Chapitre 1 - Léonard
En me baissant pour ramasser le Frisbee sur le sol, je sens mon téléphone vibrer dans la poche de ma veste. Un rapide coup d'œil à l'écran me suffit pour vérifier de qui il s'agit. D'un geste presque automatique, je rejette l'appel. Une conversation avec ma mère peut bien attendre que je rentre chez moi. Les contours m'en sont déjà familiers d'ailleurs ; elle va me parler des réussites de mon frère, de ma sœur ou de leurs enfants respectifs, dans un enthousiasme mesuré pour me faire croire qu'elle n'est pas en train de se vanter. Face à la fatigue qui me tiraille après ma courte nuit, je n'ai ni l'énergie ni l'envie d'affronter cette épreuve maintenant. Je la rappellerai plus tard ou... quand je n'aurai plus le choix.
Ma chienne, un rottweiler de six ans et demi, revient vers moi avec son jouet dans la gueule. Je me penche pour frotter son flanc en la félicitant avant de relancer le Frisbee au loin. Au moment où elle part comme un boulet de canon, j'enfonce mes mains dans les poches de ma veste en continuant de longer la forêt d'une démarche tranquille.
Pour un premier mai, le temps est plutôt maussade et le soleil n'est pas tout à fait au rendez-vous. Les quelques rayons qui transpercent les nuages de temps en temps suffisent toutefois pour que je croise d'autres promeneurs sur ce chemin de terre battue habituellement peu fréquenté. Nombre d'entre eux se baladent en famille, avec des poussettes ou des petits en bas âge courant à leurs côtés. En les voyant, et malgré leurs visages heureux, cela ne me donne pas envie de me trouver à leur place. Je préfère largement surveiller mon enthousiaste chienne plutôt qu'un monstre sur deux jambes bancales qui tente de s'échapper à la première occasion. J'adore les bébés, je les ai toujours adorés, mais au-delà de quelques semaines après leur naissance, j'en deviens allergique. Aussi étrange que cela paraisse, les nourrissons sont mes petits protégés. En revanche, tout le reste me file des sueurs froides. J'ai toujours l'impression que les enfants me jugent ou voient clair en moi. Il n'y a rien de pire que leur curiosité continuelle pour que je me sente aussitôt mal à l'aise en leur présence.
Une nouvelle vibration retentit contre ma hanche, ce qui me détourne de mes pensées. Encore une fois, je sors mon téléphone de ma poche et rejette l'appel sans même me sentir coupable. Du moins, c'est ce que j'essaie de faire croire à mon cerveau éreinté. Je ressens bel et bien le petit tiraillement caractéristique près de mon estomac, mais ayant l'habitude, je l'ignore. Et puis, si je suis en congé, ce n'est pas pour me faire emmerder par les incessantes remarques de ma famille concernant ma vie.
— Love ! appelé-je.
Même si le nom de ma chienne est ridicule à mes yeux, j'ai appris à l'apprécier au fil des ans. Lorsque la plus jeune de mes trois nièces l'a proposé, je n'ai pas eu le cœur de lui avouer que me promener avec un rottweiler de quarante kilos du nom de « Love » n'était pas tout à fait ce que j'avais en tête en la ramenant du refuge. J'imaginais plus quelque chose du style « Gamora » ou « Black Widow » afin de satisfaire l'éternel ado en moi, mais eh ! Au moins, j'ai évité la version française. Pour ça, j'aurais toujours une éternelle reconnaissance envers ma belle-sœur, écossaise, pour avoir appris l'anglais à ses enfants dès leur plus jeune âge. Je me vois mal crier « Amour, lâche ce truc mort ! » à chaque promenade. Merci, mais non merci.
À l'instant où Love accourt jusqu'à moi avec son Frisbee dans la bouche, un demi-sourire apparaît sur mes lèvres. Malgré les préjugés sur cette race, ma chienne est une véritable boule de douceur. En six ans à mes côtés, je ne l'ai jamais entendu grogner une seule fois contre quiconque. J'en ai conclu que les rottweilers étaient des chiens incompris et que ma nièce avait, en fin de compte, trouvé le nom idéal pour elle. Même si, en toute honnêteté, « Frost » aurait été vachement cool aussi.
De gros filets de bave épaisse coulent de chacune de ses babines, mais son air heureux apaise ma culpabilité pour ne pas avoir répondu à ma mère. Love saute autour de moi pour attirer mon attention, mais je ne risque pas de la louper à cause de sa taille, ce qui me fait ricaner. Je relance donc une nouvelle fois son jouet sans attendre. Dès qu'elle part à toute vitesse en disparaissant derrière un arbre, une troisième vibration me fait soupirer. Je frotte mon front en fermant les yeux pour me donner le courage de répondre. Autant me débarrasser de cette corvée maintenant, non ?
Guère convaincu de prendre la bonne décision, je sors tout de même mon portable de ma poche et décroche avant d'avoir changé d'avis.
— Léonard ? s'assure aussitôt ma mère.
Comme si cela pouvait être quelqu'un d'autre que moi. Durant une seconde, je suis tenté de répondre que c'est le Troll des bois avant de me raviser. Autant ne pas rallonger la conversation avec une blague qui ne sera pas appréciée à sa juste valeur.
La voix de ma chère mère est, comme à son habitude, posée, ce qui m'empêche de déterminer son état d'esprit. Derrière elle, je perçois des bruits que je ne peux pas non plus identifier jusqu'à ce que j'entende mon père prévenir qu'il part acheter du pain avant que la boulangerie ne ferme. Une routine bien huilée qui ne change pas avec les années, à ce que je vois.
— Salut, dis-je sur le même ton neutre. Tout va comme il faut ?
— Oui, oui. Tu passes prendre le café à la maison aujourd'hui ? Laura est venue déjeuner avec les petits, je suis sûre qu'ils aimeraient te voir.
Je n'en doute pas. Qui de mieux placé que l'oncle grognon pour jouer avec eux durant son seul jour de repos de la semaine ? Cependant, je n'en ai pas envie. Enfin, pas de passer du temps en compagnie de mes neveux. Les enfants me filent des frissons, mais eux ont droit à un joker une fois de temps en temps. Non, je n'ai plutôt aucune motivation pour faire face au reste de ma famille. Pas aujourd'hui en tout cas.
— Passe-leur le bonjour de ma part.
— Oh, tu travailles ? Je ne pensais pas que tu serais de garde aujourd'hui. Tu l'étais déjà pour Pâques, non ? C'est pour ça que ton frère t'a loupé la dernière fois qu'il est venu avec les filles, me rappelle ma mère.
Et parce que je ne voulais pas le voir, mais elle préfère vivre dans le déni et oublier que mon frère et moi ne sommes pas spécialement proches.
— Je crois qu'il veut t'appeler d'ailleurs. Pour savoir si tu connais un ophtalmo qui n'a pas trop d'attente, ou quelque chose comme...
— Je ne suis pas de garde, la coupé-je pour gagner du temps, mais je ne suis pas non plus à la maison.
En réalité, je suis seulement à une quinzaine de minutes de chez moi. Toutefois elle n'a pas besoin de le savoir. Si elle l'apprenait, ma mère n'hésiterait pas à me faire culpabiliser jusqu'à ce que je me sente obligé de sauter dans ma voiture et faire le trajet jusqu'à leur maison, qui se trouve à moins d'une demi-heure de la mienne.
Lorsque deux adolescents arrivent en courant sur le chemin, je me décale afin de les laisser passer. Mes doigts jouent avec la laisse de Love, mes yeux se perdent dans le vague. Trois, deux, un...
— Oh. Oh ! répète-t-elle, un peu surprise. D'accord...
Et le voilà, le même moment gênant depuis vingt ans, celui où ma mère s'imagine que je ne suis peut-être pas seul, que je pourrais avoir passé la nuit avec quelqu'un qui est encore là. Comme chaque fois que cela arrive, un silence embarrassé suit. Aujourd'hui ne déroge pas à la règle universelle de ma vie. À l'autre bout du fil, je ne perçois rien de plus que sa respiration.
Si sa réaction me blase par automatisme, je veux bien lui accorder une chose : elle s'en remet de plus en plus rapidement, si bien que le changement ne serait probablement pas audible pour d'autres oreilles que les miennes.
Ma mère se racle la gorge pour ensuite reprendre d'une voix presque convaincante :
— Bien, bien.
Nouveau silence. Je sais que je pourrais simplement changer de sujet, ou même céder et lui dire que je viendrai boire son foutu café après le déjeuner, mais je n'y arrive pas. Je ne pense pas qu'après tout ce temps, je devrais être celui qui fait des efforts. En réalité, j'ai toujours eu cette impression que quelqu'un la forçait à avaler une poignée de clous. De mon côté, j'ai passé l'âge de m'expliquer, même si je dois admettre que j'aime jouer de sa réaction parfois. Après tout, il faut bien s'amuser de temps en temps, et il n'y a pas mort d'homme.
Lorsque Love revient vers moi, je lui lance son jouet sans même y penser. Être irrité à cause de mes parents parce qu'ils réagissent comme ils l'ont toujours fait est idiot de ma part, j'en suis conscient. J'ai l'habitude de leur réaction mi-figue mi-raisin. Seulement, j'ai de moins en moins envie de contrôler la pointe d'amertume qui survient à chaque fois. Même s'ils ne m'ont à aucun moment rejeté à cause de mon orientation, ils ne l'ont jamais comprise pour autant. Objectivement, je ne suis pas certain qu'il y ait quelque chose à comprendre. C'est juste la façon dont j'ai fini par interpréter les silences de ma mère lorsqu'elle pense que je suis avec un homme, ou les questions de mon père qui me demande quand je leur présenterai une copine. Ils ne pensent pas à mal, ils sont tout bonnement d'une autre époque. Pour eux, c'est juste une préférence de ma part, mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas être intéressé par une femme un jour. Ils peuvent attendre longtemps.
D'ailleurs, ils ont toujours été très gentils avec Camille. Quoique maintenant que j'y pense, je ne suis pas certain que mon ex soit une référence sur le sujet de la tolérance. Il est difficile de ne pas l'apprécier ou d'être antipathique avec lui. Cam incarne le gendre idéal. Il ne jure pas, est toujours poli, souriant, calme et discret. Bien qu'il soit un homme, mes parents l'ont adopté au point que pour la première fois de ma vie, j'ai cru qu'ils allaient entièrement accepter ma sexualité. Jolie façon de me fourvoyer. Depuis notre rupture l'été dernier, j'ai à nouveau droit aux silences gênés de ma mère ou aux questions sur ma future épouse de la part de mon père.
— Je suis parti me promener, révélé-je finalement.
— Non, mais... je ne suggérais rien du tout, tente-t-elle de rattraper sa maladresse.
Je m'adosse contre un arbre en surveillant du coin de l'œil où se trouve ma chienne. Elle est hors de vue, mais je ne m'en inquiète pas. Nous nous promenons souvent par ici, elle connaît l'endroit et est probablement en train d'arracher une pauvre racine innocente. Toutefois, je ne voudrais pas qu'un promeneur prenne peur en la croisant. J'éloigne une seconde mon téléphone et siffle pour l'appeler avant de recoller mon portable contre mon oreille.
— Je sais, marmonné-je, les dents serrées. Je précisais juste au cas où.
— Léonard, souffle ma mère. Ce n'est pas la peine de prendre ce ton avec moi, tu sais très bien que ce n'est pas ce que je laissais entendre.
N'ayant pas envie d'entrer dans le débat, je retiens la pique qui menace de sortir. Il faut que j'arrête de me comporter comme un ado mal luné avec elle. Avec tout le monde, en fait. À croire que je suis incapable d'agir comme l'adulte responsable que je suis censé être. Responsable, mes fesses. Mes trois derniers repas ont consisté en un bol de céréales et un yaourt périmé.
— D'accord.
— Bien.
Sa voix est ferme, quoiqu'empreinte d'une certaine douceur. Je peux presque imaginer ses lèvres pincées s'étirer en un sourire satisfait. Au moment où je m'apprête à prendre sur moi et m'excuser de ne pas pouvoir venir cet après-midi, j'entends un cri derrière elle.
— Ah ! Laura te fait un bisou, transmet ma mère.
— Dis-lui que moi aussi.
Ma cadette est la personne dont je suis le plus proche dans ma famille. Et encore, proche est un grand mot. Mais comme moi, elle a dû faire face à la réussite de notre grand frère durant nos jeunes années, et n'a pas non plus été épargnée par les remarques de nos parents lorsqu'elle a divorcé de son connard d'ex-mari.
Celui-ci a pris le large cinq ans plus tôt pour se barrer au Portugal. À priori, il a « découvert le but de sa vie » d'après la lettre que Laura a trouvée chez eux. Et oui ! Monsieur Testicouillon s'est mis en tête d'ouvrir un restaurant de plage, laissant ma petite sœur s'occuper seule de leurs deux rejetons, Nathan et Enzo. Moi, je vois le bon côté des choses : ça me fait un abruti de moins à côtoyer. Plus que huit milliards et des poussières...
La conversation avec ma mère dure encore quelques minutes, mais face à mon manque de réaction, elle abandonne et n'essaie plus de me faire changer d'avis. Elle me souhaite un bon après-midi en me faisant promettre de venir bientôt, puis nous raccrochons. Elle, sûrement déçue par mon comportement de misanthrope en puissance et moi, l'estomac contracté par le même nœud que je traîne depuis l'adolescence. Ce n'est pas ma faute si j'ai envie de me retrouver seul aujourd'hui. C'est trop demander ?
À peine ai-je rangé mon portable dans la poche de mon jean que Love revient vers moi. Sa queue frétille parce qu'elle porte une branche dans la bouche. Bien que ma conversation avec ma mère trotte toujours dans un coin de ma tête, la bonne humeur de ma chienne réussit à atténuer la tension dans mes épaules.
— Où est-ce que tu as mis ton Frisbee, ma grande ? lancé-je en l'accueillant d'une caresse entre les oreilles.
Pas besoin d'être un génie pour comprendre qu'elle essaie de me faire passer un message on ne peut plus évident. Sa racine atterrit à mes pieds alors que Love aboie une fois en se mettant à courir autour de moi.
— OK, OK, m'esclaffé-je. Tu veux que je la lance, c'est ça ?
Elle aboie une seconde fois avant de recommencer à sautiller, prête à aller chercher son nouveau jouet. Je lui lance donc la branche humide et dégoûtante, puis avance dans la même direction qu'elle en fouillant le sol à la recherche de son Frisbee égaré.
Au bout d'une cinquantaine de mètres, j'arrive à la fin du parcours de promenade. La forêt dans laquelle j'aime me perdre durant mes jours de congés se termine. Au loin devant moi, on peut apercevoir les jardins du premier lotissement du village. Et pas de trace du jouet perdu. Je fais demi-tour en cherchant un éclat rouge, sans rien repérer autour de moi. À tous les coups, ma démone de chienne l'a enterré. Je retourne donc sur mes pas en parcourant le sol des yeux avec plus d'attention. Elle me fait le coup à chaque fois ; je commence à la connaître.
— Love ? Tu viens ?
Sans se soucier de moi, elle continue de courir partout avec entrain jusqu'à s'éloigner assez pour que je doive la siffler à nouveau. Niveau dressage, j'ai encore des progrès à faire.
Près de là où elle s'arrête, j'aperçois deux inconnus assis sur un tronc d'arbre, un peu à couvert à cause des buissons. Le premier est au téléphone, son visage tourné vers la forêt. La seconde, une femme visiblement enceinte, expire en caressant son ventre dans un geste circulaire. Et évidemment, le Frisbee de Love se trouve au bout du tronc, à trois mètres du couple, juste à côté d'un sac à main noir qui n'appartient de toute évidence pas à ma chienne.
Je crois que le karma me déteste. Je le vois gros comme une maison : dès que je vais m'approcher, le couple va me saluer parce que ce sont probablement des gens polis qui font ce genre de choses avec des inconnus. Dire bonjour chaque fois qu'on croise quelqu'un quand on se promène. Quelle perte de temps et d'énergie. Il n'y a rien de pire que ce genre de banalités inutiles. Qu'on m'ignore me convient parfaitement.
Love étant couchée avec sa branche dans la gueule, je liste mes options. Je pourrais abandonner le Frisbee ? Ce ne serait que le cinquième que nous perdons en trois semaines. Un de plus, un de moins... Ou alors, je prends le risque de me retrouver coincé dans une discussion qui ne m'intéresse pas, comme ma mère le voulait en m'invitant chez elle. Douce ironie.
Au moment où la future maman se penche en avant pour fouiller dans son sac, ses longs cheveux bruns tombent sur son visage, l'empêchant de voir ce qu'il se passe sur sa gauche. Parfait. Si je me dépêche, je limite les chances qu'elle me repère. C'est le moment ou jamais.
Cependant, dès le premier pas, ma traîtresse de chienne comprend mon intention et aboie joyeusement sans aucune discrétion. Une grimace m'échappe. Et merde. Après avoir récupéré son Frisbee, Love trottine en direction du couple. Puis, elle parade fièrement devant eux avant de se mettre à creuser un trou.
— Oh, non, non, non, marmonné-je en me dépêchant de la rejoindre. Tu ne m'enterres pas un autre jouet, hein. Je ne vais pas t'en acheter toutes les semaines.
Lorsque j'arrive à leur niveau, l'homme tourne la tête vers moi, mais ne dit rien. Ses lèvres forment une fine ligne rose et je vois sa langue glisser entre elles, signe de son impatience montante. Il continue d'écouter la personne à l'autre bout du fil en lâchant des « hmm, hmm » pour montrer qu'il écoute. J'imagine que c'est ce qui l'empêche de me saluer et m'en trouve soulagé. En revanche, la jeune femme me repère sans problème à cause du boucan de Love, et me sourit en esquissant un petit geste de la main. Je réponds d'un simple « bonjour » grogné du bout des lèvres qui lui indique que je ne suis pas là pour rester.
Mais malgré mon besoin de fuir toute situation sociale, mes yeux me trahissent. Quand je récupère le Frisbee à Love, je remarque les traits plissés de douleur de la femme et ma foutue conscience professionnelle fait le reste.
— Est-ce que tout va bien ? me renseigné-je donc en soupirant mentalement.
Oui. Dis oui, s'il te plaît.
— Hmm...
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