Childhood's End - Prologue
Si cet été — l'été 1993 — devait avoir une couleur, Louis dirait sûrement : le vert.
Le vert sec, presque jaune, des feuilles des arbres. Un vert desséché par la canicule. Un vert assoiffé. Un vert brûlé de soleil. Le vert de la forêt, une forêt minuscule, celle du village.
La forêt où tous les gamins se rejoignaient, à onze heures du matin, les genoux écorchés, les joues parsemées de tâches de rousseur, des biscuits pleins les poches, des fringues à moitié déchirées. Les gamins ne s'aventuraient jamais très loin. Ils restaient aux abords, à construire des cabanes, à escalader les arbres. Les mères disaient « il va y avoir un drame, un jour ». Il n'y en avait pas. Ils avaient entre cinq et douze ans, les yeux fiévreux, l'envie, déjà, d'être comme les grands. D'aller plus loin dans la forêt. De traverser les ronces. De courir jusqu'au lac.
Louis y allait, lui, au lac. Il avait seize ans. Il faisait déjà partie de ceux à qui l'on ne dit plus rien. Sa mère le regardait partir, lui grommelait de revenir pour le repas du midi. Louis ne rentrerait que le soir, lorsque la nuit serait déjà bien installée, et elle le savait. Sans doute était-ce pour la forme, qu'elle continuait de le sermonner. Ou peut-être parce qu'elle regrettait son petit garçon, celui qui lui disait pardon, qui pleurait en revenant le coude ensanglanté, et qui réclamait un pansement Bob l'éponge. Louis n'était plus comme ça depuis longtemps. Il sortait le ventre vide, grimpait sur sa planche, roulait jusqu'à l'orée du bois, son casque sur les oreilles. Il avait découvert Pink Floyd quelques mois auparavant. Wish You Were Here coulait jusque dans ses veines. Romain l'attendait toujours, avec son air blasé, ses cernes sous les yeux. Il portait le même short depuis quinze jours, et un t-shirt trop large, troué sous une aisselle. Sac à dos sur les épaules, ils se tapaient dans la main avec un air entendu. Louis glissait sa planche sous son bras, casque autour du cou. Ils ne regardaient pas les gosses, en passant. Le rideau de ronces leur arrachait les mains. Ils ne disaient rien. Romain ne parlait jamais beaucoup. C'était son meilleur ami, sûrement pour ça, et pour d'autres raisons. Quand ils arrivaient au bord du lac, il n'y avait personne. Les autres arrivaient après, par petits groupes. Louis aimait bien ce moment seul avec Romain. Ils s'asseyaient sur l'herbe sèche, enlevaient leurs t-shirts. Romain sortait de son sac à dos de quoi fumer un peu, et ils regardaient le lac, perdus dans leurs pensées. Parfois, Romain lui parlait de ce jeu qu'il essayait de coder, et qui lui faisait faire des nuits blanches, qui l'obsédait. Louis n'y comprenait pas grand chose. Il se contentait d'hocher la tête. Lui n'avait rien d'intéressant à raconter. Ses journées, c'était ici, au bord du lac, à fumer et boire des mauvaises bières, avec les autres. La nuit... La nuit, il n'avait pas envie d'en parler. La nuit restait son secret, des heures blanches assis au bord de sa fenêtre, un bouquin sur les genoux, une cigarette entre les doigts. Des heures, le front appuyé contre la vitre froide, les yeux rivés vers les rues silencieuses et vides, à écouter de la musique, à écrire des mauvais poèmes. Romain ne comprendrait pas ça. La mélancolie. L'insomnie. La beauté des étoiles.
Louis s'endormait, souvent. Les bras croisés derrière sa tête. Quand il rouvrait les yeux, ce qu'il voyait en premier, toujours, c'était ce vert des feuilles des arbres, et puis le bleu immense et profond du ciel. Il y avait les rires des autres, et il se redressait. Sur ses coudes était dessinée la marque des petites branches qui s'étaient incrustées dans sa peau pendant qu'il somnolait. Romain était assis à quelques mètres, partageant une bière avec la fille qu'il voulait embrasser depuis une semaine. Louis se mettait en tailleur, attrapait son t-shirt pour éponger sa peau moite, et cherchait Agathe du regard.
Le vert, là encore. Le vert du maillot de bain de la jeune fille. Elle portait toujours le même. Un deux pièces à la couleur immonde, agressive, de mauvais goût. C'est peut-être pour ça que Louis l'avait remarqué. Agathe était jolie. Elle riait toujours plus fort que les autres, en jetant un peu sa tête en arrière. Sa langue se coinçait entre ses dents lorsqu'elle souriait. Sous son nombril s'étalait un fin duvet de poils blonds. Derrière son dos, juste sous la nuque, elle avait un tatouage en forme de fleur. Elle ramenait toujours de l'herbe, volée dans la réserve de son frère.
Louis ne savait jamais quoi lui dire. Ils n'avaient pas les mêmes centres d'intérêts. Et puis, elle avait dix-huit ans, lui seize. Elle ne s'intéresserait jamais à lui, il n'avait même pas de scooter. Alors, il se contentait de la regarder. Il aimait la façon qu'elle avait d'attacher ses cheveux en chignon avant de sauter dans le lac. Quand elle ressortait, dégoulinante, le chignon n'existait déjà plus et ses longs cheveux bruns s'agrippait à sa peau comme des tentacules. Il fumait, et entre les volutes grasses de l'herbe, il la regardait resserrer le noeud de son bas de maillot de bain vert. Sur sa fesse droite, elle avait la marque de la serviette de bain sur laquelle elle s'était assise trop longtemps. Une fois, un soir, à la lumière du feu de camp, elle avait enlevé son t-shirt. Louis pensait souvent à la rondeur de ses seins, à la couleur rose de ses tétons, à son corps de femme qui lui faisait peur, et qu'il désirait aussi.
Oui, il y avait ces verts là. Celui de la forêt, celui de l'herbe grasse, qu'il fumait jusqu'à en avoir la nausée, celui du dessin sur sa planche de skate, celui du maillot de bain d'Agathe, qui, une fois mouillé, laissait deviner des formes secrètes, inimaginables.
Et puis, il y eut un autre vert, soudain.
Un vert qui éclipsa lentement tous les autres, comme un poison doux.
Un vert dont Louis n'aurait jamais pu soupçonner l'existence — et surtout, un vert qu'il n'aurait jamais pu soupçonner capable de lui retourner le ventre à ce point.
Ce vert là, c'était celui d'un regard.
Louis ne l'avait jamais vu avant, ce garçon. C'était un mardi — le 12. Il l'avait noté le soir, dans son carnet de poèmes, sans savoir trop pourquoi.
Il était venu au bord du lac avec Jim. Jim avait dit : « C'est mon cousin, Harry. Il reste l'été. » Et Louis, comme les autres, s'était levé pour aller taper dans la main d'Harry. C'est là qu'il l'avait vu, son regard. Caché sous de longs cils noirs, des pupilles d'un vert presque transparent, brillant, lisse. Des pupilles qui n'étaient pas encore mangées par la drogue douce qu'ils ingéraient tous en riant, par l'alcool qui rendait les peaux moites, par le désir, celui du soleil, des corps, du vide. Un regard mat, brut, un regard qui ne cachait rien et taisait tout à la fois. Louis avait touché la paume tendue d'Harry, et ses doigts avaient glissé vers les siens, sans qu'il en comprenne vraiment la douceur. Harry l'avait regardé, il n'avait pas souri, il avait seulement dit : « Salut. » Puis il avait retiré sa main, et l'avait enfoui dans la poche de son short en jean.
Il s'était assis avec eux, au milieu de l'herbe sèche. Jim lui avait foutu une bière entre les mains, et Louis s'était mis en face, en tailleur. Tout le monde lui posait des questions. Les filles, surtout. Louis se rendait bien compte que Harry était plutôt mignon. Pas comme les gars du village, non, il était plus... Il avait l'air du petit-ami idéal. Poli, un peu mystérieux, avec une peau très blanche et quelques tâches de rousseur brunes sur le haut de son nez. Quand il parlait, il avait l'air à la fois timide et distant, comme s'il ne savait pas trop comment dire aux gens qu'il se foutait bien de ce qu'il leur racontait. Il ne cessait pas de remettre en place une boucle trop longue de ses cheveux, échappé de son bandana, qui revenait sans arrêt devant ses yeux. Quand il se penchait pour attraper sa bière, Louis pouvait voir briller, dans l'échancrure de sa chemise, un petit médaillon doré reposant sur sa poitrine.
Louis avait fini par se relever, et quitter le cercle. Le lac commençait à s'assombrir, les rayons du soleil étant en train de disparaître derrière le sommet des arbres. Il s'était glissé derrière un chêne, et avait baissé un peu son short pour pisser. Il avait bu trop de bières. Et il était fatigué, soudain. La présence d'Harry le mettait mal à l'aise, comme si... Comme si quelque chose avait changé. Louis savait que malgré tout ce qu'ils pouvaient se dire — comme tous les ados qui veulent refaire le monde de leurs parents trop vieux pour le comprendre— ils avaient leurs habitudes, leur vie lente, bien rangée, limpide. L'arrivée d'Harry, c'était un grain de sable de plus dans un sablier qui donnait auparavant l'heure de façon parfaitement méthodique.
Il remonta son short, et s'appuya quelques instants au tronc de l'arbre, regardant ses amis qui discutaient toujours, en se passant les bouteilles et les joints. Il entendait le rire d'Agathe passer au-dessus des autres, l'éclat de voix de Jim lorsque Willy lui renversa la moitié de sa bière sur les genoux, toute cette insouciance dont il se sentait d'un seul coup exclu. Jim se leva pour aller se jeter dans le lac, et le cercle se brisa un peu.
Alors, Louis capta le regard d'Harry pour la seconde fois. Et ce ne fut pas comme dans les films. Il ne ressentit pas d'éblouissement, son coeur ne se mit pas à battre plus vite, ses paumes ne devinrent pas moites. Non, rien de tout ça. Ce fut juste comme un grand vide, très froid. Ce fut la même sensation de tristesse que celle qu'il ressentait, la nuit, quand le silence de sa chambre l'écrasait et qu'il avait l'impression de comprendre que rien dans cette vie ne pourrait le sauver.
Il ressentira ça aussi, plus tard, des années plus tard, à des millions de kilomètre de la forêt, d'Agathe, de Romain.
Mais en plus fort.
En plus terrifiant.
Il aura vingt-deux ans, des rêves explosés entre les doigts, une peur atroce du vide, de la chute, de la page blanche, immaculée, vierge. Il sera assis dans le noir d'une pièce minuscule, le regard rivé vers la fenêtre d'une chambre inconnue. Dans la rue en bas, il ne verra que le néon étonnamment doux d'une supérette japonaise. Il aura envie de descendre, d'en pousser la porte, de chercher dans un frigo réfrigéré une boisson sucrée, pouvant lui faire oublier le goût amer de la nuit tombante.
Et alors, au détour du rayon, à la caisse plus précisément, il se rappellera.
De tout.
De son premier amour.
De son premier chagrin.
De la première fois où il aura été incapable de sauver quelqu'un.
Du goût de sang d'un baiser.
D'un corps tremblant contre le sien.
De deux pupilles vertes, oubliées, enfouies depuis si longtemps dans sa mémoire, souvenir vague d'adolescence qui n'était là que pour lui rappeler que le temps est une morsure, qu'il ne se rattrape pas, que tous les moments de joie ne sont qu'éphémères, qu'il est impossible de les revivre, ou alors seulement en rêves — des rêves fades, pâles, sans lumière, des rêves qui donnent envie de pleurer lorsque vient le moment de se réveiller.
Oui, pour la première fois, il se souviendra sans douleur, avec un brin d'espoir, même.
Ce sera au Japon, dans un quartier de Kyoto, en 1999...
♒︎
Notes :
On se retrouve vendredi pour le chapitre 1 !!!
J'ai hâte. ♡
#CapFIC
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