Tefral ajouta des ombrages dans son dessin en caressant délicatement la feuille de la pointe de son crayon. La carte de l'univers demandée par Arishem était presque finie et Tefral n'était pas peu fier du travail qu'il avait fourni. Il avait passé presque six milliards d'années à concevoir cette carte qui était surement l'une des plus développées de l'univers. La carte était plutôt immense, en considérant le temps et la patience qu'il avait fallu à Oneg et Nezarr pour calculer les longueurs, apporter des informations sur l'atmosphère et les couleurs de chaque planète. Nezarr avait aussi insisté pour mettre les orbites des planètes ce qui n'avait clairement pas facilité la tâche de Tefral. Le brun essayait de mettre en œuvre une carte précise et succincte de leur univers actuel mais la tâche se révélait presque impossible en sachant qu'Oneg et Nezarr voyaient la mort et la naissance de nouvelles galaxies tous les jours.

Tefral soupira un instant en barrant proprement une planète du nom d'Aimantiu. Une Emergence avait eu lieu la semaine dernière et il n'avait pas eu le temps d'actualiser la carte. Il observa un instant les détails de la planète et considéra l'étendue rose des fleurs qui peuplaient la planète. Jamiah lui avait dit que cette planète était entièrement plate, avec des fleurs qui se balançaient au grès du vent en secouant la plaine. Une cité particulièrement développée avait grandi au milieu des champs et le reflet des fleurs sur les temples donnait à la ville un reflet constamment rosé.

Le brun se détourna de la carte et reprit son crayon pour s'installer en face de l'immense vitre de sa chambre qui donnait sur l'intérieur de la Forge-Monde. La vitre renvoyait un décor vert strié de cercles d'or qui réconforta étrangement Tefral. Il aimait se balader hors de l'unité d'habitation pour visiter le reste de la Forge-Monde, découvrant les plantes grimpantes et les ponts suspendus. Il ne voyait personne lors de ces sorties et cela le soulageait étrangement. Comme Nezarr, il aimait particulièrement la solitude, surtout quand il dessinait.

Le bruit de sa porte qui s'ouvrait le fit soupirer mais il reconnut le petit pas qui entrait dans sa chambre et il sourit.

- Tefral ? Je peux venir dessiner avec toi ?

Tefral se tourna vers la petite Epona qui avait bien grandi depuis leur arrivée sur la Forge-Monde. La petite avait maintenant quatorze milliards d'années mais elle en paraissait seulement une dizaine, comme si sa croissance avait ralenti. Epona n'était pas la seule à subir ce phénomène. Tefral avait remarqué qu'ils grandissaient tous à vitesse réduite. Même Exitar, cet idiot à la petite cicatrice insupportable, qui était le plus vieux d'eux tous, aurait normalement dû ressembler à un jeune père de famille. Au lieu de cela, il ressemblait toujours à la personne arrogante qu'il était lors de son vingtième milliards d'années.

Pourtant, le changement était là. Tefral avait un regard d'artiste, il remarquait tous les détails ; une spécificité qu'il partageait avec Oneg. En repensant à la fille aux cheveux bleus, elle avait vieilli elle aussi. Pas de manière physique mais elle avait muri.

Oneg était plus responsable.

Nezarr avait son premier cheveux blanc.

Jemiah avait grandi.

Ziran avait pris des courbes.

Eson peignait maintenant ses ongles en noirs.

Exitar n'avait pas changé, ce crétin.

Ashema avait les yeux plus sombres.

Tiamut était moins joyeux qu'avant.

Et Epona...

Epona dessinait devant lui, dans le calme complet de l'unité d'habitation. Elle qui, pourtant, avait pris des années, n'avait pas du tout changé. Elle était toujours gaie, toujours espiègle, toujours à faire des bêtises. Dans un sens, cela rassurait Tefral – les événements de la Forge-Monde n'avaient pas d'impact sur l'enfance de la blonde – mais il se demandait fréquemment ce qui adviendrait de la petite fille une fois qu'ils ne seraient plus là auprès d'elle.

- Tu pourrais m'aider pour dessiner la courbe de la fleur ?

La petite voix d'Epona fit sortir Tefral de ses pensées. La blonde lui montrait une petite fleur blanche qu'elle essayait de dessiner sans y parvenir.

- Elle est déjà superbe, tu sais.

La petite eut un rictus déçu et Tefral ne put s'empêcher de sourire. Epona et lui étaient tous deux perfectionnistes quand il s'agissait des choses qui les tenaient à cœur. Il prit doucement le crayon des mains d'Epona et dessina une courbe plus régulière pour faire la tige de la fleur. La blonde lui sourit en le remerciant et reprit le coloriage de la fleur.

- Qu'est-ce que c'est comme fleur ? Je ne l'ai jamais vu.

- Jemiah dit que cela vient de la prochaine planète à émerger, répondit distraitement Epona, il me l'a rapporté avant qu'elle émerge pour que j'en garde un souvenir. Tu sais pourquoi on a plus le droit de revenir sur les planètes après leur Emergence ? J'adorais les fruits de Cenutia !

Tefral déporta son regard sur le dessin qu'il était en train de finir et sentit un filet de sueur lui dégouliner dans le dos. Ils avaient tous décidé de ne rien dire à Epona sur les Emergences. Tiamut avait dit qu'elle était trop jeune pour être avertie. Tefral n'était pas vraiment d'accord avec cette décision mais il ne voulait pas se fâcher avec son meilleur ami. Ils avaient tous besoin de rester unis, pas d'attiser des tensions.

- Tu sais que c'est la procédure, Epona, répondit en soupirant Tefral.

Il tâcha de reporter son regard sur le dessin qu'il était en train de compléter mais vit qu'Epona tentait de regarder le papier elle aussi. Il retourna brusquement sa feuille face contre le sol et braqua son regard sur la blonde qui tentait de l'amadouer avec un petit sourire.

- Cela ne marchera pas avec moi, Epona, dit doucement Tefral et la blonde retrouva son air boudeur.

- Ce n'est pas juste ! Avant tu étais gentil avec moi !

Tefral se figea et sourit tristement à Epona en rassemblant ses crayons de couleur.

- Il faut croire que je ne suis plus gentil alors !

Epona croisa les bras sur sa poitrine et pinça les lèvres. Le brun avait envie de dire à Epona d'être raisonnable mais il ne s'en sentait même pas le cœur.

- Tiamut et Ashema refusent de jouer avec moi. Oneg ne me montre plus les étoiles comme avant et Ziran pleure tous le temps.

- Tu as eu une fleur de Jemiah en cadeau, c'est déjà bien. Tu devrais te réjouir, dit Tefral en se levant et en glissant le dessin qu'il était en train de faire dans une pochette qu'il glissa sous son bras.

- Il n'a même pas voulu me la donner ! J'ai dû tout recopier toute seule !

- Nous sommes tous fatigués, Epona, répondit lâchement Tefral en se mordant l'intérieur de la joue, nous avons beaucoup de travail.

Tefral vit Epona papillonner des paupières et s'enfuir en courant en emportant son dessin. Le brun soupira un instant en voyant la petite fille pleurer. Il n'avait jamais voulu lui faire du mal. Mais l'idée de l'avertir que l'Emergence signifiait la mort de milliards d'êtres étaient au-dessus de ses forces.

Il sortit de sa chambre et dévala les marches de la tour vers l'atelier de Tiamut. L'atelier se trouvait au centre de la Forge-Monde, juste à côté de la source d'énergie qui permettait à l'immense vaisseau de protéger ses habitants.

La pièce était dans un tel état que Tefral se demandait à chaque fois si Tiamut n'y avait mis au moins une seule fois de l'ordre. Des papiers jonchaient les établis et des croquis parsemaient les murs derrière l'écran central. Les immenses murs verts et dorés de la Forge-Monde renvoyaient seulement la lueur nécessaire à la vision des machines présentes dans la pièce. Un souffle chaud balayait constamment la pièce, bien qu'aucune réelle forge ne soit allumée. Tefral entendit Tiamut soupirer bruyamment à l'arrière de l'atelier et il vit que le blond se tenait à côté d'un immense casque à huit trous, bien plus haut que lui.

- Je ne te dérange pas j'espère !

Tiamut bondit de surprise et Tefral eut un hoquet de rire en le voyant si effrayé. Son visage était drôle à lui seul. Les paupières froncées, la bouche entrouverte et les joues creuses, Tiamut était une caricature du visage effrayé. Le blond sembla se rendre compte que Tefral se fichait de lui puisqu'il ferma les poings et qu'une petite lueur de revanche s'alluma dans ses yeux.

Tiamut s'approcha de Tefral en beuglant et lui prit la tête sous son aisselle pour lui frotter durement la tête. Le dessinateur ne put même pas éviter le tacle de Tiamut que son crâne était déjà en feu.

- Ne. Me. Fais. Plus. Jamais. Peur. Comme. Ça !

- Pour revoir ta sale tête effrayée, je vais le faire tous les jours ! Rigola Tefral en s'échappant de la poigne de Tiamut et il se refugia de l'autre côté d'un établi.

Les deux jeunes garçons firent semblant de se courir après pendant quelques secondes avant que Tiamut ne laisse tomber pour revenir se poser près du casque qu'il était en train de confectionner.

- Grand prince, commenta Tefral en voyant le blond le laisser gagner.

- Dis plutôt que je n'ai pas voulu abimer tes dessins. Sinon j'aurais gagné, évidemment, répondit Tiamut en faisant semblant de se pavaner.

- Evidemment.

Tefral sortit ses dessins de sa pochette et les tendit à Tiamut. Le blond les prit avec une grimace et Tefral soupira. Les deux garçons regardèrent les croquis posés devant eux, montrant les immenses armures dessinées par Tefral pour les nouveaux Célestes.

- Je déteste faire ce que je fais, lâcha finalement le brun les yeux dans le vague.

Tiamut resta silencieux, se tournant juste vers l'immense casque qui trônait dans l'atelier. Les huit trous du casque les regardaient de leur regard mort, pas encore remplis par un occupant. Tefral vit les épaules de Tiamut se tendre sous sa chemise et il fut lui-même accablé par ce qu'ils étaient en train de faire.

- Je n'arrive plus à me lever le matin pour me dire que je fabrique les futurs corps d'êtres nés sur la tombe de milliards de personnes. C'est de plus en plus difficile.

- Ziran pleure à chaque fois qu'elle doit enclencher une Emergence, dit Tefral d'une voix éteinte.

- Ashema fait de plus en plus de cauchemars, répondit Tiamut et le brun leva les yeux pour rencontrer ceux du blond.

- Je ne savais pas que tu étais si attentif à Ashema.

- C'est la princesse de Kalos, répondit évasivement Tiamut et Tefral n'eut même pas le cœur de le charrier.

- Je vois que tu l'aimes bien.

- Exitar aussi, remarqua Tiamut en enfilant des gants ignifugés pour manipuler les pièces encore chaudes qui sortaient des machines de la Forge-Monde, et c'est lui qu'elle préfère.

Tefral lut une pointe de souffrance dans les yeux de Tiamut que le blond chassa en secouant la tête.

- Je suis désolé, dit Tefral après quelques secondes de silence.

- C'est comme ça, tu n'as pas à être désolé. Et Epona doit avoir quelqu'un pour s'occuper d'elle de toute façon. Cette gosse va me rendre fou à force de faire des bêtises.

- Ce n'est qu'une enfant, répondit Tefral en tapotant l'épaule du blond, tu es trop protecteur avec elle.

Tiamut trempa quelques pièces encore chaudes dans le refroidisseur et se tourna vers Tefral en le poussant de l'épaule.

- Il faut bien que quelqu'un fasse la police avec elle, sinon vous lui laissez tous faire ce qu'elle veut.

- Epona n'est pas comme ça. Elle est intelligente, ta sœur. Elle ne fera rien qui puisse nous nuire, même involontairement, tu le sais.

Le visage de Tiamut s'illuminait sporadiquement à la lueur des rayons dorés des murs, lui donnant l'air plus grave qu'il ne l'était en réalité. Tefral remarqua qu'une petite ride s'était développée sur le front du blond qui lui donnait l'air contrarié.

- Je crois que s'il lui arrivait quelque chose, je ne m'en remettrai pas, dit subitement Tiamut. Quand j'ai quitté Kalos, j'ai juré de la protéger, quoi qu'il en coûte.

Le brun regarda le doute illuminer Tiamut. Lui-même ne savait pas quoi penser de leur situation. Ils étaient piégés par Arishem. Condamnés à continuer à les Emergences, à tuer des milliards de vies pour propager la naissance des Célestes. Tefral avait tenté de se convaincre qu'au final, tout ce qu'ils faisaient était pour le bien de l'univers, mais il n'y était pas parvenu.

Créer, construire, protéger.

Ils poursuivaient la mission qui leur avait été alloués depuis la nuit des temps. Les parents de Tefral étaient si fiers quand il avait été appelé ce jour-là à la Lesché. Il revoyait encore leurs visages rayonnants et les larmes de joie de sa mère et de son grand-frère. Même son père qui avait toujours été distant avec lui, lui avait souri. Pourtant, même dans le vaisseau venant à la Forge-Monde, le Domo, il n'avait pu réussir à dissiper le doute qui lui tenaillait les entrailles.

C'était peut-être aussi pour cela qu'il était si méfiant avec tout le monde. Le surnom de Grognon donné par Oneg n'était pas dû au hasard, il en était conscient. Mais se tenir loin des autres empêchait la déception, la souffrance.

Tefral faisait donc comme les autres enfants de Kalos, il voulait par tous les moyens éviter de souffrir. Alors il continuait de faire ce pour quoi il avait été choisi par Arishem. Mais il se demandait tous les jours combien de temps cela durerait.

Combien de temps ils accepteraient tous de continuer à obéir à un être qui détruisait pour créer. 

Et voici le chapitre sur Tefral...qui introduit Tiamut ! 

En espérant que vous aimez toujours ce prequel et que vous comprenez l'intérêt qu'elle a sur les actes d'Epona dans Carnyx. 

En tout cas, si vous êtes là, c'est que vous venez probablement de Carnyx qui vient de dépasser les 3k, je saute de joie merci beaucoup ! 

a.k.a MadBloodd