Chapitre 2 - Léonard
Comment ça « hmm... » ? Un « oui » clair et précis, c'est trop demander ?
Je croise les doigts pour que tout aille pour le mieux pour le couple. Ce n'est pas tant la volonté de les aider qui me manque, simplement... j'ai vraiment, vraiment besoin de solitude aujourd'hui. Il s'agit de mon seul jour de repos dans une semaine chargée. Mon envie de travailler vole donc au plus bas. Si cela fait de moi un égoïste, tant pis, je m'en remettrai.
Après avoir jeté un coup d'œil à Love pour m'assurer qu'elle reste dans le coin, je reporte mon attention sur le couple. Ma chienne s'affaire toujours à creuser son trou, indifférente à ce qui l'entoure, ce que je jalouse. Au moment où la femme tente de dissimuler son mal-être derrière un second sourire, je comprends que je ne suis pas prêt de repartir tout de suite. Les lignes de tension qui marquent son front trahissent sa douleur. Bien qu'elle continue de caresser son ventre comme si elle vivait le bonheur absolu, l'expérience m'a appris à reconnaître les signes. Certains réflexes professionnels sont difficiles à ignorer.
— C'est gentil, mais ça va aller, merci, relativise-t-elle. Juste quelques fausses contractions. Rien d'inquiétant. Émilien est au téléphone avec le SAMU parce que... Et bien, je ne peux pas vraiment conduire dans cet état.
Son rire résonne avec une légèreté forcée, trahissant l'inquiétude qui s'y dissimule. Super. L'option « cool, je peux rentrer chez moi dans ce cas » s'envole aussi vite que les pattes de Love s'activent dans la terre humide à côté de nous. Je n'ai plus qu'à prier pour que l'ambulance arrive vite.
Son mari, probablement l'Émilien dont elle a parlé, semble plus nerveux qu'elle. Il presse ses lèvres si fort qu'elles en deviennent presque blanches, tandis que son pied bat un rythme anxieux sur le sol. Lorsque je lui jette un coup d'œil plus en détail, je repère ses muscles contractés sous sa veste noire ainsi que sa mâchoire serrée à son paroxysme. Mouais, il ne va pas être super utile, en conclus-je. Un peu plus et il va même se faire sauter une dent, le pauvre.
Sans me soucier plus longtemps du mari occupé avec les secours, je reporte mon attention sur la future maman.
— À combien de semaines d'aménorrhée en êtes-vous ? l'interrogé-je.
Son expression se teinte d'un léger trouble, comme si elle était déconcertée par ma demande. Je réalise soudain à quel point ma question doit lui sembler étrange. Je passe instinctivement une main sur ma courte barbe afin de dissimuler un soupir las, avant de laisser retomber mon bras le long de mon corps.
— Je suis obstétricien, expliqué-je.
Je lui montre ma carte de médecin et elle laisse échapper un petit rire soulagé.
— Oh, d'accord, je vois. Vous m'avez fait peur durant une seconde. J'ai cru que... Ouch.
Je choisis d'ignorer Émilien, qui jette un bref regard dans ma direction. Tout en répondant aux questions de l'opérateur des urgences, il semble me garder à l'œil. Ses doigts se crispent autour du bras de sa femme avant qu'il ne se tourne à nouveau vers la forêt pour plus d'intimité. Je l'écoute donner des détails sur notre localisation d'un ton à la fois grave et calme, avant de me rendre compte que je le fixe, ce qui n'améliore sûrement pas l'impression que je donne à sa compagne. Je détourne donc le regard vers elle.
— On a de la chance de croiser un médecin ici, dans les bois, babille la jeune femme une fois sa contraction passée.
— On dirait bien, répliqué-je sans grand enthousiasme.
— Oui, je patiente, s'impatiente son partenaire, concentré.
Malgré les circonstances de cette rencontre, je ne peux empêcher de trouver sa voix... OK, séduisante. Simple constat, ce n'est pas ma faute si elle est objectivement agréable. Si je fermais les yeux, il me serait impossible de deviner la tension que le reste de son corps exprime. Ce contraste entre sa voix apaisante et son état de stress évident me perturbe plus que je ne l'aurais imaginé, et je me surprends à en être irrité. Il ne faut pas être Einstein pour que je devine d'où ça sort.
Émilien est clairement un roc pour sa compagne, dépassant en cela bon nombre de futurs pères que je rencontre dans mon travail. C'est sûrement sa capacité à être présent pour elle qui ravive en moi le souvenir de la patience qu'avait mon ex à mon égard. Ils n'ont certes rien en commun sur le plan physique : Émilien est tout en muscles, comme s'il était sculpté dans le marbre, avec ses cheveux bruns teintés de reflets auburn, les fines rides renforcées par ses expressions tendues et son style vestimentaire élégant. Mais tout comme Camille, il semble être le genre d'homme qui sait écouter et être là quand il le faut.
Je crois que c'est précisément ce trait, cette capacité à être présent pour les autres, qui me frustre. Car je sais que je ne suis pas comme eux. Je ne suis pas serviable ou aimable. Mon empressement à résoudre cette situation au plus vite en est la preuve. Ainsi, mon attention revient rapidement sur la maman qui n'a pas remarqué ma dispersion temporaire et continue de jacasser toute seule.
— Alors pour ces semaines ? insisté-je un peu plus sèchement que je ne l'aurais dû.
Le visage de son mari virevolte à nouveau dans ma direction. Je ne peux pas voir ses yeux à cause des lunettes de soleil qu'il porte, mais je n'en ai pas besoin pour sentir la tension monter d'un cran. Mon ton l'a offusqué, mais ça me fait une belle jambe.
— Un peu de courtoisie ne ferait pas de mal. On ne sait même pas qui vous êtes, docteur, me lance-t-il avec froideur. Oui, pardon, je suis toujours là. Tout à fait, il faut continuer sur chemin des Civets, oui.
Agacé et probablement lassé par son appel sans fin, Émilien se lève pour faire les cent pas sans pour autant s'éloigner, comme s'il n'osait pas laisser son épouse en compagnie d'un inconnu. Pour le coup, je ne peux pas le lui reprocher. J'aurais fait la même chose si je me trouvais à sa place.
— Excusez-le, il doit être à cran en ce moment, me dit la jeune femme avec un sourire. Il est généralement très calme, mais ma première grossesse ne s'est pas très bien passée alors il s'inquiète.
— Je vois. Qu'en est-il de celle-ci ?
— Mieux. Jusqu'à maintenant en tout cas. Tout se passait bien pendant notre balade, mais arrivée au bout du parcours, les contractions se sont accélérées. Ah, et pour répondre à votre première question, je suis à trente-sept semaines de grossesse.
Donc trente-neuf aménorrhées. Deux avant le terme. Je hoche la tête avant de lui demander d'autres informations auxquelles elle me répond du mieux qu'elle peut malgré la douleur. Lorsque son visage se verrouille, elle presse plus fort sa cuisse. Aucun doute, ce ne sont pas de simples contractions de Braxton-Hicks. En revanche, difficile d'estimer l'avancée du travail sans examen. Elle qui disait avoir de la chance en me croisant, je trouve au contraire qu'elle n'en a pas beaucoup. Qui voudrait entrevoir la possibilité d'accoucher au beau milieu de la nature ?
Une fois tous les renseignements dont j'ai besoin obtenus, je me tourne vers Émilien, toujours debout. Plus petit que moi d'une dizaine de centimètres, je suis obligé de baisser le regard. Il ne daigne pas relever le sien et continue d'observer sa femme d'un air inquiet.
— Je dirais que ça a l'air d'aller pour le moment, transmet-il à la personne à l'autre bout du fil.
— Oh bon sang... Passez-moi votre téléphone, ordonné-je.
Alors qu'Émilien décolle l'appareil de son oreille, son visage prend un air étonné :
— Pardon ?
Je souffle et récupère le portable. Je le fais aussi délicatement que possible, mais cela ne l'empêche pas de s'en indigner comme si je venais de le plaquer au sol pour le lui arracher des doigts.
— Eh !
Oui, oui, pardon, bla-bla-bla.
Par chance, sa femme le fait taire en le faisant revenir sur le tronc.
— Laisse-le faire, Lili. Il est gentil et tu dois reconnaître qu'il est plus compétent que toi, se moque-t-elle en tapotant gentiment sa joue, juste au-dessus de la ligne de sa barbe de trois jours. Les accouchements, c'est pas vraiment ton rayon, non ?
— Il a l'air d'être un con, la contredit-il à voix basse.
J'étouffe un ricanement. Ce n'est ni la première fois ni la dernière qu'on me le dit. C'est presque rassurant de l'entendre, un peu à la manière d'une berceuse qu'on écoute en boucle pour être rassuré quand on est enfant.
— Sois sage.
— Hmm, hmm, marmonne-t-il pour la forme.
Après avoir vérifié que Love n'en a pas profité pour déterrer une nouvelle merde — comme un cadavre d'oiseau, son péché mignon —, je m'éloigne de quelques pas.
— Bonjour. Docteur Royer à l'appareil, me présenté-je succinctement. Je suis avec...
Ayant oublié de leur demander leur nom, je me retourne vers le couple et arque un sourcil en direction de la femme.
— Madame Payet, complète-t-elle. Victoire.
— Avec madame Victoire Payet, trente-trois ans, qui est à deux semaines de son terme. Il s'agit de sa seconde grossesse, sans complication jusqu'à présent, mais elle a des contractions d'environ une minute toutes les quatre minutes à peu près...
S'ensuit un échange où j'explique le reste de la situation en utilisant un vocabulaire plus précis que les quelques mots que j'ai entendu sortir de la bouche d'Émilien tout à l'heure.
Bien que la personne à l'autre bout du fil ne puisse rien faire de plus que m'assurer qu'une ambulance arrivera dans les plus brefs délais, je grogne lorsqu'on me transmet l'heure estimée d'arrivée.
— Il y a un bouchon sur la D1090 donc il va falloir être un peu patient, docteur Royer, mais c'est bien que vous soyez là, me répète l'homme. En attendant, essayez de garder la jeune maman le plus calme possible.
— Merci du conseil, ironisé-je avant de raccrocher.
Avec le temps que monsieur Payet a passé au téléphone avant moi, les ambulanciers n'auraient pas dû être encore aussi loin. Quelle plaie ! C'est bien ma veine. Et dire que j'aurais pu m'éviter tout ce bordel en acceptant l'invitation de ma mère. Le hasard ne fait clairement pas bien les choses.
Je reviens vers le couple puis tends le téléphone portable d'un geste agacé. Victoire l'attrape en me regardant comme si ce n'était pas elle la principale concernée par ce désagrément.
— Je ne veux pas être pessimiste, les informé-je sans entrer dans les détails, mais vous seriez plus vite à la maternité en vous y rendant par vous-même.
— Elle ne peut pas conduire, grince Émilien.
— Oui, enfin, je suppose que vous allez l'accompagner là-bas, non ? rétorqué-je, toujours intrigué par sa voix soyeuse.
Sa mâchoire se serre.
— Il n'a plus de permis, m'apprend Victoire.
Je note l'emploi du passé. Mes yeux se plissent, mais je ne pose pas de questions. J'ai envie de trouver une solution le plus rapidement possible afin de pouvoir me débarrasser d'eux. Rien à faire que ce soit un chauffard.
Toutefois, je ne peux pas non plus laisser madame Payet ici, dans une forêt où grouillent les insectes en tout genre. Même moi ne suis pas une enflure à ce point.
— Vous habitez dans le coin ? tenté-je, envisageant en même temps les différentes options.
— Pas vraiment, répond Victoire. On était venus récupérer Candice, mon ainée, mais mon adorable belle-mère n'a aucune notion du temps. On est partis se promener en attendant qu'elles reviennent et vous connaissez la suite.
J'expire ma frustration sans aucune discrétion. J'ai beau me retourner le cerveau, je ne vois pas de solution miracle. Soit nous attendons l'ambulance dans ce lieu désert et insalubre. Soit nous prenons le risque de nous rapprocher du lotissement. Ma maison ne se trouve pas loin après ça. Faire marcher Victoire n'est pas idéal si le travail est engagé, mais dans le cas où les secours tarderaient trop, je pourrais les conduire aux urgences moi-même.
— J'habite à un peu plus de quinze minutes à pieds. Vous vous sentez capable de marcher jusque là ?
— On ne va pas aller chez vous ! réfute aussitôt Émilien. On ne vous connaît pas !
Je souris narquoisement, mais il continue de m'ignorer, ou plutôt de se concentrer sur sa compagne. Son regard ne dérive presque jamais d'elle.
— Vous avez peut-être une meilleure solution à proposer ? raillé-je. Au moins chez moi, j'ai une voiture, et même quelques affaires en cas d'urgence.
— Des affaires de pervers, souffle-t-il d'une voix si inaudible que je crois rêver.
Sauf que sa posture ne trompe pas : il s'inquiète. C'est décidé, je ne l'apprécie pas. D'accord, je ne fais aucun effort pour paraître sympa non plus, mais au moins, je propose des solutions pour les aider. Correction, je les aide ! Lui ne fait rien de plus que presser le bras de sa femme d'une main, et gratter sa barbe de l'autre. Et si le bruissement qui découle de son geste électrise mon épiderme, je mets ça sur le compte de ma propre irritation. Parce qu'il m'agace. Sa tête ne me revient pas.
Je ne vais pas le nier, d'un point de vue totalement objectif, Émilien Payet est un homme séduisant, mais son besoin évident de me contredire alors que j'ai raison le rend désagréable. Sarah, ma meilleure amie, me dirait que je paie enfin les pots cassés, que je n'ai qu'à arrêter de me comporter comme un gamin pour que les autres me prennent à leur tour au sérieux. Elle a tort. Je suis persuadé que si j'étais la Vierge Marie, Émilien resterait cet abruti vexé qu'un inconnu soit intervenu pour aider son épouse. C'est son égo qui pose problème ici, pas le mien.
— Messieurs, intervient Victoire avant que la tension ne dégénère. C'est moi qui suis sur le point d'expulser un être humain de trois kilos par mon vagin, alors s'il vous plaît, on se détend.
Elle se relève et attrape le bras d'Émilien qui s'y accroche comme à une bouée. À voix basse, ce qui me fait lever les yeux au ciel, il lui demande comment elle se sent.
— Tout va bien, Lili. Déstresse. On va aller en direction de la maison du docteur Royer et tout ira pour le mieux, OK ?
Alors qu'elle commence à l'entraîner sur le chemin en direction de la route principale, je réalise à quel point elle me rappelle ma sœur. La même tranquillité se dégage de cette femme alors que tout devrait la pousser à paniquer.
— C'est bien parce qu'on n'a pas d'autre option, accepte alors Émilien.
— Tout à fait, rigole sa compagne.
N'ayant d'autre choix que de la suivre, il avance à ses côtés d'une démarche prudente comme s'il y allait à reculons. À contrario, je les rattrape rapidement en sifflant Love.
Après une cinquantaine de mètres, nous sommes malheureusement contraints de nous arrêter à cause d'une nouvelle contraction qui se fait sentir. Trop loin des premières maisons, j'aide Victoire à respirer le plus profondément possible. Si cela l'apaise durant les premières inspirations, je repère que quelque chose ne va pas.
— Je la sens pousser, confesse la future maman après une nouvelle contraction.
À côté de nous, la panique d'Émilien prend de l'ampleur. Je me demande s'il va atteindre un palier ou si son stress va continuer de monter en flèche. Sa main retombe le long de son corps tandis qu'il porte la seconde à ses cheveux, tirant dessus comme le mec perdu qu'il est en ce moment.
— Tu ne peux pas... je ne sais pas, la retenir ?
— Idiot, ricané-je à voix basse.
Si l'un d'eux m'entend, aucun ne me reprend. De toute façon, cette petite querelle entre nous passe vite au second plan. Sans autre solution sous le coude, j'ordonne à Love de se coucher un peu plus loin afin qu'elle n'interfère pas. Puis, je retire ma veste pour la déposer sur le sol goudronné. Ce n'est pas idéal, au contraire, mais c'est toujours mieux que la terre poussiéreuse du sentier.
J'aide ensuite Victoire à s'y installer tout en la rassurant sur les prochaines minutes. Son mari s'agenouille à côté de nous, fébrile. Et pour la première fois, il ne se plaint de rien, ne me contredit pas. Ses lèvres sont redevenues cette fine ligne rose qui lui donne l'air d'un professeur intransigeant.
Après une nouvelle contraction, le temps accélère et j'oublie Émilien. Tout disparaît alors que je laisse mon esprit et mon corps faire ce qu'ils font de mieux : mon travail quotidien. Une vague de concentration me submerge, mêlée d'une pointe d'adrénaline et d'une pincée d'inquiétude pour la tâche à accomplir. Comme toujours, ce qui prime lors d'un accouchement reste la satisfaction de savoir exactement ce que je dois faire, mais surtout de savoir que je le fais bien pour que tout se passe dans les meilleures conditions possibles. C'est dans ces moments-là que je me sens pleinement en phase avec moi-même.
Moins de vingt minutes plus tard, le manteau d'Émilien nous sert à envelopper l'heureuse maman ainsi que son bébé qui découvre ses nouveaux poumons. Au loin, des sirènes me font expirer un soupir blasé à mi-chemin du grognement. Ces idiots d'ambulanciers savent choisir leur moment pour entrer en scène.
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Hey !
J'espère que ce début d'histoire vous plaît !
À contrario de Clément, qui fonce (littéralement) dans Camille, ou d'Olie, qui s'accroche à Nico, j'ai décidé de démarrer plus doucement ici.
Pour le moment, on en sait donc pas énormément sur Émilien (il aura ses points de vue, ne vous inquiétez pas) hormis le fait qu'il n'a pas l'air d'apprécier Léonard, et que c'est réciproque.
En tout cas, la réponse au mystérieux comportement d'Émilien arrive dans le chapitre 3, donc la semaine prochaine ! Si vous avez déjà des théories, n'hésitez pas à les partager en commentaire.
XoXo
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