Chapitre 17 - Léonard
À la sortie du bloc, je masse ma nuque et fais rouler mes épaules. L'esprit plus léger grâce au succès de la césarienne, je commence à marcher en direction du distributeur automatique lorsqu'une voix résonne dans le couloir :
— C'était incroyable !
Je me retourne et lève un sourcil en direction de Clément. Incertain de la façon dont interpréter sa remarque, j'hésite une seconde avant de répondre. Au moins, il a eu le bon sens de se taire pendant l'intervention. Ça mériterait presque un compliment. Presque.
— Qu'est-ce qui était incroyable au juste ? lancé-je, mon ton volontairement neutre.
— Tout. Et vous aviez l'air hyper pro. Presque sympa aussi.
Je soupire, non par exaspération mais par réflexe. Je sais ce qu'on dit sur moi dans les couloirs : je suis froid avec mes patients. Mais ce n'est pas une question de froideur. Je place mon professionnalisme au-dessus des ronds de jambe. Je ne suis pas là pour les couvrir de faux espoirs, mais pour proposer des solutions efficaces.
— Tu croyais quoi ? Que j'avais trouvé mon diplôme dans une pochette surprise ?
— Non, c'est juste que...
Je le vois hésiter. Son regard me scanne comme s'il réalisait avoir fait une erreur. C'est bien la première fois que je repère cette expression chez lui. Je ne dirais pas que ça m'attendrit, mais disons que, pour une fois, je suis prêt à lui laisser le bénéfice du doute.
— Que ? demandé-je.
— C'est juste que vous êtes différent de ce que je pensais.
OK. Je retire. Pas envie d'en entendre davantage. Je donne un coup de menton, histoire de mettre fin à la conversation, puis tourne les talons. Il est pratiquement quatre heures, et je commence à avoir un petit creux. Avec un peu de chance, aucune autre urgence aussi intense ne viendra perturber la nuit, et je pourrai grappiller encore quelques heures de sommeil. En attendant, c'est sans compter sur Clément, qui me rattrape :
— On peut discuter maintenant ?
Au ton de sa voix, il s'est remis de son excitation post-opératoire et de sa surprise à mon égard. Bref, il est redevenu lui-même : insupportable. J'accélère le pas dans l'espoir de le semer, sans grand succès.
— Tu ne lâches jamais l'affaire, toi, soupiré-je.
— Jamais. C'est comme ça que j'ai eu Camille : à l'usure, annonce-t-il, tout sourire.
Je marque un temps d'arrêt pour le fixer, incapable de déterminer s'il plaisante ou s'il est sérieux. Et franchement, pas sûr de vouloir le savoir non plus. Quatre-vingt-dix pour cent de ce qu'il dit semble trop honnête pour être vrai, et les dix pour cent restants sont juste déroutants. Je ne serais pas étonné qu'il choisisse la pédiatrie en fin de compte. Il faut être un peu bizarre pour aimer cette spécialité.
— En parlant de Cam... reprend-il.
— Stop. Non. Au cas où si ce n'était pas clair tout à l'heure dans mon bureau, je n'ai aucune envie de parler de mon ex avec toi.
Il ouvre la bouche, prêt à répliquer, mais je lève un doigt en guise d'avertissement, accompagné d'un regard noir en prime.
— Non.
— OK, OK, cède-t-il, levant les mains en signe de reddition. Mais on parle de quoi dans ce cas ?
— De rien, répliqué-je, catégorique. Retourne avec Pierre.
Je repars sans attendre de réponse. Pourquoi le distributeur se trouve-t-il aussi loin des blocs ? Derrière moi, je l'entends encore trotter pour revenir à ma hauteur :
— D'accord, mais je vous accompagne avant alors.
Ma langue claque contre mon palais. De la patience. J'ai juste besoin d'un peu de patience. J'en suis capable, non ? Après tout, j'ai supporté Émilien, et j'ai fini dans son lit. C'est une preuve que les exceptions existent. Alors tolérer Clément quelques minutes de plus doit être jouable. Une fois que j'aurais mon Kit Kat en main, je retournerai me coucher et serai débarrassé de lui. Je peux le faire.
— Oh, je sais !
— Toujours pas, grondé-je, l'interrompant sans le regarder.
Mon ton froid glisse sur lui comme une goutte d'eau sur un imperméable. Il ne semble ni affecté ni prêt à s'arrêter dans son délire. Tandis que je tape le numéro sur la machine et y pose ma carte pour en débiter le prix, il s'adosse contre le mur avec une nonchalance qui me laisse toujours aussi perplexe. Rien ne l'ébranle jamais ?
Clément s'étire tel un chat, puis finit par poser son regard sur moi. Ce n'est pas le genre d'observation intrusive dont Sarah est capable, mais ça me met tout de même sur les nerfs. Il ne me fixe pas parce qu'il est curieux. Non. J'ai plutôt l'impression que je suis son point d'ancrage. Comme s'il se forçait à concentrer son attention sur moi pour ne pas se disperser. Et honnêtement, je préférerais qu'il se focalise sur quelqu'un d'autre.
— Avec un suçon pareil, vous avez dû passer un bon weekend, commente-t-il au moment où mon snack tombe.
Le regard meurtrier que je lui offre en guise de réponse le fait grimacer.
— Merde, je l'ai dit à voix haute, c'est ça ? Vraiment pas fait exprès pour le coup. Il est tard, j'suis crevé, ça m'a échappé.
Je ne prends pas la peine de répondre. Mais à cause de cet idiot, mes pensées retournent vers Émilien alors qu'il ne m'était pas revenu en tête depuis mon réveil. J'aurais dû lui écrire avant de m'endormir pour régler le dilemme une bonne fois pour toutes. Techniquement, ne pas lui donner de nouvelles n'est pas dramatique... en théorie. Mais en pratique, je n'arrive pas à m'ôter cette envie de la tête. Enfin, peu importe ce dont j'ai envie ou non. Ça ne règle pas le problème : je ne saurais pas quoi lui dire. Peut-être que rester sur cette seule expérience serait plus sage. Pourquoi prendre le risque de changer les règles du jeu ? Une unique nuit satisfaisante était un bon compromis. Je peux m'en contenter.
— Je suis content pour vous, docteur Royer.
Mes yeux pivotent vers Clément avec méfiance. J'avais presque oublié qu'il était là, preuve qu'Émilien prend un peu trop de place dans ma tête dernièrement. Reprenant le chemin de la salle de garde, je lui tends un autre Kit Kat, sans un mot. Il l'attrape avec un sourire éclatant qui fait apparaître ses deux fossettes, accompagné d'un merci trop enthousiaste pour du chocolat.
— Et je sais que Cam sera aussi heureux pour vous.
Alors que je m'arrête net et lui fais face, il croque dans son Kit Kat.
— À quel moment, dans cette conversation à sens unique, tu as pu te méprendre assez pour croire que j'avais envie de t'écouter parler ?
— Oh, allez, vous n'êtes pas si terrible que ça, me rabroue-t-il en poussant doucement mon bras comme si nous étions de vieux potes. Bon, d'accord, niveau façon de s'exprimer, il y a quelques petits trucs à revoir, mais personne n'est parfait. On a tous nos défauts.
J'hésite un instant. L'ignorer ou l'agacer un peu, histoire qu'il voie ce que ça fait ? Surfant encore sur la vague d'adrénaline de la césarienne réussie, et succombant à la fatigue aussi, je choisis la seconde option.
— Des défauts, hein ? lancé-je. Est-ce que le fait que te taper ton interne sur ton lieu de travail entre dans cette catégorie ?
Clément porte dramatiquement une main à son sternum, comme si mes mots avaient transpercé son pauvre petit cœur amoureux. Bien sûr, sa comédie n'est pas crédible. Futur bon médecin, oui. Bon acteur, non.
— Aouch, doc, fait-il semblant de s'offusquer avant de ricaner tout seul.
Je roule des yeux et reprends ma marche, suivi par l'externe le plus étrange que j'ai croisé en quinze ans de carrière.
— Par contre avant de juger, est-ce que je dois vous rappeler que vous n'avez pas été si professionnel que ça non plus avec Camille ? s'amuse-t-il. Au final, nous sommes deux victimes. C'est lui le mauvais garçon.
Ma mâchoire se serre malgré moi.
— Il n'était plus mon interne quand on a commencé à se voir, rétorqué-je, sur la défensive. Et, contrairement à toi, je ne passe pas mon temps à transformer ça en plaisanterie.
Insensible à mon argument, Clément croque à nouveau dans son Kit Kat et secoue la tête avec un sourire en coin, presque complice.
— Non, mais je comprends, hein. Moi non plus, je regrette rien. Trésor est le meilleur.
Oh. Donc Trésor est... Camille ? Je retiens un soupir et une envie de vomir. Je déteste les surnoms. Je les déteste encore plus quand ils sont à la fois mielleux et complètement cons.
— J'imagine que Bouton d'or était déjà pris ? raillé-je.
— Très drôle, répond-il. Mais du coup, ça veut dire que le surnom est encore disponible si vous le voulez.
Quand il me renvoie un clin d'œil, cette fois, je craque et ne retiens pas mon soupir blasé. Impossible de savoir s'il plaisante ou s'il est sérieux. Pour son bien, j'espère que c'est la première option.
— Épargne-moi les détails, Aubert. J'ai un faible seuil de tolérance, et tu es déjà bien au-delà.
— Nan, mais vous devriez vraiment essayer, doc ! s'entête-t-il. Les surnoms sont une preuve d'affection. Un petit « Lapin » à donner à quelqu'un ?
— Si je commence à utiliser « Lapin » sur quelqu'un, appelle le neurologue ou le psychiatre, bougonné-je. Ce sera clairement le signe d'un problème médical très grave.
— Je prends note, rit-il. En tout cas, merci de m'avoir permis d'assister à la césarienne. C'était cool de votre part.
Clément hausse les épaules, comme si ce simple remerciement n'avait rien de plus naturel pour lui. La surprise me fait ralentir, bien que ma délivrance soit à deux pas. Je ne m'attendais pas à ça de sa part. Il est exubérant, envahissant, et d'une énergie presque épuisante. Pourtant, comme tout à l'heure dans la chambre de la patiente, je commence à comprendre ce que Camille a pu lui trouver. Sous tout ce bruit et ce chaos qu'il représente, il y a quelque chose de... Arf, attendrissant.
Je frissonne de dégoût.
— Tu es là pour apprendre, non ? Et bien voilà. Maintenant, disparais.
Je pousse la porte de ma chambre et m'adosse au bureau. Clément, fidèle à lui-même, reste planté dans l'embrasure, indifférent au fait qu'il est temps pour lui de partir. Bien qu'il soit tard, il n'a pas l'air fatigué. Ah, la vingtaine...
— Vous savez, docteur Royer, si vous aviez dit ça avec un sourire, je suis sûr que moi aussi, j'aurais craqué sur vous, plaisante-t-il avec ce ton faussement innocent qui me donne aussitôt envie de l'étrangler.
Je plisse les yeux, un sourire menaçant étirant mes lèvres.
— Si tu tiens à sortir d'ici avec ta langue intacte, je te conseille de tourner les talons tout de suite.
Il feint une inquiétude exagérée, mais ses fossettes le trahissent.
— Vous menacez souvent les gens, ou c'est un petit truc que vous me réservez ?
Je lâche un soupir, partagé entre résignation et amusement. Il n'est pas méchant, mais qu'est-ce qu'il me met les nerfs en pelote.
— Tu ferais bien de croire ce que Camille et les autres disent sur moi, lancé-je d'un ton plat, cherchant à mettre un terme à cette conversation absurde.
— J'aime bien me faire mes propres idées. Pas vous ?
Je me pince l'arête du nez, incapable de décider si son culot sans limite est fascinant ou insupportable. Sérieux ou simplement fou, la ligne est de plus en plus fine. Ses fossettes réapparaissent dans la seconde quand il rigole, ce qui ne fait qu'intensifier mon irritation.
— Aubert, je ne suis pas gentil, m'agacé-je, appuyant sur le dernier mot pour bien ancrer l'idée dans son esprit.
— Peut-être pas tout le temps, concède-t-il, mais j'ai eu l'occasion de vous observer et j'ai plutôt l'impression que vous l'êtes quand ça compte vraiment.
J'arque un sourcil, intrigué malgré moi. À aucun moment je ne me suis montré agréable avec lui. Pas une seule fois.
Clément s'approche alors d'un pas, et son ton bascule presque dans la confidence :
— Si ce n'était pas le cas, Léonard, Camille ne serait jamais tombé amoureux de son boss. Ni n'aurait fait l'effort de passer outre sa mysophobie pour être avec vous. Et il n'aurait certainement pas tenu deux ans avec quelqu'un qui manque d'intégrité, vous le savez aussi bien que moi.
Je fronce les sourcils, pas vraiment convaincu. Car au final, Camille m'a quand même quitté parce qu'il n'aimait pas mes méthodes de travail ou ma manière de parler. Des détails que Clément semble commodément oublier.
— Et puis, enchaîne-t-il en reculant, ce n'est pas parce qu'une personne n'est pas « gentille », qu'elle est automatiquement « méchante ». Si notre société était aussi binaire, la Justice aurait beaucoup moins de boulot, vous ne pensez pas ?
— Qu'est-ce que tu essaies de faire au juste ? demandé-je, suspicieux.
— Rien. Je dis juste que vous vous croyez peut-être pire que vous l'êtes réellement. Qu'est-ce qu'il en pense, votre Lapin ?
Il pointe la marque sur mon cou et je retiens un rire sec, mi-amusé, mi-exaspéré. Il s'attend à ce que je partage ce genre de détails avec lui alors que je suis moi-même incapable de répondre à cette question ? Franchement, je n'ai aucune idée de ce qu'Émilien pense de moi. Je crois qu'il me tolère. Le sexe doit certainement aider de ce côté-là.
— Mon « Lapin », comme tu dis, a bien d'autres choses à penser que de se soucier de tes surnoms débiles. Quant à ce qu'il pense de moi, c'est un mystère qui restera entier, parce que je ne compte ni lui poser la question, ni le revoir. Ça te convient ?
Je n'ai aucun scrupule à mentir pour une fois. Mon envie de revoir Émilien est toujours bien là, persistante malgré les heures qui passent. Mais si cette petite mise en scène peut faire taire Clément et le faire déguerpir, alors autant jouer le jeu.
— Sérieusement ? rit-il. Vous essayez de convaincre qui, là ? Vous ou moi ?
Je lui jette un regard noir, mais son sourire persiste.
— J'essaie de te faire dégager.
— J'y vais, j'y vais... Mais mon avis reste le même. Je parie qu'il ne vous trouve pas aussi insupportable que vous le pensez.
Je fronce les sourcils, agacé autant par ses mots que par l'étrange déclic qu'ils semblent provoquer en moi. C'est vrai que samedi soir, Émilien ne m'a jamais traité comme l'abruti qu'il connait. Il est peut-être même l'une des rares personnes à voir au-delà de ce que je montre. Et c'est bien ça le problème. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il voit en moi ? Je ne fais pas semblant ; je n'aime réellement pas les gens et ne fais aucun effort pour le cacher. Pourtant, je l'envoie chier, et il me ramène chez lui ? Il m'exaspère, et je le suis jusqu'à son lit ? Où est la logique dans tout ça ? Simplement une question de libido ?
— Bon, grogné-je, plus durement que prévu. Tu as fini de philosopher sur ma vie privée ou il faut que je te menace une seconde fois pour que tu partes enfin ?
Clément secoue la tête, par dépit ou résignation, je ne sais pas.
— Oui, pardon. Je divague. Mais pour ce que ça vaut, si c'était moi, je m'assurerais que cette personne sache ce que je pense d'elle.
Ses mots me frappent plus fort que je ne voudrais l'admettre. Je reste silencieux, serrant les mâchoires pour ne pas lui donner la satisfaction d'une réponse. Il me regarde comme s'il évaluait l'impact de ses paroles, avant de me faire un signe de matelot.
— Allez, je vais aller faire une ronde. Mais réfléchissez-y, hein. Le silence, c'est pas toujours une bonne stratégie, vous savez.
Après un clin d'œil, il tourne les talons et disparaît dans le couloir, me laissant seul avec ses paroles.
« Peut-être pas tout le temps, mais j'ai plutôt l'impression que vous l'êtes quand ça compte vraiment. »
Je grimace, le regard fixé sur le couloir désormais vide. Pourquoi faut-il que ce gamin insupportable ait parfois des éclairs de bon sens ? Je secoue la tête, agacé par ma propre réaction. Ce genre de remarque n'a rien à faire dans ma vie. Je ne veux pas qu'on gratte sous la surface, surtout pas lui. Clément a déjà bien trop d'audace pour un simple externe.
Je me redresse, ferme la porte pour me couper de toute autre perturbation, puis me laisse tomber sur le lit. Les yeux fermés, l'image d'Émilien revient aussitôt. Encore. Bon sang, lui aussi, il fait chier à venir me hanter. Mes pensées dérivent vers nos échanges tendus, sa voix teintée de piquant, son rire... Je secoue la tête. Pas maintenant. Il faut que je dorme.
Lorsque je me tourne pour éteindre la lampe de chevet, mon regard s'attarde sur mon téléphone posé sur la table de nuit. Tentant. Trop tentant. Mais peu importe ce que Clément pense. Je n'ai rien à prouver, encore moins à lui.
Quelques minutes de sommeil plus tard, je suis rappelé par Pierre. Habitué à ce genre de nuits durant une garde, je reprends le rythme et m'efforce de rester concentré sur l'essentiel.
Quand la relève arrive enfin, je salue l'équipe dans un état second avant de me diriger vers le vestiaire. Alors que je termine d'enfiler mes chaussures, un collègue entre. L'ouverture de la porte me permet d'apercevoir Sarah, adossée contre le mur du couloir, un café fumant à la main.
— Alors ? m'apostrophe-t-elle dès que je la rejoins.
Je ne réponds pas immédiatement, me contentant de masser mes tempes. L'épuisement pèse sur mes épaules, et je ne suis pas d'humeur à discuter.
— La nuit a été longue, on en reparle un autre jour ? demandé-je, sachant qu'elle lâchera l'affaire.
Après un hochement de tête, Sarah se repousse du mur pour marcher à mes côtés. Elle est déjà en tenue pour sa journée de travail, et j'apprécie qu'elle ait pris quelques minutes pour venir me saluer. Alors que nous avançons dans le couloir, elle me tend un sachet brun avec le logo d'une boulangerie près de chez elle.
— Tu as l'air crevé.
— Merci pour cette analyse brillante. Et pour le croissant, ajouté-je en le sortant pour croquer dedans sans attendre.
— Pas de quoi. Avec un peu de chance, ça te requinquera pour la route, souffle-t-elle. Tu fais gaffe, hein.
J'acquiesce pour confirmer puis lui souhaite une bonne journée. Une fois dans ma voiture, je m'enfonce dans le siège conducteur et laisse échapper un long soupir. La nuit me pèse, mais ce n'est pas ça qui me fatigue le plus. Les paroles de Clément continuent de résonner dans ma tête, tenaces, s'accrochant à mes pensées bien plus que je ne le voudrais. Son rire joyeux, ses surnoms débiles, ses fausses vérités. Il a réussi à s'immiscer là où il n'a rien à y faire. Et pourtant...
J'attrape mon téléphone sur un coup de tête, mais mes doigts hésitent au-dessus de l'écran. Rien ne vient. Je tape quelques mots sans intérêt, les efface, puis recommence. Trois fois de suite. Lorsque la frustration monte en moi, je laisse tomber. Mon portable atterrit sur le siège passager avant que je ne démarre sans y accorder plus d'importance.
Le trajet me prend moins de trente minutes. Love m'accueille avec sa joie habituelle. Quand elle trotte autour de moi, sa queue bat l'air. Puis, elle se précipite dehors dès que je lui ouvre la porte pour aller faire ses besoins. Comme tous les matins après une garde, elle ne traîne pas, car elle sait qu'après deux petites heures de sommeil, nous irons nous balader. Sa patience m'étonnera toujours. Ma chienne est bien plus posée que je ne le serai jamais.
Une fois son rituel terminé, elle s'installe dans son panier alors que je m'écroule sur mon lit, mon épuisement enfin palpable. Mais même après une si courte nuit, mon esprit reste agité. Ce n'est qu'en fin de journée, après des heures à tergiverser sur ce foutu message que je ne parviens pas à écrire, que je finis par abandonner. Je ne trouverai jamais les bons mots. Ce n'est pas moi. Y passer autant de temps est ridicule.
Je me redresse sur le canapé, attrape mon portable posé sur la table basse, et tape finalement :
« Salut. J'espère que ça va. »
Simple. Concis. Neutre.
J'attends, le regard braqué sur l'écran comme un idiot. Il est assez tard pour qu'Émilien dorme déjà. J'aurais dû attendre demain matin. Les secondes s'éloignent, et avec elles, ma pseudo-sérénité. Peut-être que j'aurais dû être plus... je ne sais pas, engageant ?
Mais avant que je ne me triture davantage les méninges, une vibration me fait sursauter, amenant avec elle une accélération de mon rythme cardiaque.
« Dis-moi, combien d'heures tu as passées à te retourner le cerveau pour trouver cette magnifique entrée en matière ? »
Je soupire, déjà au bord de l'irritation, mais un sourire s'impose malgré moi sur mon visage. Évidemment, Émilien a le don de me pousser à bout dès le départ.
« Suffisamment pour finir par abandonner. Et toi, combien de secondes pour trouver une réponse aussi agaçante ? »
« Juste assez pour trouver de quoi te faire soupirer et sourire en même temps. Mission accomplie ? »
Oh, le con. Il a raison. Il a même parfaitement réussi : j'ai soupiré, j'ai souri. J'ai réagi exactement comme il s'y attendait, et ça m'agace. Je jette mon portable sur le coussin à côté de moi, avant de me pencher pour le récupérer la seconde suivante. Hors de question de capituler dès le premier round. Non. Je ne vais pas céder si facilement.
« Tu t'amuses bien, hein ? »
J'appuie sur envoyer et repose mon téléphone sur la table basse. Le silence semble presque pesant, accentué par le tic-tac régulier de l'horloge de la cuisine. Comme après mon premier message, Émilien me laisse mariner, mais cette fois, je sens une pointe de curiosité qui se mêle à mon impatience.
Les secondes s'étirent, me laissant seul avec cette tension agaçante qu'il sait si bien alimenter. Quand enfin mon écran s'illumine, je compte jusqu'à cinq avant de lire son message.
« Ce n'est pas tous les jours qu'un mec me fait attendre plus de deux jours pour deux lignes aussi émouvantes. Laisse-moi le temps de m'en remettre. »
Mes yeux montent au plafond, mais un sourire menace d'apparaître. La lumière tamisée de mon salon me paraît soudain plus chaleureuse, comme complice de son insolence. Je déteste qu'il sache exactement comment m'agacer et, pire encore, que ça me plaise un peu trop.
Après avoir tapé une première réponse, j'hésite et l'efface avant d'en écrire une nouvelle, qui colle mieux à ma personnalité :
« Tu aurais préféré que je te dise que ton foutu suçon m'a fait bien chier au boulot aujourd'hui ? »
Cette fois, sa réponse arrive plus rapidement que les précédentes.
« J'ai fait ça, moi ? Aucun souvenir. Tu dois te tromper de personne. »
Je secoue la tête, une expression mi-amusée, mi-exaspérée, flottant sur mon visage. J'aurais aimé savoir s'il rit, s'il est sérieux, ou même juste voir son visage pour me faciliter la tâche. Mais je suppose que je dois me contenter de ces mots, et laisser mon imagination combler le reste.
« Je ne suis pas rancunier, mais je crois que je vais faire une exception pour cette fois. Ça devrait être facile : cinq sens contre quatre. Du tout cuit. »
« Sois créatif dans ta vengeance alors ! Impressionne-moi. »
Mes yeux s'agrandissent. Je plaisantais mais... est-ce qu'Émilien vient vraiment de glisser une invitation déguisée à se revoir ? Ou est-ce juste une de ses provocations bien placées qui me mettent toujours sur le fil du rasoir ? Je jette un coup d'œil à Love, qui s'étire à côté de moi. Malheureusement, elle ne peut pas m'aider à y voir plus clair.
Je plisse les yeux, tentant de formuler une réponse neutre qui ne trahit ni ma surprise ni mon intérêt. Mais avant même que j'aie pu écrire quoi que ce soit, mon téléphone vibre de nouveau :
« Tu n'inventes rien. Oui, on peut se revoir, et non, pas demain. Je suis pris toute la semaine, mais on en reparle dans quelques jours. Je dois aller me coucher, je me lève tôt. Bonne nuit, Léonard. »
Je reste immobile, et relis son message une fois, puis deux, trois. Les mots s'impriment dans mon esprit. Émilien a cette manière frustrante de ne jamais me laisser le contrôle total de nos échanges. Mais surtout... Il veut me revoir ? Moi ?
C'est à la fois troublant et réconfortant, comme un poids invisible qui se dissipe. Pour cette fois, je décide de ne pas le contredire.
« Bonne nuit, Payet. »
Je pose mon portable sur le coussin à ma gauche et m'enfonce un peu plus dans le canapé, l'esprit étrangement plus léger. Peut-être que Clément avait raison, après tout. Peut-être que je ne suis pas aussi insupportable que je le pense. Ou alors, Émilien aime les cons, comme il me l'a dit. Quoi qu'il en soit, je choisis de ne pas y réfléchir davantage.
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