans un dernier sursaut d'agonie, la machine cessa de fonctionner.
Les fils qui tenaient Cendre prisonnier se relâchèrent.
Son corps roula au sol, comme une poupée de chiffon. Dans le silence soudain, on entendait plus que le bruit de sa respiration lente et régulière, comme celle d'un dormeur.
Il avait les yeux grands ouverts.
Fixés dans le vide.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro