Chapitre 7 - Léonard
Je ne sais pas ce que je fous là, assis seul à une table, dans une brasserie où je n'ai jamais mis les pieds de ma vie. Je dois être en train de rêver. Mais non, à mon grand regret. Les murs sont ornés de photos en noir et blanc on ne peut plus réelles. Tout comme les lumières, qui donnent à l'endroit une atmosphère accueillante, dégagent quelque chose de « bon vivant ». N'importe quoi. Même les conversations autour de moi se mêlent en un bourdonnement constant qui me file une migraine, ponctué par le tintement des verres et le rire des convives. Pfff. Je ne rêve pas.
Un homme patiente seul au bar, sirotant son cocktail tout en jetant des coups d'œil vers la porte d'entrée. Comme moi, il semble attendre quelqu'un. Je consulte mon portable pour la énième fois, comme si le simple fait de le regarder pouvait accélérer le temps. Dix-neuf heures cinquante-huit. Cinquante... Huit. Un tic-tac imaginaire martèle mon esprit, me rappelant l'imminence de l'heure convenue. Comment j'ai pu me retrouver dans cette foutue situation ?
Est-ce que j'ai fait une erreur en venant ? Clairement. Mais ça, personne n'est obligé de l'apprendre. Je pourrais juste partir dès maintenant. Oublier cet écart. Je n'ai pas besoin de gagner ce jeu entre Émilien et moi puisqu'il n'existe pas. J'ai tout imaginé parce que... parce que je ne sais pas ! Je suis un gamin, voilà tout. Un compétiteur qui s'est laissé convaincre par son égo. Dans le fond, je n'ai pas envie d'être ici alors que je pourrais être chez moi en train de passer une soirée tranquille avec Love. Et surtout, surtout, je n'ai pas envie de voir ce crétin d'Émilien Payet qui ne sait pas discerner une moquerie d'une véritable invitation à sortir. Comme si j'allais l'inviter, lui. N'importe quoi. Ridicule même. Soit le mec est en manque de vie sociale, soit il veut ses excuses dur comme fer. Et honnêtement, je ne pense pas qu'il soit du genre désespéré. Bien qu'il ne puisse apprécier la beauté autour de lui, ma vue fonctionne très bien et il est sexy. N'importe qui le reconnaîtrait et l'inviterait à diner sans poser de question. Mais assez séduisant pour que je lui présente ces foutues excuses ? Hors de question. Je me casse. Je ne sais même pas pourquoi je suis venu. Un moment d'égarement, à tous les coups. J'ai eu une longue semaine à cause du harcèlement de ma sœur pour que je m'excuse.
Alors que je m'apprête à régler ma bière et partir, une silhouette familière apparaît dans l'entrée. Foutu Émilien Payet. Pile à l'heure évidemment. Pire encore, il a ce je-ne-sais-quoi qui attire le regard de plusieurs personnes dans la brasserie. Une assurance dans sa posture, un charme indéfinissable, je ne sais pas, mais son attitude me brosse aussitôt dans le mauvais sens du poil.
Quand il parvient à ma hauteur, une minute plus tard, je n'ai pas bougé de ma chaise. Mon portefeuille se trouve toujours dans ma main, dégainé pour fuir au plus vite et pourtant je suis encore là, figé comme un con par l'arrivée de cet idiot. Le serveur nous promet de revenir dans cinq minutes d'une voix qui me paraît étrangement éloignée, tandis que de mon côté, je me retrouve à court de mots. Une chance qu'il ne me voie pas bugger à ce point ! Il faut que je me reprenne.
— Bonsoir, docteur Royer.
Comme chaque fois qu'il l'emploie, mon titre professionnel est prononcé avec une pointe de sarcasme qui fait apparaître un rictus sur son visage. Bien que la pique soit évidente et ne m'atteigne pas vraiment, elle a au moins le don de me réveiller. Je range mon portefeuille dans un froissement de tissus et sans détourner les yeux d'Émilien.
— Comment savez-vous que c'est bien moi, Payet ? répliqué-je. Ne me dites pas que vous voyez maintenant ?
— Votre parfum, m'apprend-il avec un sourire satisfait. Et non, je n'ai toujours pas retrouvé la vue, même si je dois admettre que ne pas pouvoir voir votre visage lorsque vous me présenterez enfin vos excuses est une légère déception. Je suis sûr que vous les prononcerez les dents serrées. Vous n'êtes pas très compliqué à lire.
Je décide d'ignorer cette seconde remarque cinglante bien qu'il ait visé juste. En plein dans mon orgueil. La subtilité n'a jamais été le fort des Royer. Cependant, je ne suis pas né de la dernière pluie non plus. C'est le serveur qui l'a conduit jusqu'ici. Est-ce qu'il me prend réellement pour un con ?
— Bien essayé, mais mon après-rasage ne sent pas jusqu'à l'entrée. Qui avez-vous demandé au serveur ?
La curiosité teinte ma voix d'intérêt malgré mon intention de rester distant et froid. Lorsque je suis arrivé, je n'ai pas précisé que j'attendais quelqu'un. Pourtant, l'employé l'a guidé jusqu'à ma table sans parcourir la salle des yeux, comme s'il était certain qu'il s'agissait de moi.
Avec une lenteur exaspérante, Émilien replie sa canne, qu'il glisse dans son sac à dos noir. Je l'observe faire avec une patience rongée à chaque seconde qu'il prend pour me répondre. Je comprends mieux pourquoi sa sœur était aussi lente avec ses explications l'autre jour ; ce doit être de famille.
— J'ai simplement demandé s'il y avait un homme assis seul quelque part, finit-il par révéler, une fois installé.
— Là encore, ça ne marche pas. Nous sommes apparemment deux à être venu solos ce soir.
— Mais je lui ai suggéré de m'amener vers celui qui semblait le plus de mauvaise humeur. Votre après-rasage a fait le reste, conclut-il, légèrement penché en avant comme s'il me confiait un secret.
Pas vexé pour un sou, je contiens de justesse un rire, et porte donc la fin de ma bière à mes lèvres pour le camoufler. C'est vrai que l'autre homme a l'air plus optimiste que moi. Chaque fois qu'il tourne la tête vers l'entrée, ses yeux sont remplis d'espoir. Les miens lancent probablement des éclairs depuis mon arrivée.
Lorsque je refocalise mon attention sur Émilien, je prends conscience du contraste entre nos attitudes voulues désinvoltes et la tension dans nos mots. Tout comme moi, sa tenue est impeccable : une chemise claire mise en valeur par un jean sombre. Sa posture est assurée. Pourtant, nos paroles restent teintées de méfiance, pour lui, et d'irritation, pour moi. Il est évident qu'aucun de nous ne souhaite être là ce soir. Bizarrement, ce terrain d'entente indirect m'apaise quelque peu.
— Alors, ces excuses ? Ou vous préférez boire pour vous donner du courage avant ? Peut-être que nous aurions dû nous voir vendredi prochain en fait, ça vous aurait laissé plus de temps pour les préparer.
Au temps pour moi, ma minute de calme s'envole aussitôt. C'est à ce moment que la réalité me frappe : je dois reprendre les rênes de cet échange si j'escompte gagner notre jeu. L'incapacité d'Émilien à me voir signifie qu'il lui est impossible de discerner l'indifférence que j'essaie de projeter. Il ne peut pas être déstabilisé par mon attitude, et si ma voix trahit mes véritables pensées, bingo pour lui. Mais son avantage sur la situation est aussi une chance pour moi. Je peux l'observer sans contrainte, scruter chaque nuance de son comportement sans avoir à dissimuler mon regard. C'est un atout que je ne dois pas négliger non plus. Game on, Émilien ! Game on.
— Je dois vous avouer, Payet, je suis étonné que vous ayez accepté de venir, lancé-je après avoir reposé ma bouteille vide.
Il n'a pas l'air perturbé par le fait que je change de sujet. À vrai dire, j'ai presque l'impression qu'il s'y attendait.
— Vous m'avez proposé, non ?
Je suppose que c'est un argument valable. J'acquiesce de bonne grâce, oubliant qu'il ne peut pas percevoir ce geste. Un silence s'installe, pendant lequel je sens ses attentes flotter entre nous, avant de réaliser qu'il a simplement besoin d'une réaction vocale de ma part.
— Oui, dis-je rapidement.
— Pourquoi ? enchaîne-t-il.
Je ne sais pas et ça m'énerve. Je préfère ignorer que mardi soir, une infime partie de moi, durant une micro-seconde, a été ravie qu'il se méprenne et accepte ma fausse invitation. Cependant, c'est plus facile de me concentrer sur le fait que je veux gagner et effacer ce sourire triomphant de son visage.
Plutôt que lui répondre, je retourne la question à mon avantage. J'ai l'impression d'être à la traine dans cette conversation et il est temps que ça change. Moi aussi je peux réussir à le déstabiliser. D'une manière ou d'une autre.
— Pourquoi avoir accepté ?
Émilien recule dans son siège avec une aisance qui m'exaspère. Le même rictus fier étire un peu plus le coin de sa bouche, dévoilant brièvement une incisive ébréchée. C'est subtil, presque imperceptible, mais suffisant pour que je m'imagine la scène : ce sourire insolent qui lui a probablement valu un coup de poing un jour.
— J'ai mes raisons, mais principalement pour entendre vos excuses, répond-il avec une certaine évidence dans la voix.
Il tourne la tête juste avant que le serveur ne parvienne à notre hauteur. Comment a-t-il su qu'il arrivait vers nous sans le voir ? Perplexe, je finis par laisser cette question retourner d'où elle vient. Je me fiche de son ouïe de chauve-souris. Émilien, lui, semble parfaitement à l'aise, comme si rien n'était plus naturel que de se retrouver dans un bar avec une personne qu'on n'apprécie pas.
Alors que le serveur note sa commande, une bière de la région demandée avec une amabilité qu'il ne m'a pas encore accordée, je ne peux m'empêcher de le regarder comme un extra-terrestre. Quand vient mon tour de parler, je suis toujours distrait par sa courtoisie et mets une seconde à réagir :
— La même chose.
— S'il vous plaît, insiste-t-il, de nouveau sur la défensive.
Mes yeux roulent, mais il a raison cette fois, et je le sais.
— S'il vous plaît.
L'employé s'éclipse, nous laissant seuls dans un silence inattendu. Pourtant, il n'a rien de gênant comme tout à l'heure. C'est étrange, presque reposant après ces retrouvailles inconfortables, comme si, malgré notre jeu, nous étions capables de ne pas nous provoquer mutuellement plus de deux minutes.
— Vous avez passé une bonne semaine ? s'enquiert-il au moment où je demande :
— Comment va votre sœur ?
Un nouveau silence s'installe, mais cette fois, il est différent. Plus lourd, presque embarrassant. Émilien, cependant, semble à peine le remarquer, ou peut-être qu'il le dissipe mieux que moi.
— Victoire va bien. Charlotte et elle sont rentrées mercredi comme prévu, et aux dernières nouvelles, Candice est ravie d'avoir une petite sœur, dit-il, son ton aussi fluide que s'il parlait de la météo. C'est gentil de demander.
Je hoche la tête, mais mon esprit s'attarde sur un détail. Cet idiot gère la conversation comme s'il en avait le contrôle. Moi, je suis là, immobile, à l'écouter et réagir en conséquence. Et pourquoi ça m'affecte autant ? Pourquoi est-ce que chaque réponse, aussi banale soit-elle, me laisse cette impression d'être un pas derrière lui ?
— Et vous, votre semaine ? reprend-il, brisant le fil de mes pensées.
— Vous demandez vraiment des nouvelles de mon boulot ? m'étonné-je.
— Pourquoi pas ? Ça doit être intéressant, non ?
Intéressant... Si on veut. J'adore mon travail, mais je l'aime quand j'y suis. En dehors, je n'ai aucune envie d'aborder mes patients. Alors non, je ne souhaite pas m'étaler là-dessus avec lui. Déjà qu'il n'y connaît rien... Les souvenirs de dimanche dernier me reviennent en mémoire et m'obligent à cacher un rire derrière une fausse quinte de toux. Il était vraiment à côté de la plaque ce jour-là.
Mais je finis par soupirer intérieurement. Je suis venu ici pour ces foutues excuses, pas pour un interrogatoire de politesse ou me remémorer notre rencontre. La brasserie est sympa, je suppose, avec ses tables en bois rustique et ses lumières tamisées, mais rien dans cette ambiance chaleureuse ne parvient à me détendre. La bière arrive enfin et j'en prends aussitôt une gorgée, espérant qu'elle apaise l'irritation qui monte en moi. Malheureusement, elle n'est pas assez forte pour faire disparaître l'agacement.
Émilien boit plus tranquillement, comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes. Il n'insiste pas sur le boulot, par chance, mais ça m'énerve qu'il semble savoir quand lâcher l'affaire, même sans voir ma réaction.
Et puis, évidemment, il change de sujet avec une aisance naturelle :
— Est-ce que vous allez me donner votre prénom un jour, ou je dois continuer de vous appeler docteur ?
Surpris par la légèreté de la question, je serre un peu trop fort la bouteille entre mes mains, refusant de répondre tout de suite, juste pour qu'il soit celui qui attende pour une fois. Pourquoi il voudrait mon prénom maintenant ? Ça n'a pas d'importance puisque nous ne nous reverrons jamais.
— Léonard.
— Docteur Léonard Royer, répète-t-il avec une malice qui adoucit son ton. En l'entendant, on pourrait presque croire que vous êtes sympa.
Toutefois, son sourire devient plus narquois. Mes yeux roulent pour la forme. Il est visiblement fier de lui, et satisfait que je cède. Bon sang ce qu'il m'agace. Tout chez lui m'agace, en fait. Je bois une gorgée, essayant de garder mon calme. Je devrais être indifférent, mais à chaque mot, il réussit à me faire bouillonner. Ce type est insupportable.
— Et vous, Payet, qu'est-ce que vous faites dans la vie ? l'interrogé-je, histoire de rétablir un semblant d'équilibre entre nous.
À nouveau, il prend son temps, comme s'il savourait ma frustration ou testait mes limites.
— Je suis critique d'art, dit-il enfin, sans se presser. Les peintures, principalement.
Je cligne des yeux, étonné par l'absurdité de sa réponse, avant de capter la lueur taquine dans sa voix. Il m'a eu, même si ce n'était qu'un instant.
— Très drôle. Je me demande si vous êtes aussi nul dans votre vrai boulot que pour les blagues.
Un rictus se dessine sur son visage, sûrement à cause de la satisfaction d'avoir réussi à me désarçonner. Je ne comprends rien à ce qu'il se passe ici. Une seconde il m'agace, la suivante il me fait sourire. C'est... bizarre.
— Très bien. Je suis professeur à l'université.
— Dans quel domaine ? le relancé-je, plus par réflexe que par réel intérêt.
— L'urbanisme et l'aménagement de territoires.
Je ne peux m'empêcher de lever un sourcil. Sérieux ? Ça explique peut-être son côté pète-sec, mais ça n'enraye en rien mon irritation. Je me sens comme un idiot dans cette discussion sans intérêt, et je n'aime pas ça.
— Ça vous plaît ?
Une fois de plus, il fait mine de réfléchir. Je serre les dents. Est-ce qu'il prend plaisir à rendre chaque conversation laborieuse ou est-ce que c'est moi qui m'énerve pour rien ? Je sais que je manque de patience, mais tout de même pas à ce point.
— Oui, annonce-t-il avec un calme qui me donne envie de vider le reste de ma bière sur sa tête.
Il n'élabore pas. Bien sûr qu'il n'élabore pas. Monsieur mystérieux, comme c'est étonnant. Et bien, je ne vais pas insister. Je pourrais pour essayer de le titiller, mais à quoi bon ? C'est évident qu'il a saisi que le silence m'impatiente autant que ses réponses brèves. Il joue à ce petit jeu, et je suis en train de perdre.
Je prends une autre gorgée de bière, espérant que l'alcool apaise le feu qui brûle en moi. Mais ça ne marche pas. Il me faut plutôt une stratégie. Stratégie qui ne vient pas.
Comme si son attitude détachée ne suffisait pas, Émilien profite de mon temps de réflexion pour glisser l'un de ses écouteurs dans son oreille. Je le regarde appuyer sur son téléphone puis le ranger dans sa poche quelques secondes plus tard. Bon sang. Est-ce qu'il vient réellement d'écouter un message au milieu de notre discussion, là ? Je n'ai pas le temps de m'en offusquer qu'il se redresse.
— Désolé, je dois y aller. Mais puisque je n'ai toujours pas reçu vos excuses, vous pourriez me les présenter la semaine prochaine, à la même heure.
Je reste figé, la bouche à moitié ouverte. Ce n'est même pas une question !
Il se lève sans me laisser l'opportunité de réagir. Avant que je ne puisse trouver une réplique cinglante à lui balancer de loin, il est déjà parti, avançant dans la salle avec une certaine prudence propre à sa condition. Je soupire de frustration. C'est alors que mon regard tombe sur la note que le serveur vient de déposer. Elle est là, sur une coupelle pour mes deux bières... et la sienne.
Mes poings se serrent sur la table alors que mon cerveau refuse d'intégrer le fait qu'il n'a pas payé. Ce crétin est parti sans même penser à régler sa part. Une vague de colère monte en moi. J'étais prêt à passer outre le sarcasme, mais là, il abuse. Ce n'est pas une question d'argent — j'en ai suffisamment pour rembourser toutes les bières qu'il pourrait avaler —, c'est une question de respect.
Je sors mon portefeuille avec une certaine rage et dépose ma carte de crédit sur la coupelle, mais pas avant de me promettre que vendredi prochain, ce sera à lui de mordre la poussière. Il a vraiment gagné cette manche, mais je ne compte pas lui laisser la suivante.
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