Speak to me - Chapitre 17
(tw: mention de violences//harcèlement scolaire)
1993
- L O U I S -
"Something whispers in my ear and says
That you are not alone
I am here with you
Though you're far away
I am here to stay"
- You are not alone, Michael Jackson
Ils sont allongés dans le noir. Dans la chambre de Louis, ils ont accroché la couette à une chaise et au rebord de la fenêtre, pour créer une cabane. Au sol, trois énormes coussins. Des tablettes de chocolat et des mangas. Une vieille peluche lapin, à l'oreille abimée et au ventre creux.
Ils sont allongés dans le noir, et les doigts de Harry s'éparpillent sur la peau de Louis, yeux immenses et tristes. Ils passent et repassent sur le contour de sa bouche, frôlent la douceur de ses cils épais, longent la forme indéfinie de sa mâchoire.
— Je suis désolé.
C'est Louis qui parle le premier. Depuis une heure, murés dans le silence, ils s'observent. Ils réapprennent à se faire confiance.
Harry est arrivé dans la nuit. Louis était réveillé. Depuis trois jours, depuis la grotte, il ne dort pas et reste terré chez lui. Sa mère croit qu'il est malade. Elle lui fait avaler de la soupe en brique. Il passe des heures dans son lit, à fixer le plafond en ne ressentant rien. Rien si ce n'est la colère sourde en pensant à Romain, à ses mots sales et à son dégoût. Rien si ce n'est le manque d'Harry, de son odeur de ses sourires et de sa peau. Rien si ce n'est une tristesse infinie, qui s'écoule en lui comme une vague blanche s'infiltrant dans les creux sombres du sable.
Harry a lancé une pierre sur sa fenêtre. Louis n'a pas mis longtemps à comprendre d'où venait le bruit. Il était assis par terre, le dos contre son radiateur, son carnet sur les genoux. Depuis trois jours, il essaye d'écrire mais les mots ne viennent pas.
Il s'est levé, a ouvert son volet, et Harry était en bas, dans le jardin. Alors, Louis est descendu lui ouvrir. Il s'est senti revivre.
Ils ne se sont pas parlés. Ils se comprennent sans mots, peut-être depuis le tout premier soir, le tout premier regard. Ils ont grimpés les escaliers de la chambre de Louis, sans faire de bruit pour ne pas réveiller ses parents, puis se sont enfermés. Pas de baisers, pas de caresses, rien, seulement l'urgence de construire un abri, de ne plus voir le monde.
Alors, la couette, les coussins, le doudou, les tablettes de chocolat, les mangas. Le tapis doux sous le ventre, et enfin, allongés l'un contre l'autre, immobiles dans un silence devenu tendre.
Et maintenant, ces mots, je suis désolé.
Harry ne répond pas. Louis lit dans ses yeux qu'il demande, pourquoi, et lui voudrait répondre, pour tout, mais à la place il dit :
— Pour t'avoir abandonné, dans la grotte. Pour être parti.
Harry hausse un peu les épaules. Il est vraiment beau, la joue appuyée contre l'épais oreiller, ses lèvres pleines et son air sérieux, un peu blessé. Louis veut lui offrir le monde entier.
— Je ne voulais plus voir Romain... Mais je n'aurais pas dû te laisser, il reprend.
Harry ouvre enfin la bouche. Ses doigts s'arrêtent de bouger, doucement appuyés contre le cou de Louis, au niveau de sa nuque.
— Ce n'est pas grave, Louis.
— Il ne t'as rien dit ?
Il y a un petit silence, comme si Harry hésitait, mais finalement il murmure,
— Non. Rien.
Alors Louis laisse couler.
Il ferme un instant les yeux. L'odeur d'Harry est partout autour d'eux, celle de son shampoing et du parfum qu'il utilise parfois. Celle de sa peau et de sa sueur. Une odeur qui fait des vagues en Louis, des vagues silencieuses et lentes, qui creusent en lui un sillon qui ne se refermera jamais.
— Louis ?
La voix d'Harry est grave dans le silence de leur petite cabane. Louis entrouvre à nouveau les paupières. Il a envie de dormir. Et aussi de parler jusqu'à l'aube. Ou de faire l'amour. Ou de se lover contre Harry, de poser son nez contre son cou, et de ne plus jamais bouger.
— Hm ?
— Est-ce que... Est-ce qu'on peut parler de ce que tu as dit à Romain ? À propos de toi le touchant ?
Doucement, Louis attrape la main de Harry toujours dans son cou et lie ses doigts aux siens. Il adore ses doigts. Ils sont longs et doux et ses ongles sont toujours brillants, comme s'il mettait ce vernis transparent que sa mère applique aux siens tous les lundis soirs. Harry le laisse faire. Louis regarde leurs mains entremêlées sur l'oreiller, puis il soupire :
— Je ne sais pas si je veux en parler.
— Tu n'es pas obligé.
— Je sais.
Ils se regardent pendant quelques secondes, puis Louis s'approche encore d'Harry, et pose sa tête près de la sienne sur le gros oreiller. Leurs fronts sont quasiment collés. Louis sent le souffle d'Harry contre ses lèvres, et leurs mains qui reposent entre leurs deux poitrines. Entre leurs deux coeurs.
Sa voix n'est qu'un murmure à peine perceptible lorsqu'il demande,
— Est-ce que ça te rend triste, de savoir que j'ai fait ça avec Romain ?
Louis sait que s'il n'y avait pas la cabane, s'il n'y avait pas ce silence, s'il n'y avait pas la nuit, Harry n'aurait pas répondu à une question comme ça. Mais à cet instant, le monde n'existe plus. Rien n'a d'importance, sinon leurs souffles qui se mélangent. Alors, Harry parle. Il n'a pas peur. Ses yeux sont immenses et ne mentent pas.
— Un peu. Mais surtout triste pour toi, parce que je crois que tu n'avais pas envie de faire ça. Et je m'imagine des tas de choses dans ma tête... Ça me fait peur, je crois.
— Peur ?
— Oui. Je ne sais pas pourquoi.
Louis hoche imperceptiblement la tête. Lentement, il porte à ses lèvres leurs mains entremêlés. Il embrasse leurs phalanges. Et contre elles, il murmure encore :
— Ça n'a pas compté, avec Romain. C'était une erreur. C'était avant toi et moi, avant ce qui se passe entre nous. Et je n'ai pas tellement envie de raconter... Il faut juste que tu saches que... Ça s'est passé. Et parfois ça me fait mal. Parfois ça me donne envie de pleurer.
— Est-ce qu'il t'as forcé ?
Les sourcils de Harry sont un peu froncés. Il y a un pli entre eux, un pli qui rend son visage encore plus sérieux.
— Non. Oui... Je ne sais plus. Je ne veux pas... Je ne veux pas me souvenir. Je ne veux pas que ce soit de sa faute ou de la mienne. C'est juste. Comme ça.
Il y a un nouveau silence puis Harry finit par acquiescer.
— D'accord.
Louis sourit un peu. Pendant un moment, ils ne disent plus rien. Ils se contentent de s'observer dans la semi-obscurité, et parfois Louis appuie ses lèvres sur le bout des doigts d'Harry. Il ne les embrasse pas vraiment, il se contente de les frôler. Il aime sentir la chaleur de sa peau. Il aime que ce soit tendre et lent et infiniment important et simple à la fois. Louis a seize ans, son corps est si souvent plein d'une fièvre impossible à éteindre, et pourtant près d'Harry il se sent comme une flamme sur le point de mourir, une flamme qui n'ose pas respirer par peur qu'un coup de vent ne l'éteigne définitivement.
Harry finit par bouger. Il se met sur le dos, laissant sa main à Louis. Il fixe le plafond bas de la cabane, l'épaisseur blanche de la couette. Ses mots sont un peu amers, mais Louis comprend.
— Je t'en veux un peu, de m'avoir laissé pendant trois jours. J'ai cru que tu me haïssais, que tu regrettais tout, et que tu ne voudrais plus jamais me voir. J'ai cru que tu pensais comme Romain, maintenant. Que tu me trouvais sale.
— Je ne penserais jamais ça, Harry.
— Alors pourquoi ?
Il tourne la tête, pour que leurs yeux se croisent à nouveau. Louis se sent mal, soudain. Il n'avait pas réalisé l'étendue de la détresse immense dans son regard. Il n'avait pas réalisé la profondeur du désastre. Et pour la première fois, il a un peu peur. Un peu peur de ne pas savoir comment réparer toutes les failles en Harry. Un peu peur de ne pas savoir comment s'y prendre avec lui, comment lui faire comprendre à quel point il compte, à quel point Louis le veut, plus que tout tout tout au monde.
— Je ne sais pas... J'était juste terrifié. Je ne voulais plus voir les autres, je ne voulais pas les entendre parler, je ne voulais pas croiser Romain. Alors j'ai été lâche et je me suis caché.
— T'avais pas le droit.
Cette fois, Louis ne comprend pas. Il lève un sourcil, lâche un peu les doigts d'Harry qui restent obstinément liés aux siens.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es celui qui es fort, depuis le début. Tu es celui qui me dit de ne pas avoir peur, de ne pas avoir honte, d'aimer sans baisser la tête.
Sa voix se craque un peu, et il ajoute, les yeux soudain baignés de larmes :
— Je peux pas y arriver sans toi, Louis. Je peux pas. Je peux plus.
Louis lâche sa main pour pouvoir se rapprocher encore de lui. Il s'appuie contre son flan, enroule ses bras autour de sa taille. Harry le serre, se love contre lui comme un enfant. Louis sent les sanglots qui soulèvent doucement sa poitrine. Il le sent appuyer son visage contre son cou. Ils sont emmêlés l'un dans l'autre. Louis pense, comme ça rien, rien ne peut nous séparer.
— Je ne veux pas que tu dépendes de moi comme ça, H, il finit par murmurer.
Harry ne répond pas. Louis sait qu'il ne dit rien parce qu'il a conscience qu'il a raison. Louis ferme les yeux. Le tissu du t-shirt d'Harry est un peu rugueux contre sa joue. Il voudrait sentir la peau lisse de sa poitrine à la place. Il voudrait pouvoir le respirer, et l'embrasser jusqu'au nombril, pour le faire se sentir mieux. Mais il sent confusément que ce n'est pas de ça dont Harry a besoin, ce soir.
— Raconte-moi, il reprend doucement. Raconte-moi ce qui t'es arrivé avant d'arriver ici. Raconte-moi pourquoi tu as si peur des autres du monde de tout.
Les sanglots de Harry redoublent. Louis a le cou trempé, mais il ne dit rien, il ne se décale pas. Il attend, patiemment, et ses doigts soulèvent un peu le t-shirt d'Harry pour pouvoir caresser sa hanche. Parfois, il bouge son visage juste pour pouvoir lui chuchoter des mots d'amour contre son oreille, et lentement, entre les mains enveloppantes de Louis, Harry s'apaise. Son nez et ses yeux sont rougis de larmes, et Louis repousse tendrement les mèches longues de ses cheveux, qui se collent à ses joues humides. Il embrasse sa peau irritée, le berce lentement, jusqu'à ce que son souffle redevienne régulier. Alors, seulement, les yeux un peu vides, Harry se met à parler. Et chaque mot lui fait mal. Et chaque mot le guérit.
*
*
*
Je ne dirais pas les noms, les lieux, les dates précises. Tout ça lui appartient. Je n'ai pas le droit de jeter dans ce livre l'histoire entière de son enfance. J'aurai l'impression de trahir sa confiance, de trahir l'arc confus de la cabane nous protégeant du reste du monde. Mais je veux dire l'essentiel, le mal qu'on lui a fait, les blessures infligées à sa peau et son coeur, la peur logée à tout jamais dans le lac vert de ses yeux.
Enfant, déjà, il se sent différent. Il ne peut pas mettre de mots dessus, mais il en a déjà conscience. Enfant, déjà, il n'est pas comme les autres. Silencieux, regards immenses, mains prudentes. Je l'imagine poupée de cire à l'allure un peu brisée, gamin timide aux joues rondes et aux pas maladroits.
Ses parents se détestent. Quel âge a t-il ? Treize ans. Peut-être quatorze. Quand il rentre du collège, la peur s'accroche à son ventre. Elle est l'araignée prise dans les fils de la toile de son corps. Il déteste les cris qui résonnent dans l'appartement. Il déteste l'haleine avinée de son père, ses yeux injectés de sang et de haine. Il déteste ses grandes mains d'hommes qui à l'usine resserrent des boulons. Il déteste voir sous ses ongles le cambouis et la crasse. Il déteste l'entendre balancer les chaises et les assiettes et il déteste les claques qui forment sur les joues de sa mère de grandes plaques rouges. Il se cache. Il a honte, il a peur, il voudrait intervenir mais il n'ose pas. Il ne sort de sa chambre que quand la tempête est passée, et que sa mère, terrée dans les toilettes, pleure sans pouvoir s'arrêter. Quand il vient vers elle, tremblant et sanglotant lui aussi, elle le repousse tout le temps. Il ne lui en veut pas. Il n'en veut qu'à son père. Son père assis à la table du salon, une bière entre les mains, le regard vide et la mâchoire serrée. Il passe devant lui sans un mot, la tête basse. Il regagne sa chambre et s'enferme dans le silence.
Il aime le silence. Parfois, la nuit, quand les bruits de la route s'apaisent et qu'il n'entend que le souffle irrégulier de ses parents dans la chambre d'à côté, il espère que le soleil en se levant fasse fondre tous les sons. Il voudrait évoluer dans une nappe perpétuelle de brouillard, dans un univers d'ombres douces. Il voudrait qu'il n'y ait plus jamais de cris et de larmes. Il voudrait vivre seul, dans un lieu où il ne connaîtrait personne capable de lui faire du mal, personne capable de ronger son coeur jusqu'à l'empêcher de battre correctement.
C'est à cette époque que les autres, au collège, se rendent compte qu'il est différent. L'histoire est banale, alors. Mille fois répétée. Il sait qu'il n'est pas le premier et qu'il ne sera pas le dernier à subir en silence la haine méchante des adolescents. Il ne dit jamais rien. Entre ces mots, je crois deviner qu'il avait l'impression de mériter ça. Quand un élève le plaque contre un mur et lui crache au visage, il pense à sa mère qui subit les coups sans plier. Quand les plus grands de sa classe le traînent jusqu'aux toilettes et lui foutent la tête dans l'eau sale, il retient sa respiration et ses larmes. Quand on lui vole son repas et qu'on renverse son verre d'eau sur le sol de la cantine, quand tout le monde rit en le regardant nettoyer sous le regard noir des surveillants qui ne s'aperçoivent jamais de rien, il serre les dents et ne hurle pas. Il se fait silence, ombre de passage, pantin désarticulé de vie. Le mépris et la haine ne l'atteignent pas. Ou seulement lorsqu'il est dans sa chambre, seulement quand la nuit éclipse la lumière acide du jour, seulement quand il serre dans ses bras son doudou et qu'il se sent ridiculement minuscule.
Il entre au lycée. Il demande à aller à l'internat. Là-bas, il a une chambre minuscule qui ne sent pas la lessive que sa mère utilise. Mais là-bas, il n'entend plus les cris de peur et les cris de haine. Là-bas, il ne risque plus de croiser le regard blessé de sa mère, il ne risque plus d'avoir envie de vomir en entrevoyant sur ses cuisses des lignes de bleus. Il a honte d'avoir fui. Il a honte et il ne veut pas revenir en arrière. Rentrer le dimanche est suffisamment difficile. Il déteste la façon dont son père le jauge, comme s'il se rendait compte que quelque chose en lui avait changé.
Parce qu'il est amoureux. Ou du moins, il pense l'être.
C'est un garçon de sa classe, un peu plus grand que lui, plus beau, aussi. Il rêve beaucoup de lui. Il se sent mal à l'idée de le faire, et il ne peut pas s'en empêcher à la fois. Le garçon a de jolies mains. Il fait du basket. Parfois, il va au gymnase pour le regarder jouer. Parfois, le garçon croise son regard et lui sourit.
Je ne sais pas vraiment comment ils se rapprochent. Le récit est confus, entrecoupé de silences qu'il ne sait pas comment briser. Les mots lui viennent de plus en plus difficilement.
Ils se retrouvent parfois dans les toilettes. Le garçon l'embrasse. C'est agréable et rugueux, lui ne sait pas trop comment s'y prendre. Le plus souvent, il se laisse faire. Il aime bien l'idée d'être le secret de quelqu'un. Il aime bien la façon dont le garçon reste le plus souvent silencieux, lui parle avec ses yeux. Il aime bien que tout se passe sans heurts, sans discussions gênantes. Il aime bien juste ça, les baisers dans le secret des toilettes.
Mais le garçon veut plus. Et lui ne sait pas s'il veut. Il a peur, un peu. Il a peur que des mains sur sa peau laissent le même genre de marques que sur celle de sa mère. Et comme il a peur, il accepte.
Ils vont chez lui. Le garçon dit que c'est plus pratique, que c'est plus proche de l'internat. Lui habite à la campagne. Il faudrait prendre le bus.
Dans son appartement, personne n'est là. Ils vont directement dans sa chambre. Le garçon touche à tout, rit en voyant son doudou. Lui n'aime pas ça. Il le lui reprend des mains, se sent mal soudain. Il voudrait reculer, dire non, repars, vas t-en. Il sent monter en lui la terreur. Mais le garçon l'attire dans son sillage, dans son odeur entêtante, dans ses sourires comme des lames enduites de miel. Il ne peut rien faire. Il ne se déshabille pas. Il se met seulement à genoux. Il en a envie, vraiment envie, il veut faire ça pour lui. Il a déjà touché son sexe, par-dessus son jogging. Il s'est déjà un peu frotté contre lui dans les toilettes. Il ne l'a jamais vu pour de vrai. Il n'a jamais touché la peau. Cette fois, il le fait. Le garçon dit, je savais que tu avais une bouche faite pour ça, et il ne sait pas si le compliment l'excite ou lui fait peur, il ne sait pas s'il devrait le mordre jusqu'à le faire saigner ou s'il doit continuer à enrouler doucement sa langue autour de lui. Il ne sait pas s'il veut lui faire mal ou l'aimer plus fort.
Et puis, tout s'arrête, parce que derrière lui, soudain, la porte s'ouvre. Il n'a pas besoin de se retourner pour savoir qui est entré. Il ferme les yeux. Il se laisse attraper.
Il n'entend même pas les cris. Il se retranche si loin dans son esprit, que le monde extérieur se contente de bourdonner dans ses oreilles. Il n'ouvre jamais les yeux. Son corps est mou, il ne gémit même pas quand son arcade s'ouvre, quand le sang coule épais jusqu'à sa bouche. Il est roulé en boule sur le tapis. Il ne perçoit pas la cavalcade derrière lui, sa mère qui s'interpose. Il ne se sent même pas vomir. Il a seulement l'impression confuse que son esprit est séparé de son corps, que le silence auquel il aspirait tant est en train de l'envahir tout entier. Il a seulement l'impression que jamais il ne reviendra totalement à la vie, qu'il restera dans cet état comateux pour toujours.
Il ne voit pas la police venir chercher son père. Il ne sait pas qui a appelé. Des voisins, sa mère, le garçon ? Il n'en a aucune idée. Il ne voit rien. Il est seulement recroquevillé sur lui-même, le nez dans la douceur poussiéreuse du tapis, et au fond de ses yeux vitreux, la peur s'installe et prend toute la place. La peur gagne.
*
*
*
Ils restent silencieux longtemps, après le récit d'Harry. Les larmes sont sèches sur ses joues. Son regard est perdu, très loin, inaccessible. Louis ne cherche pas à le faire revenir. Il se contente de rester contre lui, et de le serrer fort. Il a tellement de questions sur les lèvres, mais il les retient toutes. Il ne veut pas forcer Harry à parler.
Il se sent inutile. Alors, c'est ça qu'il murmure, les lèvres appuyées contre le cou du jeune homme,
— Je me sens tellement inutile.
Harry met quelques secondes à réagir. Sa voix est plus rauque que d'habitude. Il passe une main dans les cheveux de Louis, et il demande,
— Pourquoi ?
— Parce que tu as vécu des choses horribles et je voudrais pouvoir t'aider mais je ne sais pas comment faire.
Alors, doucement, Harry se met sur le flan. Il attrape le menton de Louis entre ses doigts. Son regard n'est plus si vide. Il sourit un peu. Un sourire brisé et triste, mais un sourire quand même.
— Louis... Jamais personne ne m'a rendu heureux comme tu le fais.
— Mais est-ce que c'est suffisant ?
Harry se mordille la lèvre. Ses doigts sont doux sur la peau de Louis.
— Je ne sais pas... Je crois juste que pour le moment, ça l'est. C'est de ça dont j'avais besoin.
— Et après ?
— Après ?
— Quand nous serons loin l'un de l'autre.
Un petit silence passe puis Harry avoue,
— Je ne sais pas.
Louis ne lâche pas son regard. Il voudrait lui dire, Moi je sais. Je sais que je vais continuer à penser à toi. À vouloir te rendre heureux. À vouloir te serrer dans mes bras. Je le sais parce que je suis juste, terriblement amoureux de toi. Et peut-être que tout ça, Harry le comprend. Peut-être qu'il le lit dans l'océan immense de ses yeux. Parce qu'avant que Louis puisse ouvrir la bouche, il pose doucement un doigt sur ses lèvres et il murmure,
— Je t'en supplie, ne dis rien. Ne dis pas ça.
Louis hoche lentement la tête. Il a mal au coeur mais ce n'est pas grave, il sait que ce n'est pas comme ça que ça marche dans la vraie vie, que s'il était le héros d'un roman, alors Harry aurait écouté ses mots et qu'il aurait pleuré en disant, Moi aussi, moi aussi je t'aime tellement, et tout aurait été tellement tellement plus beau, tellement tellement plus simple. Mais Harry est réel, Harry existe respire sous ses doigts, et Harry a cette personnalité infiniment complexe que Louis a encore dû mal à comprendre.
— Est-ce qu'un jour, je pourrais le dire ?
Harry sourit. Il se penche un peu. Ses lèvres frôlent celles de Louis. Il a un goût de chocolat, un goût sucré qui est celui de l'enfance.
— Tu pourras. Si tu me jures de me laisser te le dire en premier.
Alors, dans le secret de leur cabane, ils lient leurs doigts, et Louis promet.
Et en le promettant, il murmure,
— J'attendrais. Je te jure que je le ferais, même si ça prend des années. Même si je dois faire le tour du monde pour toi.
— Tu crois que je vaux ça ?
— Tu vaux bien plus que ça.
*
*
*
Je crois qu'il a toujours cru, au fond de lui, que je ne pensais pas vraiment les mots que j'avais dit. Je crois qu'il s'est toujours dit, il n'a que seize ans, et à seize ans, les promesses ne valent rien.
Peut-être est-ce ça, notre drame personnel ? S'être aimé et compris comme jamais personne avant ne l'avait fait, et s'être perdu si facilement à la fois. N'avoir pas su lire dans les yeux de l'autre, à quel point tout cela comptait pour de vrai. Avoir cru, injustement, que le temps effacerait notre lien, que rien ne subsisterait à la séparation.
Je ne sais pas s'il pense encore à moi, parfois. Je ne sais pas s'il y pense comme je le fais, en réalisant que quelque part, ce soir-là, nous nous étions trompés. Pour moi, il n'y a jamais eu d' « après ». Il n'y a qu'un toujours.
Et si tu lis ces mots, H, alors je te le jure,
Je t'attends. Je n'ai jamais cessé.
*
*
*
C'est le lendemain. Louis sort enfin de chez lui. Il va au lac. Il est tout seul sur le chemin de la forêt, son skate sous le bras. Il fait chaud, la chaleur un peu moite d'août qui se termine. Dans une semaine, les vacances seront finies. Louis se sent triste.
Il n'est pas surpris en apercevant Romain assis sur une souche d'arbre. Lui aussi, est seul. Il fume, les yeux rivés sur l'eau plate et sombre.
Louis s'approche. Il se sent très calme, sûr de lui. Cette nuit, dans la cabane improvisée, après leurs longues confidences, il a fait l'amour à Harry. L'aube était en train de naître dans le jardin. Louis aurait voulu emmener Harry dans l'herbe, recouvrir son corps de gouttes de rosée. À la place, il l'a embrassé entre l'épaisseur moelleuse des coussins. Il l'a embrassé longtemps, puis les cuisses d'Harry étaient autour de ses hanches, portant l'empreintes invisibles de ses doigts, et l'instant d'après Louis était en lui. Ils n'avaient pas prévu de faire ça. Quand Louis y pensait, avant, l'idée lui faisait peur. Et cette nuit... Cette nuit, ça semblait juste. Le corps pliant et arqué de Harry. La rougeur étendue à sa poitrine. Ses gémissements plaintifs. Le noir immense de ses pupilles. Louis n'avait jamais imaginé ce que cela lui ferait d'être en Harry. C'est peut-être parce qu'il ne l'avait jamais imaginé qu'il s'est mis à pleurer, incapable de bouger.
En marchant vers Romain, il repense au corps moite d'Harry contre le sien, il repense à leurs bouches soupirant l'une contre l'autre, il repense à leurs mains liées, à leurs hanches bougeant lentement, si lentement. Il repense au plaisir immense et à la chaleur et aux mains de Harry crispées contre ses fesses, comme s'il voulait que plus jamais Louis ne se retire.
Il repense à ça et il se sent invincible.
— Salut.
Romain se retourne. Il n'a pas l'air surpris. Son regard est fatigué mais il sourit à Louis et lui tend sa cigarette. Louis l'accepte. Il s'assoit près de lui, sur la souche. Pendant un long moment, ils regardent tous les deux le lac. La forêt est calme, parcourue du bruit rassurant des oiseaux et de celui du vent dans les feuilles des grands arbres.
— Je suis désolé.
Louis sourit un peu. Il a dit la même chose à Harry, hier soir.
— Vraiment ?
— Ouais... T'es mon meilleur pote, j'aurais pas dû te parler comme ça.
— Je ne sais pas si je veux encore être ton meilleur pote.
Romain lui jette un regard un peu blessé. Il semble être sur le point de dire quelque chose, mais finalement, il ferme la bouche et hausse les épaules.
— Ok. Je suppose que je comprends.
Louis se remet à fumer en silence. Il ne se sent pas très bien, soudainement. Il a l'impression de rater quelque chose... Il a l'impression que tout est trop facile, les excuses de Romain, sa façon de se tenir tranquillement assis à côté de lui, comme avant. Mais peut-être qu'il invente. Peut-être qu'il devient parano.
— J'aimerais bien que tu viennes à la soirée chez Agathe, reprend soudain Romain.
La soirée chez Agathe... Louis avait oublié ça. La jeune fille fait toujours une soirée, à la fin de l'été. Elle habite une grande maison à la lisière de la forêt, et son jardin immense leur permet de faire un feu de camp. Et puis, ses parents gagnent suffisamment de fric pour pouvoir payer la bouffe pour tout le monde. Mais... Mais Louis ne sait pas du tout s'il a envie d'y aller. Il se sent si loin de tout ça, à présent. Si loin des fêtes et des rires idiots et des soirées à se bourrer la gueule juste pour se sentir planer. Ce qui le fait planer, maintenant, c'est le goût de la peau d'Harry après l'amour.
— J'sais pas, il finit par répondre.
Comme si Romain comprenait la raison de sa réticence, il ajoute,
— Harry peut venir aussi.
Louis lève un sourcil.
— Vraiment ? Et tu ne passeras pas la soirée à nous regarder d'un air dégoûté ?
Romain renifle. Il se gratte le genou, puis finit par marmonner,
— Non. Je ne ferais pas ça.
— Je vais y réfléchir alors.
Louis lui rend sa cigarette. Elle est presque terminée, mais Romain le remercie. Et en quittant la forêt, quelques minutes plus tard, Louis se sent léger. La petite angoisse qui l'avait étreint tout à l'heure est très loin dans son esprit. Il n'a qu'une envie, rejoindre Harry et lui parler de la soirée, lui dire à quel point il a envie de danser avec lui autour du feu de camp, puis de l'emmener derrière le couvert des arbres, quand tout le monde sera trop bourré pour faire attention à eux, et de l'embrasser-là, au-dessus des étoiles.
Il ne sait pas qu'il n'en aura jamais le temps.
_________
NOTES :
Yoo.
Je redoutais un peu d'écrire ce chapitre, à cause du passage sur le passé d'Harry... :( Je ne savais pas trop comment le rendre, si je continuais le dialogue ou pas et puis je me suis dit que le mieux c'était de revenir au livre de Louis. Donc voilà, si jamais vous n'aviez pas compris la dernière fois, les longs passages en italique sont issus du livre qu'a écrit Louis. :)
J'espère que ça vous a plu... J'imagine que vous vous doutez que le prochain chapitre 1993 ne sera pas hyper joyeux. </3
Bon sinon, je pars en vacances lundi pendant deux semaines ! Je me suis avancée donc vendredi prochain il y aura bien un chapitre mais le 26 il n'y en aura pas. :( Désolée pour ça !!!
Sinon je vous remercie encore infinimeeeeent pour vos retours, que ce soit ici, en messages privés ou sur le #. La fiction a maintenant plus de 10k vues, c'est super cool. ♡ Je suis contente que cette histoire vous plaise autant que j'aime l'écrire.
À vendredi pour un retour en 1999,
#CAPfic ♡
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro