Chapitre 11 - Émilien
Le trajet en taxi est une nécessité que je n'apprécie pas, surtout lorsque je dois deviner si c'est bien la bonne voiture dans laquelle je monte. Heureusement, le chauffeur ne fait pas partie de ceux qui rechignent à prendre des clients tels que moi. Ça m'est déjà arrivé deux fois par le passé. Il comprend rapidement pourquoi je lui pose autant de questions avant de m'installer à l'arrière, et son ton reste professionnel, sans trace d'agacement.
Une fois ma ceinture bouclée, j'écoute le moteur ronronner, accompagné du rythme monotone des essuie-glaces qui balaient la pluie fine du pare-brise. Les annonces des directions du GPS m'aident à me situer sur la route et à maintenir un semblant de contrôle sur la situation. À peu près. J'essaie de rester calme, de respirer profondément à chaque virage, tout en luttant pour éloigner mes pensées de Jonas. Une envie fugace de cigarette me traverse, mais je l'ignore. Coincé dans cette voiture, je ne peux rien faire d'autre que patienter en me répétant que tout va bien. Je psychote.
Le chauffeur conduit sans tenter de lancer la moindre conversation. Une chance. Après ma discussion avec Royer, je n'ai pas la tête à parler. Je sais que Natasha gère, mais cela n'apaise pas entièrement l'anxiété qui se niche au creux de mon ventre. Ma jambe n'arrête pas de s'agiter. On dirait un métronome désaccordé. Cette sensation s'installe chaque fois que quelque chose sort de l'ordinaire avec Jonas. Je suis passé maître dans l'art de rester impassible en toutes circonstances, sauf quand il s'agit de mon fils. Dès que ça le concerne, je perds le contrôle. Malgré mes efforts, la peur qu'il lui arrive un jour quelque chose sans que je ne puisse rien y faire me hante depuis sa naissance.
Trente-cinq minutes après mon départ de la brasserie, j'arrive enfin devant la maison de mon ex. Je remercie le chauffeur et me dirige aussitôt vers l'entrée, non sans faire attention aux pierres rendues glissantes par la pluie.
Après avoir frappé, il ne faut qu'une minute pour que Natasha ouvre la porte et m'accueille d'une pression sur le bras. Elle me laisse entrer sans un mot. Après plus de dix ans, elle me connaît assez pour savoir que, dans ces moments-là, je l'écoute à peine.
— Je sais, je ne devrais pas être ici, soufflé-je en guise d'excuses, une fois le seuil passé.
— On en parlera après. Il est en haut, se contente-t-elle de me répondre.
L'odeur familière de lavande m'enveloppe dès que j'arrive dans le vestibule. Lorsque la mère de mon fils referme la porte derrière moi, le léger grincement me rappelle des souvenirs doux-amers que je mets de côté. Ce n'est pas le moment.
Je monte à l'étage, accompagné du bruit des pas de mon ex dans mon dos. Je connais cette maison aussi bien que la mienne. Pourtant, chaque fois que je reviens, une impression étrange me serre la poitrine. Comme si je n'avais rien à faire là. Je ne laisse néanmoins rien transparaître.
La chambre de Jonas se situe quasiment en face de l'escalier. À l'intérieur, le bruissement des draps trahit un mouvement plus agité. En m'approchant du lit, avec précaution au cas où des jouets traîneraient, je tends l'oreille. Mon esprit paniqué se met déjà à élaborer toutes sortes d'hypothèses sans me laisser le temps de les trier. Mais avant même de l'atteindre, je capte le rythme régulier de sa respiration. Bien que mes épaules restent tendues, le savoir endormi est un soulagement immédiat. Derrière moi, Natasha s'est adossée à la porte. Je l'imagine les bras croisés, en train de m'observer. Elle n'a pas besoin de parler pour que je devine ce qu'elle pense : je suis un père trop inquiet au mieux, ou un ex trop envahissant au pire.
Après m'être accroupi près du lit, je pose le plat de ma main contre le front de Jonas. Sa peau est sèche et tiède sous mes doigts. Pas de fièvre. Un soupir discret m'échappe en même temps qu'un poids se dissipe. Je dégage une mèche de cheveux collée à son visage avant de déposer un baiser contre sa tempe. Son doudou étant bien en place, je le reborde et me redresse.
En quittant la chambre, je m'efforce de ne pas faire craquer le parquet sous mes pas. Mon ex referme délicatement la porte avant de se tourner vers moi. Je m'adosse contre le mur du couloir, et relâche enfin la tension qui nouait mes épaules depuis mon départ du restaurant.
— Tu sais que tu n'avais pas besoin de venir, chuchote-t-elle. Il te réclamait au moment d'aller dormir, mais il s'est finalement calmé. Il faut que tu arrêtes de t'inquiéter.
Sa voix est un mélange de compréhension et de reproches, un équilibre qu'elle a toujours maîtrisé à la perfection. J'imagine ses traits tirés à cause de mon apparition sur le pas de sa porte à vingt-deux heures. Je souris faiblement, reconnaissant sa tentative de me rassurer, même si elle en profite pour glisser un rappel subtil des règles que nous nous sommes fixées il y a six ans.
Ma relation avec Natasha est fondée sur des souvenirs teintés d'amertume. Nous avons vécu notre histoire à fond, avant de réaliser que, malgré l'amitié qui nous liait, nous n'étions pas faits pour durer. La séparation a été compliquée pendant un temps — trop de désaccords, trop de ressentiments face à l'échec —, mais notre fils a toujours été au centre de nos priorités. Ça, ça ne changera jamais. Avec le temps, nous avons appris à maintenir l'équilibre fragile construit pour Jonas. Chaque année le rend un peu plus solide. Aujourd'hui, nous sommes plus proches de vieux amis que de deux moitiés d'une histoire brisée.
Je passe ma main sur ma nuque, cherchant les bons mots pour justifier mon accès de folie. Je ne suis pas sûr qu'ils existent, autant assumer.
— Je ne faisais rien d'important de toute façon. Il n'a pas eu de température ?
— Non, m'apprend-elle. Comme je te l'ai dit au téléphone, c'est un caprice avant de dormir.
Je hoche la tête, plus pour moi-même que pour elle, et enfonce mes mains dans les poches de mon pantalon.
— Il pourrait avoir de l'asthme ? lancé-je, pensant à voix haute. J'ai entendu qu'il était essoufflé.
— Parce qu'il a couru avec le chien toute la soirée.
Sa logique me donne une ancre, mais je ne peux m'empêcher de scanner toutes les possibilités dans mon esprit. À ce niveau, c'est presque un réflexe.
— Hmm, hmm.
— Émilien, je sais que la garde partagée peut être compliquée parfois. Crois-moi, je stresse aussi quand il est avec toi.
Sa voix reste douce, mais ferme. Le genre qui cherche à rassurer sans insulter.
— Pas parce que je ne te fais pas confiance, hein, poursuit-elle, mais parce que c'est normal de s'inquiéter. On a envie d'être présent pour tous les petits moments. Mais tout va bien. Jonas va bien.
Ma main glisse sur mon front dans un geste las. Évidemment que Natasha a raison. Je réalise combien je me laisse facilement emporter par mes peurs et tends mon bras pour presser le sien dans le but m'excuser. Avec mes proches, être tactile n'a jamais été un problème. Au contraire, ils savent que cela m'aide à me repérer, à les situer dans une pièce.
— Désolé d'avoir débarqué si tard. Je te promets que ça n'arrivera plus.
— Ne t'en fais pas. Je m'y attendais dès que j'ai compris que tu avais entendu Jonas derrière moi.
Je hausse un sourcil, amusé malgré moi.
— Et pourtant, tu n'as pas raccroché, plaisanté-je, un sourire involontaire étirant mes lèvres.
— Tu aurais fait la même chose pour moi.
Elle marque un point, même si d'habitude, Jonas est réellement malade quand ça arrive. Par chance pour nous deux, c'est rare. La dernière fois remonte à plus de six mois, lors d'une épidémie de gastro qui a foudroyé son école en quelques jours. Je n'avais même pas eu besoin de la prévenir. Comme moi ce soir, Natasha avait spontanément débarqué à la maison pour me prêter main forte durant le weekend.
— Puisque tu es là, tu veux boire un truc ? me propose-t-elle, d'humeur plus légère.
J'acquiesce d'un signe de tête, puis la suis pour redescendre dans le salon. Les marches grincent sous nos pas, mais pas assez fort pour réveiller notre fils.
Pendant que je m'installe dans un fauteuil, Natasha s'éloigne vers la cuisine. Ici, l'air sent davantage la lavande, avec une touche plus acide de produits chimiques. Il doit y avoir un pot-pourri ou une bougie quelque part sur la table basse. Ça toujours été son péché mignon. Pour moi, c'est juste du bazar à éviter. Je n'aime pas encombrer l'espace avec des objets qui risquent de finir renversés. Surtout si ceux-ci peuvent déclencher un incendie.
Je passe une main sur l'accoudoir en cuir tandis que le tic-tac régulier de l'horloge de la salle à manger me rappelle qu'il est tard. J'ai agi de manière excessive, je me sens un peu idiot. Toutefois, je préfère passer pour un imbécile auprès de mon ex que de prendre le risque que Jonas croie que je m'en fiche.
Maintenant que je sais que tout va bien, je suis surpris de constater que mes pensées reviennent vers Royer. Est-ce qu'il a compris que je n'ai pas fui par envie de le provoquer ? Que mon départ était plus sérieux qu'un simple caprice de ma part ? Sa réaction me laisse penser qu'il s'est mépris. En même temps, je ne peux pas l'en blâmer. La semaine précédente, je suis parti parce que Victoire a eu besoin de moi, et ce soir... ce soir, disons que je me suis emballé. C'est évident qu'il doit se poser des questions sur mes départs brusques. Mais est-ce qu'il a été déçu ? Soulagé ? Ou simplement agacé comme à son habitude ? Je secoue la tête. Inutile de ressasser.
Le sifflement de la bouilloire et le bruit des assiettes mises dans le lave-vaisselle me font dériver à nouveau. Contre toute attente, j'ai passé un bon moment à discuter avec Royer. Ses remarques piquantes, teintées de quelque chose de plus intime m'ont intrigué plus que je ne veux bien l'admettre. J'envisage de lui faire savoir afin d'atténuer un peu mon départ abrupt, lorsqu'un détail technique me frappe. Je me fige, les sourcils froncés. Comment ai-je pu oublier de lui demander d'échanger nos numéros ? D'habitude, je suis organisé, méthodique. Mais là, j'ai agi comme un amateur, emporté par... par quoi ? Lui ?
Je passe mon index sur ma tempe, blasé par ma propre distraction. J'aurais pu m'excuser, lui donner un semblant d'explication, ou juste parler sans être interrompu cette fois.
Le parfum du thé que Natasha a préparé s'envole jusqu'à moi, interrompant le cours de mes pensées. Tant pis. Ce qui est fait est fait. Cette soirée restera une anecdote intéressante, le temps qu'elle persistera dans ma mémoire. Je me redresse dans le fauteuil, délaissant le docteur Casse-Burnes. Après tout, lui non plus ne m'a pas demandé mon numéro.
— Tiens, dit-elle en posant une tasse devant moi. Camomille. Je me suis dit que ça t'aiderait à te détendre un peu.
Elle glousse et je lui renvoie une moue faussement vexée.
— Ça va mieux ? demande-t-elle en s'asseyant quelque part en face.
J'hésite avant de répondre, non pas par envie de mentir, mais parce que je sens qu'il y a plus à dire que le simple « oui » rassurant. Ma soirée avec Royer, ma venue précipitée ici, tout se mélange en une tempête de pensées qui me laisse épuisé.
— Oui et non, dis-je enfin. Je me sens comme un idiot, mais Jonas va bien, c'est ce qui compte.
Je ne doute pas que Natasha comprend plus que ce que je viens d'avouer. Elle connaît mieux que personne mes inquiétudes et sait exactement d'où elles viennent. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons réussi à maintenir une relation aussi cordiale malgré notre séparation difficile. Nos différences ont toujours été claires, que ce soit dans notre façon d'aimer ou d'envisager l'avenir. Je pense qu'elle avait besoin de plus, de cette passion que je ne pouvais lui offrir. Je n'ai jamais été quelqu'un de fougueux ou d'impulsif. J'aime prévoir et savoir à quoi m'attendre. Pour Jonas, c'est la même chose. Natasha adore les surprises et l'imprévu, tandis que moi, j'ai besoin de structure et de contrôle, surtout quand il s'agit de mon rôle de père.
— Tu devrais apprendre à te faire confiance, Émilien, souffle mon ex, sa voix douce trahissant tout de même sa lassitude. Tu sais aussi bien que moi que tu fais tout ce qu'il faut pour lui.
La certitude de ses mots se fraie un chemin et apaise le chaos qui s'est installé dans ma tête. Même si elle a raison, cela reste difficile à intégrer. Maintenant que Jonas est plus grand, je commence à mieux gérer. Néanmoins, entre le moment où il a appris à marcher et l'âge où il a été assez grand pour commencer à comprendre que je ne voyais pas, il y a eu des périodes où la peur de rater quelque chose, un accident surtout, me rongeait. Cette crainte de ne pas être à la hauteur à cause de mon handicap me hante toujours autant malgré les années qui défilent.
Natasha semble capter le flot de mes pensées, sûrement à cause des souvenirs de ces moments où je doutais, où je remettais en question ma capacité à être le père qu'il mérite. Elle pose sa main sur mon bras avant de la retirer, comme pour me ramener au présent.
— Jonas t'aime, dit-elle pour couper court à toute analyse superflue.
Ses mots me font grimacer. Mon fils n'a jamais douté de ma présence ni de l'amour que je lui porte. C'est moi qui me torture avec ces incertitudes, encore et encore.
— Merci, murmuré-je.
Elle ne dit rien de plus, mais son absence de réponse en dit long. Un moment passe, ponctué par le bruit de nos tasses quand nous les reposons sur la table. Je sens qu'il est temps de rentrer chez moi quand une voix fluette brise le silence.
— Papa ?
Natasha tourne la tête vers le bas des escaliers, où Jonas se tient, tandis que je reste immobile, préférant tendre l'oreille plutôt que de bouger inutilement.
— Je suis là.
Je me lève pour le rejoindre. Sa voix encore marquée par le sommeil balaie mes derniers doutes de la soirée. J'avance, guidé par le bruit de ses pas sur les marches. Lorsque je tends la main, Jonas attrape mes doigts et les serre.
— Qu'est-ce que tu fais debout, bonhomme ? chuchoté-je en m'accroupissant à sa hauteur.
Je l'entends frotter ses yeux de son poing libre, l'autre tenant toujours ma main.
— J'ai entendu des voix et je voulais voir qui c'était, pouffe-t-il comme s'il était fier de lui. Tu veux savoir mon rêve ? Il y avait un dragon et je pouvais voler avec lui !
— Un dragon, hein ? murmuré-je avec un sourire. Il était comment ?
Jonas hoche la tête assez fort pour que je sente l'air bouger entre nous, tandis que sa respiration s'emballe avec son excitation montante.
— Grand et vert ! Et il avait des paillettes bleues, mais que sur les pattes. Et ses dents étaient grandes comme ça.
Il fait un mouvement de bras pour indiquer une taille, oubliant le temps d'un instant que je ne peux pas le voir. Je le sens tout de même se mettre sur la pointe des pieds, ce qui me donne une vague idée de son geste.
Je passe mes doigts dans ses cheveux ébouriffés et ajoute :
— Dis donc, c'est presque plus grand que toi, ça. Tu me racontes la suite au lit ?
Autant éviter qu'il se réveille trop. Jonas râle tandis que Natasha s'approche. Elle aussi passe sa main dans ses cheveux. Bien que son geste soit tendre et maternel, notre fils s'en plaint.
— Maman...
Nous rigolons tous les deux puis je nous guide jusqu'à sa chambre, le laissant rentrer sous les couvertures avant de le border. Je sens ses mains qui cherchent son doudou, et une fois que je lui ai donné, il me raconte la suite de son rêve. Alors que je suis assis contre la tête de lit, sa voix se fait de plus en plus lourde. Quand je perçois enfin un ronflement, je me penche pour embrasser son front.
— Bonne nuit, bonhomme.
L'esprit apaisé par ce moment de tranquillité, je me relève et retourne dans le couloir. Ces instants avec Jonas me rappellent toujours ce qui compte vraiment, mais ce soir, ils laissent un écho étrange, un goût d'inachevé qui, je le sais, ne vient pas de lui. Alors d'où ?
Le rire de Royer s'impose petit à petit, son ton mordant, ses répliques sarcastiques masquant quelque chose de plus profond. Évidemment. J'aurais dû le voir venir. Il est la question laissée en suspens, celle qui refuse de s'effacer de mon esprit trop analytique.
Le souvenir de la soirée m'arrache un sourire imperceptible, mais je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi il occupe encore autant mes pensées. C'est forcément ma curiosité, mon besoin de réponses. Pourtant...
— Émilien ?
La voix basse de Natasha me ramène à la réalité. Je sursaute puis me tourne vers elle.
— Hmm ?
— Tu veux rester un peu ?
Je n'ai pas besoin de réfléchir. L'inquiétude qui m'a saisi plus tôt s'est estompée, je n'ai aucune raison de lui imposer plus ma présence.
— C'est gentil, mais je vais rentrer. Il est tard.
— OK.
Nous descendons les escaliers en silence, le bois craquant sous nos pas. L'odeur de la camomille que j'ai laissée refroidir sur la table m'effleure encore les narines alors que je me dirige vers l'entrée.
— Je passe te prendre pour le déjeuner chez tes parents ? dit-elle, sa voix mesurée.
— Oui, si ça ne te dérange pas, confirmé-je.
— Aucun problème. Je pourrais déposer le sac de Jonas en même temps comme ça.
Je m'apprête à franchir la porte, mais m'arrête et me tourne vers mon ex.
— Merci pour ce soir. Et encore désolé.
— Ce n'est rien, répond-elle simplement.
Même si je ne peux pas le voir, je devine qu'elle sourit. Sur un dernier bonne nuit, je quitte mon ancienne maison. La pluie fine m'accueille avec une bourrasque de vent. N'habitant qu'à une vingtaine de minutes, je sors ma canne et décide de rentrer à pied. L'air frais ne peut que me faire du bien et me changer les idées, qui ont un peu trop tendance à ressasser ma soirée à mon goût.
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