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Wish You Were Here - Épilogue

1999 

- H A R R Y - 


« We're just two lost souls

Swimming in a fish bowl

Year after year

Running over the same old ground

And how we found

The same old fears

Wish you were here »

- Pink Floyd, Wish You Were Here. 




 Louis est parti il y a cinq mois, et le ciel de Kyoto n'a jamais été aussi gris.

Parfois, Harry a l'impression d'avoir rêvé de sa présence, d'avoir tout inventé. S'il n'y avait pas ce sweat Adidas vert, ne lui appartenant pas et abandonné sur la chaise de sa cuisine depuis la dernière fois que Louis y a déjeuné, il s'en persuaderait. Parfois, il attrape le vêtement et le respire. Il n'a plus l'odeur de Louis depuis un moment. Harry ne sait pas pourquoi il le laisse là, pourquoi il ne le met pas à la machine puis le range dans son armoire. Tous les matins, lorsqu'il entre dans la cuisine pour faire son thé et nourrir Mochi, le sweat est là, comme pour le narguer.

Cinq mois.

Si Louis était là, il l'attraperait et l'enfilerait, mettrait la capuche sur sa tête pour descendre à la supérette la plus proche acheter des gâteaux à la fraise. Mais si Louis était là, il n'y aurait pas que ce sweat qui traînerait dans son appartement. Il y aurait tout le reste. Son carnet griffonné sur le dessus, un caleçon dans la salle de bain, une paire de chaussures au milieu de l'entrée, l'énorme peluche Totoro dans un coin de sa chambre, des boîtes de céréales colorées dans ses placards.

Cinq mois.

De Louis, Harry n'a rien gardé. Il n'a qu'une carte postale, représentant la Tour Eiffel. Elle a été envoyé il y a quatre mois, trois semaines et deux jours. Harry n'a même plus besoin de la retourner pour la lire. Il a appris par coeur les quelques mots que Louis y a griffonné.

H,

Je suis bien arrivé en France.

Tu me manques déjà.

J'attends ton appel.

Louis.

Harry n'a jamais appelé. Et la carte postale sur le frigo commence à prendre la poussière. Cela fait maintenant,

Cinq mois.

*

*

*

Il est fatigué. Tout le temps. Ce n'est même pas à cause du travail, il se sent juste... Absent. De lui-même, du monde. Tout l'ennuie. Tout lui semble fade. Les sorties avec ses ami.e.s le divertissent à peine. Il s'endort devant les films à la télévision, il a dû mal à rester concentré sur la caisse enregistreuse. Il n'arrive plus à rire. Dans sa gorge, une boule d'angoisse englue tout le reste. Parler lui fait mal à la tête. Le soir, il lui arrive de fondre en larmes dans sa douche sans même savoir pourquoi.

Louis lui manque, évidemment. Il le sait. Vouloir le nier serait idiot... Il déteste se réveiller seul, sans avoir le bras de Louis enroulé autour de son ventre. Il déteste manger sans pouvoir l'observer se battre avec ses baguettes. Il déteste ranger le rayon bonbon dans le magasin, parce que tous les sachets colorés lui font penser à Louis, qui ne se déplaçait jamais sans des sucreries dans ses poches. Il déteste avoir envie de faire l'amour, et il déteste encore plus être incapable de se retenir de se toucher lorsqu'il est sous la douche, en pensant à Louis. Il déteste marcher dans Kyoto et se rendre compte que tous les lieux sont maintenant liés à un souvenir avec Louis. Il déteste déteste déteste avoir ce chagrin d'amour immense.

Mais ce qu'il déteste encore plus, c'est de se rendre compte qu'à présent, sa vie ne lui plaît plus. Avant que Louis ne bouleverse tout, il n'avait jamais réalisé à quel point elle était fade. Ou plutôt, si, il le savait mais... Il pensait que cela lui convenait. Il sait maintenant à quel point il se trompait. Le pire, c'est qu'il est le seul coupable. C'est lui qui a érigé autour de son esprit des murs immenses l'empêchant de voir le ciel. C'est lui qui s'est convaincu que cette vie minuscule, sans bruit, ne laissant pas place à l'imprévu, était tout ce dont il rêvait. C'est lui qui a tué le battement infime de son coeur. C'est lui qui a cessé d'espérer... Et il est si difficile de s'échapper de ses chaînes.

C'est au travail que cela lui arrive. Il est en train de ranger un rayon, et soudain, sa main s'arrête au-dessus du carton rempli de boîtes de mouchoir. Il réalise qu'il est incapable de faire un geste de plus. Incapable même de penser à rentrer normalement chez lui ce soir. Incapable de remonter encore la petite rue jusqu'à son immeuble. Il ressent la même chose que des années plus tôt, alors qu'il venait juste de sortir de l'hôpital psychiatrique, et que l'immensité du monde s'était mis à lui faire affreusement peur. La même sensation d'étouffement. Le même besoin, soudain et impérieux, de fuir.

Alors, comme un automate, il se lève. Haku fronce les sourcils en le voyant approcher de la caisse. Heureusement, il n'y a personne dans le konbini. C'est presque l'heure de la fermeture.

Harry ? Tout va bien ? Tu es très blanc.

Harry le dévisage un moment sans rien dire, et soudain, il retire sa casquette réglementaire et dit, d'un ton très calme :

— Je vais partir.

— Partir ?

Haku a l'air totalement perdu, la bouche entrouverte, et Harry répète, bien plus sûr de lui.

— Oui... Il faut que je parte. Un peu. De Kyoto. Il faut que j'aille ailleurs, que je... Que je respire. Je vais prendre le train. Tu... Tu pourras dire au patron que je quitte ce boulot ? Tu pourras aller nourrir Mochi tous les jours pour moi ?

— Q-Quoi ?

Cette fois, Haku écarquille les yeux, incrédule.

— Mais Harry... Tu ne peux pas tout plaquer comme ça. Tu ne peux pas quitter ton travail et juste, disparaître !

— Pourquoi pas ?

La question laisse le jeune homme sans voix, et Harry reprend, la voix un peu plus douce :

— Je l'ai déjà fait. Tout recommencer à zéro. Ça ne me gêne pas de le refaire. Encore et encore. Je voudrais juste que tu t'occupes de Mochi jusqu'à mon retour... S'il-te-plaît ?

Haku hésite puis finit par hocher lentement la tête, même s'il ne semble pas très convaincu.

D'accord... Si tu penses que c'est ce que tu dois faire.

Harry lui sourit. Un sourire un peu absent, très lointain. Et juste comme ça, il pousse la porte du konbini et disparaît dans la rue.

*

*

*

Les falaises de Tōjinbō sont immenses, balayées par les vents froids et les vagues grises de la mer Basaltique. Entre les roches poussent de rares mauvaises herbes. Un long chemin serpente pendant un kilomètre, mène jusqu'au bord du vide. Sur les petites lanternes accrochés à des poteaux de bois qui suivent les contours de la route, s'étale une mousse épaisse et humide. La mer ici a une odeur de vent froid, de brouillard, d'algues et de sel. Parfois, le soleil n'arrive pas à percer le ventre des nuages. La lumière reste alors blanche pendant des jours, et la pluie tombe sur les rizières alentours, créant des mares de boues dans lesquelles vont sauter les enfants des paysans qui travaillent le dos courbé, les mains striées des larmes de la terre.

Le village est triste. Sur la place, un konbini aux étagères presque vide est tenu par un vieil homme qui passe le plus clair de son temps assis devant sa vitrine, un journal sur les genoux. Il fume en saluant les passants. Ses dents sont jaunes de tabac. À gauche, une boutique défraîchie vend des articles de pêche et de plage. La gérante est une femme entre deux âges, dont le mari est mort un jour en mer, sans qu'on ne retrouve jamais son corps. Enfin, à droite, il y a la pension où Harry a loué une chambre. L'endroit n'est pas plus attirant. C'est une maison au toit bas, cernée par des fils électriques qui tombent dans le petit jardin. L'intérieur est vieillot, carrelage éclaté sur le sol et comptoir de bois sombre, à l'odeur de poussière. Au mur pend une petite lampe ronde, dont la lumière jaunâtre éclaire un calendrier datant de 1995. La photo représente le mont Fuji.

La pension est tenu par un couple de personnes âgées. Ils ne demandent rien à Harry lorsqu'il arrive, lui font seulement signer un épais registre qui contient des dizaines et des dizaines de noms, la plupart japonais. Derrière certains d'entre eux, une petite croix rouge. L'encre bave sur les bords. Ils conduisent Harry a sa chambre. Elle est minuscule. De la petite fenêtre, il aperçoit un morceau du jardin, et à l'horizon, le terrain de foot du village, avec ses buts branlants et son herbe rare, recouverte de terre. Trois adolescents sont en train de courir après un ballon. Harry aurait préféré voir la mer, mais il ne le dit pas.

Le soir, il descend dans la cuisine de la pension. Autour de la table, deux japonaises sont installées. Elles parlent lentement, une assiette de makis devant elles. Harry les salue poliment. Il s'assoit. La patronne vient lui apporter un bol de soupe miso. Ses voisines se taisent un instant, puis reprennent leur discussion. Harry n'écoute qu'à moitié. Il se demande si elles pensent qu'il ne comprend rien, qu'il n'est qu'un touriste parmi tant d'autres, ou si elles se fichent simplement de sa présence.

La soupe est bonne. Harry prend son temps pour manger, pioche ensuite dans le plat de makis. Ses voisines lui sourient. Un homme entre alors dans la cuisine, un japonais d'environ trente ans, très droit dans un costume gris anthracite. Il semble sortir d'un bureau d'entreprise. Harry lui laisse sa place et emporte seulement un mochi aux haricots rouges qu'il va manger dehors, assis sur la petite terrasse de bois. Une pluie fine et froide tombe sur le jardin, remuant une odeur de boue et de fleurs mouillées. Harry ferme les yeux. Il se sent transporté à Kyoto, près du onsen du ryokan de Louis. Les bruits sont les mêmes, le vent mêlé à la mélodie douce des gouttes qui roulent sur les marches de la terrasse, le chant lasse d'un crapaud, le ronronnement d'un avion dans le ciel. La seule différence vient peut-être du cri des singes, dans la forêt d'à côté, et du lent ressac des vagues contre les falaises, qu'il perçoit en se concentrant.

Il ne sursaute pas quand la baie vitrée s'ouvre derrière lui. Il tourne seulement un peu la tête, suffisamment pour voir le japonais en costume, adossé au mur de bois, en train d'allumer une cigarette. Son visage est coupé par la lumière diagonale et laiteuse de la lune. Ses yeux sont plongés dans une ombre épaisse. De ses pupilles semble dégouliner de l'encre noire.

Vous voulez fumer ?, il propose soudain, rompant le silence.

Harry secoue lentement la tête. Le jeune homme n'insiste pas. Son regard se perd sur le jardin, et Harry pense, il fait sans doute attention aux mêmes bruits que moi. Lui aussi sent sur son visage la minuscule piqûre des gouttes de pluie, lorsque le vent les porte jusqu'à nous. Lui aussi a dans son coeur la vague lente et mélancolique de la nuit.

C'est la deuxième fois que je viens ici.

Harry ne tourne pas la tête. Il écoute. La voix du japonais est agréable, chaude et un peu triste. Harry se sent proche de lui, d'une façon inexplicable.

La première, je suis reste deux jours. Je suis monté aux falaises. Je ne pensais pas qu'il y aurait autant de gens... C'était en pleine journée. J'ai observé les corps verticales, saisis par le vide, les visages sans sourires et les mains crispées. Je suis resté jusqu'à la tombée de la nuit, jusqu'à ce que les lanternes s'allument et se mettent à éclairer le bord des rochers. Alors, je me suis mis à avoir peur, de moi-même et des autres, de ceux qui étaient encore là, ombres silencieuses et fugitives, attendant le moindre écho de silence pour se jeter dans le vide. Je suis reparti par le premier bus. Ma petite-amie n'a jamais su où j'étais allé. Elle pense parfois que j'étais avec une autre fille, et je ne la détrompe pas.

Harry appuie ses paumes sur les marches humides. Il a froid. Et il a envie de pleurer, pour une douleur qui ne lui appartient pas. Il cherche le regard du japonais, constate que sa cigarette est presque terminé, et qu'il n'a pas changé de position. Alors, doucement, il demande :

Pourquoi êtes-vous revenu ?

Je ne sais pas. Je n'ai même pas la force de retourner aux falaises... Je crois juste que je vais rentrer demain. Mais j'aime l'air que l'on respire ici. J'aime le silence dans les yeux des gens. Nous devons tous être si forts, en permanence, si heureux et content de vivre, et ici, je crois que personne ne se ment. Nous savons tous que si nous errons sur le chemin menant au vide, c'est parce que nous sommes seuls et désespérément tristes.

Harry hoche lentement la tête. Après ça, le Japonais finit sa cigarette et lui souhaite une bonne soirée. Harry reste seul un long moment. La pluie s'infiltre jusque sous sa peau, et le fait trembloter.

*

*

*

À Tōjinbō, les gens viennent pour mourir. Les falaises escarpées attirent une trentaine de personnes tous les ans. Des Japonais, pour la plupart, venus de toute l'île. Ils se jettent dans le vide, dans le creux de la nuit. Jamais en plein jour, ce ne serait pas poli pour les autres, les vivants. Car à Tōjinbō, il y a aussi quelques touristes. Des familles venues observer l'horizon, venues visiter le petit port de pêche du village, ou venues se balader dans la grande forêt, rire en croisant les singes qui se jettent d'arbres en arbres, en jetant des cris perçants.

En hiver, Tōjinbō est assez calme. Quand Harry emprunte le chemin menant aux falaises, il est seul. La pluie a cessé de tomber depuis quelques heures, mais le froid est humide et la terre glissante sous ses pieds. Il passe devant quelques champs de rizières, déserts et silencieux. Il croise seulement un groupe de trois adolescents, allant manifestement vers le terrain de foot, un ballon sous le bras. Les garçons ne font pas attention à lui, leurs regards ne se croisent même pas.

Ce matin, au petit-déjeuner, le Japonais en costume n'était pas là. Harry n'a pas osé demander à la gérante si elle savait s'il était parti. Il a seulement fixé un moment sa place vide à la table du restaurant, en se demandant s'il allait revenir, bientôt. Et si cette fois il allait oser remonter jusqu'aux falaises.

Là-haut, Harry s'assoit sur un petit banc, qui surplombe l'immensité. La surface de la mer n'est pas lisse. Elle semble frissonner, traversée de vagues à la lame blanche et écumeuse. Pourtant, elle s'écrase sur les falaises avec une lenteur presque douce. Sa couleur est terne, d'un gris passé, uniforme. À l'horizon, il aperçoit la silhouette d'un petit bateau de pêche, poursuivi par des oiseaux affamés.

Harry se sent bien, dans cet endroit sans soleil, blanchi par le sel et le vent. Il a l'impression d'être arrivé au bout d'un monde, sur le front désertique et épuisée de la vie. Il ne peut pas imaginer les falaises en été, parcourues de petites fleurs aux pétales délicates, la mer calme et d'un bleu apaisé. Il lui semble que Tōjinbō n'existe que pour ça, pour être ce lieu silencieux où le temps ne passe plus, où tous les sentiments s'épuisent pour laisser place à un vide sans vertige.

Il reste longtemps ainsi, assis sur le banc, les paupières un peu plissées. Il suit le chemin du bateau de pêche, jusqu'à sentir ses doigts trembler de froid. Alors, seulement, il se lève. Son corps lui semble étrangement léger, petit morceau de rien livré à l'éternité. Il s'approche du vide, se penche un peu en avant. La mer en contrebas recouvre régulièrement une petite crique de galets blancs, puis repart en arrière. Elle laisse derrière elle des morceaux bruns d'algues gluantes, et de la mousse épaisse qui disparaît avant que la prochaine vague ne revienne. Harry pense, il serait si facile de céder une nouvelle fois. Il y pense jusqu'à ce que l'idée lui donne le tournis, jusqu'à ce que la crique lui semble bien trop proche. Jusqu'à ce qu'une angoisse horrible lui serre la poitrine.

Alors, seulement, il recule. Et, les yeux fixés sur l'horizon gris, sur le mélange sans limites du ciel et de la mer, il comprend que quelque chose en lui est sûrement définitivement guéri. L'idée de mourir s'est mise à lui faire peur.

*

*

*

Il redescend le chemin. Il doit être dix-neuf heures, quelque chose comme ça. À la moitié de la route, les petites lanternes s'illuminent. Il sourit, sans trop savoir pourquoi. Ses pieds sont trempés et ses cheveux aussi.

Sur la place du village, le konbini est encore ouvert. Harry s'approche. Il a envie d'acheter une boisson sucrée, en souvenir de Louis. Il pousse la porte du petit magasin, salue le vieil homme assis sur un tabouret dans un coin, son éternel morceau de cigarette coincé entre ses lèvres fines. Une barbe mal rasée lui barbouille les joues. À certains endroits, il n'a même plus de poils, et sa peau semble alors être celle d'un bébé fripé.

Vous êtes revenu.

Harry s'arrête et le fixe, sourcils un peu froncés.

Revenu ?

— Vous étiez aux falaises, non ? Je vous ai vu partir tout à l'heure.

— J'étais aux falaises, c'est vrai.

Le vieux hoche lentement la tête. Son regard est très clair, d'un bleu pâle, presque effacé.

Je savais que vous reviendrez, il commente simplement.

Pourquoi ?

— Ce n'est pas un jour pour mourir.

Harry jette un coup d'oeil vers l'extérieur, la nuit humide et froide, le frissonnement des quelques arbres au bord des maisons, le balancement triste des fils électriques au-dessus des toits.

Il y a des jours pour mourir ?

— Bien sûr. Si vous viviez dans cet endroit toute l'année, vous sauriez.

Harry hésite. Il n'a plus tellement envie d'aller acheter sa boisson. Il veut s'asseoir ici, près du vieux, et lui poser des questions. Alors, c'est ce qu'il fait. Doucement, il s'approche et s'appuie contre le comptoir où repose une énorme caisse enregistreuse, un peu rouillée sur les bords.

Comment faites-vous pour vivre ici sans devenir fou ?

Le vieux lui offre un sourire à moitié édenté.

Qui te dis que je ne le suis pas ?

— Je ne sais pas... Je n'en ai juste pas l'impression.

Il y a un petit silence puis le vieux tend sa main et la pose sur le poignet d'Harry. Ses doigts sont froids et secs, un peu décharnés. Malgré ça, le contact est étrangement agréable et humain.

Gamin... Qu'est-ce que tu fais là ?

— Je ne sais pas vraiment non plus.

Harry baisse les yeux. Il sent ses paupières se border de larmes. Et soudain, comme tout à l'heure au bord de la falaise, il se rend compte que ce n'est pas ce qu'il veut. Ce lieu triste, hanté par les vents et les âmes désespérées, le rend malheureux. Et il n'en peut plus.

Je ne sais pas... Sa voix se brise légèrement, et il étouffe un sanglot avant de continuer. Je crois que j'ai peur. J'ai passé tellement de temps à me persuader que je ne méritais rien, j'ai passé tellement de temps à entendre dans ma tête les voix de ceux qui m'ont rabaissé et détesté, que je ne sais plus comment faire pour me sortir de la nuit qui m'oppresse. Parfois j'entrevois une lueur, et l'instant d'après je la perds des yeux. Je pense... Je pense que je ne suis pas capable d'être heureux. Et pourtant, j'en ai envie. J'en ai vraiment, vraiment envie.

Le vieux lâche son poignet. Il s'appuie en arrière contre une étagère remplie de boîtes d'haricots rouges en conserve, et souffle un peu de tabac par le nez avant de commencer :

Petit. Je ne sais pas ce que tu as vécu. Je ne sais pas quelles blessures ont été infligées à ta peau, je ne connais rien de toi et peut-être que je me trompe. Je ne suis qu'un vieil homme qui rabâche sans arrêt les mêmes choses, je suis aigri et solitaire, je bois du saké avant de m'endormir, pour éviter de faire des cauchemars. Je peux même te dire une chose : je crois que la vie est la chose la plus terrifiante qui existe. Je comprends les gens qui viennent ici, et qui sautent en fermant les yeux... Je comprends et pourtant, s'il y a une chose dont je suis persuadé, c'est que j'aimerais pouvoir retenir le temps et ne jamais mourir. Je voudrais rester là infiniment, assis sur ce tabouret, dans ma supérette vide. Je voudrais pour toujours pouvoir observer les allées et venues des passants, je voudrais pour toujours sentir dans ma poitrine le battement lent de mon coeur. Je voudrais pour toujours entendre le bourdonnement des mouches, jusqu'à ce qu'elles soient prises dans une toile d'araignée. Je voudrais pour toujours pouvoir regarder la mer, la voir, à chaque instant de la journée, changer de couleur. Je voudrais pour toujours ressentir la caresse du vent sur mes bras, le picotement de la fatigue dans mes yeux, la lourdeur épaisse de ma langue dans ma bouche. Je suis vieux. Mes jours s'égrènent et ne reviendront plus. Un jour je disparaîtrai, et les gens m'oublieront vite. Tous les souvenirs que j'ai construit, tous les regards que j'ai croisé, les femmes que j'ai embrassé, cela ne restera pas. Je n'ai rien créé d'éternel. Je ne suis qu'un vieillard comme il y en a des centaines, des milliers d'autres, je n'ai pas beaucoup voyagé, je n'ai pas fait de choses miraculeuses, je ne suis pas un artiste, un héros, un modèle. Je suis très ordinaire. Mon existence se résume à peu de choses, et peut-être qu'elle n'est pas très enviable. Et pourtant, je chéris cette vie. Si je devais tout recommencer, je passerais par les mêmes chemins. Mais cette fois, j'ouvrirai grand mes yeux, mes mains, mon coeur, et je ferai en sorte de n'avoir jamais aucun regret. Je ferai en sorte de vivre en grand, de ressentir pour deux, de ne laisser au monde aucun répit. J'irai décrocher le soleil et la lune, j'irai boire l'eau de toutes les mers, j'irai danser dans le vent des tempêtes, je roulerai mon corps dans la terre des rizières. Je chercherai l'amour, je trouverai en moi la force de briller, je ferai de la musique la sève de mes veines. Et toi... Quel âge as-tu ? Vingt-ans ? Qu'est-ce que vingt-ans, à l'échelle d'une existence entière ? Tu as peut-être l'impression d'avoir perdu ta jeunesse, d'être rongé de l'intérieur, d'être plein de vides qui ne pourront jamais être remplis, d'être plein de peurs et de hontes et blessures béantes. Mais tout ça, gamin, tout ça c'est en toi. Pour toujours. Alors ne laisse pas ton passé t'abattre. Ne laisse pas la douleur se refermer sur toi. Allonges-toi dans l'herbe, va regarder le ciel, inspire l'odeur de l'herbe. Cela ne guérira sans doute pas la moitié des choses qui te brisent, mais cela te donnera peut-être la force d'affronter la lumière du soleil. Tu as vingt-ans. Tu as toute la vie devant toi pour grandir, aimer, souffrir encore et te relever. Et si jamais tu devais mourir demain, alors fais en sorte de n'avoir rien regretté de la vie que tu as mené. Fais en sorte, dorénavant, d'aimer chaque seconde, chaque minute, chaque heure que tu passes sur cette terre. Ce sera peut-être parfois difficile, mais je le te promets, il y aura aussi des moments magnifiques... Bien plus beaux que tout ce que tu imagines.

Sa voix s'épuise. Il ferme les paupières, les doigts entourant toujours le poignet d'Harry. Harry qui pleure sans bruit, les yeux pleins de larmes, un sourire tremblant sur les lèvres. Il fallait donc venir au bout du monde, sur des falaises grises hantées par le vent, pour entendre, dans la bouche d'un inconnu, les mots dont il avait besoin.

*

*

*

Il est minuit. Harry est assis dans le minuscule couloir de la pension, sous une petite lampe à la lumière faiblarde, qui ne cesse de grésiller. Il tient le téléphone dans sa main. La jointure de ses doigts est blanche tant il le serre. Il connaît le numéro de téléphone de Louis par coeur. Pourtant, il a posé devant lui le morceau de papier où le jeune homme le lui a inscrit, juste avant de partir. Quelle heure est-il en France ? Harry n'en a aucune idée.

Il replie ses jambes contre son torse, appuie sa joue contre son genou, puis compose lentement le numéro. Son coeur bat bien plus fort qu'il n'a jamais battu.

Il y a six sonneries.

Six sonneries qui résonnent dans le silence, lentes, presque à l'agonie. Harry pince les lèvres. Il se sent à nouveau sur le point de pleurer. Sa poitrine lui fait mal.

Il ne réalise pas tout de suite quand Louis décroche. Il entend seulement une sorte de cliquetis, et puis une respiration un peu épaisse. La voix de Louis lui semble si lointaine, si différente de son souvenir, qu'il pense s'être trompé de numéro.

— Oui, allô ?

Il ne dit rien. Il appuie si fort le téléphone contre son oreille qu'elle lui fait mal. À l'autre bout du fil, Louis se racle la gorge et répète, un peu plus distinctement :

— Allô ? Il y a quelqu'un ?

Alors, enfin, Harry reconnaît sa voix. Il ouvre la bouche, mais les mots restent coincés dans le fond de sa gorge. Il ne sait pas quoi dire. Il ne sait absolument pas quoi dire, et plusieurs secondes passent, jusqu'à ce que Louis dise doucement,

— Harry, est-ce que c'est toi ?

Une larme roule sur la joue d'Harry. Il ne l'arrête pas, mais ferme les yeux. Très fort. Il inspire par le nez, et dans l'écho du téléphone, il entend distinctement le souffle de Louis s'emballer un peu, avant qu'il ne murmure :

— H. S'il-te-plaît, dis quelque chose...

Harry renifle. Il ne pleure même pas vraiment. Il est juste... Rien ne sort. Son coeur bat trop vite. Il ne peut pas...

— Harry, répète Louis.

Sa voix est si douce, un peu rauque de sommeil. Il a dû le réveiller. Sûrement. Mais peu importe. Louis est là, il lui parle, et Harry se concentre seulement sur ça, sur sa voix si lointaine et si proche à la fois, petit morceau de lumière dans ce couloir aux murs sombres.

— Je ne vais pas raccrocher. Mais je crois que ce n'est pas à moi de parler en premier... Alors, je reste là. Je t'écoute. Et quand tu te sens prêt, dis-moi.

Harry hoche lentement la tête. Louis ne peut pas le voir, mais il est persuadé qu'il comprend.

Il se passe une minute. Puis deux. Peut-être cinq. Harry n'en a aucune idée. Il a seulement conscience de rester recroquevillé sur lui-même pendant un très très long moment, à écouter la respiration régulière de Louis. Il l'entend bouger un peu. Il y a un bruit étouffé, comme s'il se remettait dans sa couette. Et Harry sourit, en imaginant Louis la tête dans son oreiller, le téléphone appuyé sur la joue, les yeux rivés sur une fenêtre donnant sur Paris.

Et subitement, il réalise qu'il a retrouvé tout son calme. Son coeur bat normalement, ses doigts ont cessé de trembler. Les larmes sont sèches sur ses joues. Alors, il avale sa salive, et murmure, la voix un peu rauque :

— Je voudrais que tu viennes.

Louis ne répond pas. Harry attend quelques secondes, avant de répéter, un peu plus fermement :

— Je voudrais que tu viennes. Pas dans deux semaines, dans un mois ou dans trois jours. Je veux que tu viennes tout de suite. Que tu partes maintenant, que tu prennes le premier avion pour Osaka, puis le bus pour Tōjinbō. C'est là où je suis. À Tōjinbō. Je vais t'attendre. Je vais t'attendre, et quand tu seras là, je te prendrais dans mes bras, et je te dirais les mots que j'aurai dû te dire depuis si longtemps.

Il se tait. Il y a un long silence, et, pas certain de ce que cela peut bien vouloir signifier, Harry ajoute, d'une toute petite voix :

— S'il-te-plaît ?

Mais Louis ne répond toujours pas. Il ne le fera jamais. À la place, il raccroche.

Et Harry reste deux heures, le téléphone appuyé contre son coeur, à fixer le mur devant lui, le corps secoué de sanglots silencieux.

*

*

*

Il reste à Tōjinbō. Il marche, beaucoup. Tous les jours, il monte aux falaises et passe des heures à observer le ciel et la mer. Le soir, il descend au konbini et va s'asseoir près du vieux. Ils parlent tous les deux. Les mots sont faciles avec lui. Harry se met par terre, le dos appuyé contre la caisse. Le vieux fume un tabac à l'odeur épaisse. La boutique entière a une odeur de renfermé, d'humidité et de nourriture en bocaux. Harry s'y sent bien. C'est au vieux qu'il ose parler de Louis, en parler vraiment. Il murmure, la voix un peu étranglée :

— Je crois que j'ai perdu l'amour de ma vie.

Cela, il ne l'avait jamais dit que dans sa tête. Le prononcer à voix haute lui fait soudainement prendre conscience d'à quel point il pense ces mots, de toute son âme. Et il fond en larmes. Le vieux ne le touche pas. Il le laisse pleurer, jusqu'à ce qu'il n'ait plus de force, jusqu'à ce que ses yeux le brûlent. Et comme si les larmes avaient ouvert les portes aux mots, Harry, entre deux sanglots, se met à raconter à toute vitesse :

— Ce n'est même pas... Ce n'est même pas une façon de parler. Je sais que je suis, je suis jeune, mais, Louis, je ne pourrais jamais aimer quelqu'un comme je l'aime lui. Jamais. Et j'ai tout raté. Tout est fini et c'est de ma faute, parce que je suis effrayé, idiot, lent et, et... Pourquoi m'aurait-il attendu encore cinq mois ? Je pensais que nous pourrions nous retrouver n'importe quand, que notre Destin était d'être toujours réuni, mais c'est faux. C'est tellement faux.

Harry appuie ses paumes contre ses mains, comme pour sécher les larmes. Il n'y arrive pas.  Le vieux se racle la gorge, et murmure :

Le temps passe et la vie n'attend pas... Tu auras d'autres chagrins d'amour, gamin. Ton coeur se mettra à battre pour un autre visage. Et dans quelques années, tu te souviendras de Louis avec tendresse, comme de la première personne qui t'as appris ce que voulais dire le mot « aimer ». C'est ce qui est le plus beau, n'est-ce pas ?

Mais Harry ne répond pas. Le goût amer dans sa bouche ne peut pas s'effacer. Le vieux ne comprend pas. Personne, sans doute, ne le peut. Seul Louis le pourrait. Mais Louis n'est plus là.

*

*

*

Il est assis sur le banc dominant les falaises. Il est tard. La nuit est tombée, triste sur la mer lasse. Il vient ici tous les soirs depuis quatre jours. Il attend. Quoi ? Il n'en sait rien. Mais il est plus facile d'attendre ici, sous la lumière tremblotante des étoiles, que dans sa petite chambre de la pension. Il fait froid. Bientôt, il neigera sans doute, et les falaises seront plus blanches encore. Sur les vagues tomberont des flocons glacés. Il ne pense à rien. Ses doigts sont rougies par le froid, mais il n'a plus vraiment l'impression de sentir sa morsure. Il se sent vide. Bien plus qu'à Kyoto, bien plus, même, qu'à l'hôpital. Il y a une semaine, l'envie de vivre dans des éclats immenses de couleur venait de lui dévorer l'estomac. Il ne ressent plus rien de ça. Tout s'est effondré dans le silence de Louis. Et Harry sait que ce n'est pas sain. Louis ne devrait pas être sa seule raison d'exister... Il devrait se battre d'abord pour lui-même. Il devrait profiter de ce moment immense de solitude pour attraper les nuages qui obstruent son esprit et les presser entre ses doigts jusqu'à ce que toute l'eau s'en écoule et qu'ils ne soient plus que des petites traînées blanches et duveteuses dans le reflet de ses yeux. Mais il s'en sent incapable.

Il ferme les yeux. Dans sa poche, il sent le contour épais du livre. Il l'emmène avec lui, tous les jours, sans trop savoir pourquoi. Il n'a pas encore lu les derniers mots, la toute dernière page. Il a peur de le faire. Mais ce soir, il ose enfin le sortir et l'ouvrir. Il fait si sombre qu'il a dû mal à tracer les contours des lettres. Il pose ses doigts dessus, caresse doucement le grain du papier. Il n'y a pas beaucoup de phrases. Elles sont en italiques. Toutes petites, presque tremblotantes.

Elles sont écrites pour lui.

Elles l'attendaient.

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« Me voici, là où l'histoire doit prendre fin. Je n'ai plus rien à raconter. De nous, il n'existe plus rien d'autre que mes souvenirs. Et pourtant, je ne peux pas me résoudre à taper le mot FIN... Est-ce qu'il y en aura vraiment une ? Je crois que ce n'est plus possible. Après ma mort, après la tienne, ce livre survivra encore. Un jour, abimé par les griffes du temps, le dernier exemplaire partira en lambeaux. Il sera recouvert de poussière. Plus personne ne se rappellera des mots. Et pourtant, je suis persuadé qu'une chose survivra encore. Que cette chose pourra survivre à tout. Ce sera l'amour. Que ce soit une petite vague, un morceau de vent, un éclat de soleil, une poussière d'étoile, un pétale de rose, une note de musique... Quelque chose portera l'amour. Le nôtre. Celui que j'ai ressenti, que tu as ressenti, qui a uni nos corps et nos âmes pendant l'été 1993. Cela a existé. Et si le temps s'écoule, si la vie se poursuit, si de nouveaux soleils naissent, je te promets une chose,

Cela ne passera pas. »

*

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Le vent souffle autour d'Harry. Il referme le livre, très lentement. Sur ses jours roulent les dernières larmes qu'il n'a pas pu retenir. Le froid est piquant. Derrière lui, il entend depuis quelques secondes un bruit de pas. Est-ce une âme en peine, solitaire et désespérée ? Il ne se retourne pas. Il se contente de laisser tomber sa tête en arrière, doucement, contre le banc. Ses paupières sont closes. Le livre sur ses jambes est léger. Il pourrait partir dans une rafale. Harry ne le retiendrait pas.

Il sait que c'est lui, soudain. Il sent sa présence, derrière lui, partout. Fantôme que son imagination ne cesse de dessiner dans les reflets du vent. Il ne sourit pas lorsque ses mains se posent sur ses joues. Ses doigts sont gelés. Il frissonne à peine lorsqu'il sent son visage s'approcher, à l'envers. Leurs lèvres se frôlent, et soudain, la chaleur brute de leurs respirations lui fait ouvrir les yeux.

Et Harry réalise qu'il ne rêve pas. Louis est là, derrière le banc. Il n'invente rien. Ses yeux sont d'un bleu très sombre. Ses cils immenses et noirs. Il n'a pas changé. Au milieu de l'hiver et de la nuit glacée, sur une falaise silencieuse et hantée par les vents, il semble toujours auréolé d'une lumière qui n'appartient qu'à lui. Et Harry veut le tirer contre lui, enfouir son visage dans l'épaisse doudoune qu'il porte, et ne plus jamais le laisser repartir.

Alors, c'est ce qu'il fait.

Louis a un petit rire surpris quand Harry se lève, passe par-dessus le banc, et l'enlace. Mais très vite, ses mains s'accrochent à sa taille et son visage se retrouve dans son cou. Harry sent son souffle se déposer sur sa peau, et il pense, enfin.

Ils restent un long moment ainsi, blottis l'un contre l'autre. Une pluie fine se met à tomber. Harry l'ignore, jusqu'à ce que Louis se mette à frissonner un peu dans ses bras. Alors, seulement il recule et le regarde. Les yeux de Louis ne mentent jamais. Harry le sait. Ce soir, ils sont débordants de tendresse et d'espoir. Harry se penche. Lentement, il embrasse ses paupières. Le sommet de ses pommettes. Le bout de son nez, tout froid. Et enfin, ses lèvres. Louis se laisse faire. Il entrouvre la bouche, et Harry sourit en trouvant sur sa langue le goût de sa jeunesse. Le baiser est lent, profond. Aucun d'eux ne parle, leurs corps étroitement enlacés, leurs lèvres, disent pour eux tous les mots du monde.

Et quand Harry se recule pour pouvoir respirer, il ne se rappelle plus du goût de sa salive, ou de l'odeur de sa propre peau. Tout est Louis, et tout, enfin, est à sa place.

*

*

*

Ils sont seuls dans la cuisine de la pension. Harry a mis à réchauffer sur le feu un peu de soupe, et il a fait deux thés.

Ils ont descendus le chemin de la falaise en se tenant la main, ne courant pas malgré la pluie. En rentrant, ils ont été prendre une douche, chacun leur tour. Et maintenant, Louis meurt de faim, assis en tailleur sur une chaise, parcourant des yeux la décoration sommaire de la petite pièce. Les murs tapissés de petites fleurs vertes, le mobilier en bois, le vieux frigo blanc recouvert de photos de petits enfants, l'horloge arrêtée sur 12h46 depuis des années, la tâche de moisie sur le plafond bas. Harry le laisse observer tout cela. La première question ne le surprend pas.

— Pourquoi est-ce tu es parti de Kyoto pour venir ici ?

Ils n'ont presque pas parlé, en deux heures. Pourtant, Harry voit bien que Louis a beaucoup de choses à lui demander. Il touille doucement la soupe, et dit :

— J'étouffais. J'avais besoin de respirer.

Louis sourit un peu.

— Tu es toujours si dramatique.

— Dramatique ?

Harry éteint le feu, et verse un peu de soupe dans un bol, jetant un regard inquisiteur vers Louis.

— Oui. Dramatique. Tu te jettes dans un lac. Tu pars à l'autre bout du monde. Tu me laisses m'en aller loin de toi sans dire un mot. Et tu ne me rappelles qu'après cinq mois, alors que tu t'es encore enfui sur un coup de tête dans le coin le plus paumé du Japon.

Harry ouvre la bouche pour s'offusquer, avant de se mettre à rire. Un rire bref mais sincère. Il n'y a que Louis, pour se moquer aussi ouvertement — et gentiment — des moments les plus horribles de sa vie. Peut-être que Harry l'aime pour ça... Pour sa facilité à parler simplement de ce que les autres ne feraient que taire.

— Je ne suis pas dramatique, il finit par répondre, tout en déposant devant Louis le bol de soupe. Je suis juste idiot.

Louis hausse les épaules.

— J'aime bien ton côté idiot alors... Est-ce que ce sont des algues là-dedans ?

— Oui. C'est très bon.

Harry sourit. Il s'assoit face à Louis, et le regarde manger, amusé par sa petite grimace lorsqu'il met une algue dans sa bouche. Il a dû mal à réaliser qu'il est là, de retour près de lui. Qu'il a parcouru pour la deuxième fois des milliers de kilomètres, juste parce que Harry le lui a demandé. Peut-être qu'il est fou... Quelle personne saine d'esprit sauterait dans un avion pour retourner voir un garçon lui ayant presque demandé de partir, quelques mois plus tôt ? Il attrape un verre vide, le fait tourner pensivement entre ses doigts.

— Louis... Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas dit au téléphone que tu venais ? Pourquoi tu as raccroché ?

— Pour te faire la surprise.

Harry reste sans voix. Tous ces jours à penser que Louis ne l'aimait plus, ne voulait plus de lui dans sa vie, juste pour... ça ? Il se mordille la lèvre et soupire :

— Je hais les surprises.

Louis sourit. Ses yeux se plissent adorablement, et, bien sûr, Harry ne lui en veut pas.

— Je sais. Mais en réalité, ce n'est pas la seule raison... J'étais juste tellement surpris. Je ne savais pas quoi te dire au téléphone. C'était assez soudain, tous ces jours de silence, et soudain toi qui me demandait ça. J'avais envie d'être au plus vite près de toi. De ne plus jamais jamais perdre du temps comme nous l'avons trop souvent fait.

Harry hoche la tête. Il le regarde finir son bol de soupe, attraper une boîte de mochi aux haricots rouges. Tout lui semble irréel et infiniment familier à la fois. Est-ce qu'il rêve ? Est-ce qu'il se réveillera demain, seul sur son futon ? Il n'espère vraiment pas. Il risquerait de ne jamais s'en relever.

Mais quand Louis lui attrape la main par-dessus la table et lie doucement ses doigts aux siens, il n'y pense plus. Ce n'est pas un rêve. Louis est revenu. Et il ne va pas repartir. À moins que...

— Est-ce que tu vas repartir ?

Louis a un petit rire amusé, et il secoue la tête :

— Même si je le voulais, j'aurai un peu de mal. Je suis totalement ruiné.

— Comment ça ?

Anata, tu crois que je voyage jusqu'au Japon gratuitement ?

Harry rougit — autant pour le surnom que pour le reste.

— Je... Je n'avais pas pensé à ça. Je vais te le rembourser. Le billet.

— Ne t'inquiète pas, j'ai un peu de réserve. Je ne suis pas totalement sur la paille non plus... Et mon livre se vend encore. Même si mon éditeur m'a plus ou moins viré.

— Quoi ? Mais pourquoi ?

Louis prend un autre mochi dans la boîte, et hausse les épaules.

— Je ne veux plus écrire de romans.

— Je ne comprends pas... C'est ta passion, l'écriture.

— Je sais. Je n'ai pas dit que je n'allais plus écrire. Juste plus de romans... En fait, même si tu ne m'avais demandé de revenir, je pense que je l'aurais fait. J'aimerais beaucoup apprendre le métier de scénariste et travailler pour un studio d'animation japonais.

Harry écarquille légèrement les yeux :

— Je... C'est génial Louis ! Tu es sûr de toi ?

— Bien sûr. J'y ai beaucoup réfléchi. J'aime beaucoup ce pays en plus... Et je suis un peu accro aux mochis et à toutes les boissons sucrés qu'on trouve dans le coin, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué.

Harry rit un peu, avant de reprendre, la voix plus basse :

— Quand même... J'ai été égoïste, de te demander de venir aussi vite sans penser aux sommes que tu devrais dépenser pour ça.

Louis le coupe immédiatement, soudain très sérieux :

— Harry, arrête. J'aurais été jusqu'au bout du monde pour toi. Je te l'avais déjà dit.

— Oui... Mais je ne te croyais pas vraiment. Maintenant je sais que tu pensais tous les mots que tu m'as dit, depuis le début.

Il y a un petit silence. Ils se sourient. Et dans cette cuisine minuscule, au milieu de la lumière basse, des odeurs d'algues et de riz, du bourdonnement lent du chauffage marron accroché au mur, dans cette cuisine inconnue, au bout du monde, sur la pointe perdue d'une falaise du Japon, en pleine nuit, Harry murmure enfin :

— Je t'aime, Louis. Je t'aimais déjà sans te connaître. Je t'aimais toujours quand je n'y pensais plus. Je t'aime encore plus maintenant que le temps a passé. Et je pense que je t'aimerais toute ma vie. Même si un jour tu ne veux plus de moi.

— Et si ce jour n'arrivait jamais ?, répond Louis sur le même ton, les yeux dans les siens.

— Et si on y pensait pas ? Si on se contentait de profiter de chaque seconde que la vie nous accorde l'un à côté de l'autre, sans jamais imaginer la fin ?

— Est-ce que tu seras capable de faire ça ? De m'aimer les yeux fermés ?

— Je serais capable de ne plus jamais les ouvrir, tant que tu es là pour me tenir la main.

— Alors je ne la lâcherais jamais. Parce que moi aussi, je t'aime plus que tout au monde.

Et, les doigts liés au-dessus de la petite table, ils se penchent l'un vers l'autre. Harry sait que la bouche de Louis aura un goût de de sucre, de mochi et de thé. Il sait aussi que plus tard, dans la nuit, toute sa peau aura la couleur du soleil de l'été 1993. Certaines choses ne changent pas.

Avec un sourire, il s'avance encore un peu. Le souffle de Louis caresse sa joue. Leurs lèvres se trouvent d'elles-mêmes. Le monde se referme doucement sur eux. Et, comme au milieu de la chaleur épaisse du onsen, Harry se laisse envelopper par le vertige. Il ne pense plus à rien d'autre qu'à Louis, à sa bouche faite pour embrasser la sienne, à ses doigts si légers, à son odeur, à la douceur de ses cheveux et de ses joues, à la profondeur sublime de ses regards.

Il ne pense plus à rien d'autre qu'à ce garçon dont il est tombé amoureux au premier regard.

C'était il y a six ans, dans une forêt du sud de la France, près d'un lac à l'eau sombre... Il y a une éternité... Et si peu de temps à la fois... 


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