Les humains portent plusieurs masques au cours de leur vie. Ils mentent pour le bien des autres. Ils mentent pour soi-même. Ils mentent pour se dissimuler, pour se cacher, pour ne pas se montrer.

Ce n'est pas une morale que je fais. Je parle, je dévoile ce que je pense. Car je crois que je vais vraiment devenir folle si je n'en parle pas... Même si je ne suis pas sûre de me faire comprendre. Même si tout est sans dessus dessous.

Les humains sont des bons menteurs. Mon problème est que j'utilise trop souvent mes masques. Je ne suis jamais moi. Mes parents ne me connaissent pas. Mes amis ne me connaissent pas. Mes professeurs ne me connaissent pas. Je suis folle à l'intérieur de moi. Je suis folle.

Ce sourire accroché à mes lèvres... Je sourie tellement... Je n'arrive même plus à ressentir correctement. Le stress, la joie, la tristesse, la colère... Je suis en manque de sensation forte. Je veux ressentir. Je voudrais me montrer. Mais je suis trop bien cachée, enfouillie trop loin... Je suis une poupée. Une poupée qui veut devenir humaine.

Humain dans le sens de posséder des émotions.

Personne ne sait que je suis un être renfermé, car je parle beaucoup, je m'exprime, je vais vers mon chemin, je fais ce que je pense.

Je ne sais pas comment expliquer.

Je ne suis pas moi. Je montre le contraire de ce que je suis. Donc personne ne se doute. Car moi-même je ne sais plus.

Je ne parle même plus français.

"Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier."

C'est le premier paragraphe de L'étranger d'Albert Camus que j'ai mémorisé sans le vouloir. Je l'ai lu en entier quand j'avais dix ans. À cette époque, je n'ai pas tout à fait compris ce que racontait l'histoire. Donc, un autre jour, je l'ai relu en entier. C'était quelques années plus tard. Là, j'ai compris l'histoire. Je devrais le lire une troisième fois, puisque je suis grande. J'ai l'âge. Actuellement, je me dis que je ne suis pas si différente que ça par rapport au personnage principal.

En vérité, nous sommes tous fous. Surtout les humains.

J'ai besoin d'aide. Je ne sais plus comment retrouver la joie de vivre. Mais je ne veux pas me suicider hein. Ce n'est pas ça que je dis. Je n'ai pas assez de courage, je n'abandonnerais pas mes parents comme ça, et je ne partirai pas tant que je n'aurais pas retrouvé mon corps ! Je ne veux pas laisser Sowon...

Je ferai ce que j'ai à faire. C'est sûrement ma raison de vivre. Car personne d'autre que moi ne peut le faire.

La dépression ? Est-ce lorsqu'on n'a plus rien envie de faire car tout est chiant, mais que si on ne fait rien, ça nous énerve car on a envie de faire quelque chose qui nous plaise ? Il y a une légère contradiction dans cette question...

Je ne sais pas ce qui m'arrive.

Aaaaaaaaah !

Bon, ok. Je m'arrête. Je vais tout oublier, et je vais remettre mon masque. C'est plus facile. Expliquer est plus difficile.

...

Aujourd'hui, je dessine encore sur mon cahier. Mais je n'aime pas ce que je dessine. C'est moche. C'est trop moche. Et ça me fait penser à l'autre dessin chelou. Du coup je gomme, encore et encore.

Bon. Je vais parler avec Jean puisqu'il est mon voisin de table.

"Je m'ennuie, dis-je.
- T'es pas seul... Le prof de SES répète toujours ce qu'il a dit au cours d'avant et il bafouille sans cesse. Je n'comprends pas ce qu'il raconte.
- Tous les économistes ont lu La Fable des abeilles de Mandeville au moins une fois dans leur vie ! nous répète le prof. Ça fait plus d'un mois que je vous ai demandé de l'acheter ! Pourquoi la moitié de la classe ne l'a toujours pas ?"

Je soupire... Je reparle à Jean.

"Il coûte 8€36 ! On peut s'acheter un kebab ou un autre truc plus intéressant que ce livre.
- Oui...
- Oh, je me souviens encore du prix exacte ! Oui, ça coûte exactement 8€36. C'est une qualité que j'ai : je me souviens toujours des nombres. Par exemple le nombre Pi commence avec 3,141592654... C'est dommage qu'il n'y ait pas la suite sur la calculatrice quand on appuie sur Pi et puis sur "EXE"..."

Jean sort sa calculette pour vérifier.

"Répète.
- Trois virgule, un quatre, un cinq, neuf deux, six cinq, quatre etc.
- C'est bien ce qui a marqué sur la calculatrice. Pas mal, pas mal... Hé, ça te dis qu'on essaye de mémoriser le nombre Pi le plus loin possible ?
- C'est un défi ?
- Pourquoi pas ? J'ai de la 4G. On trouve le nombre Pi, on essaye de l'apprendre, et à la fin de l'heure celui qui est allé le plus loin possible, sans faute, a gagné."

Ça fait passer le temps. De toute façon je n'ai pas besoin d'écouter le cours. En échange, il faudrait un prix final.

"Et c'est quoi la récompense ?
- Ah, bonne idée... Hum..."

Il ne réfléchit pas très longtemps.

"Je te passe ma bague. Elle est en vraie argent."

Puis il pose sa bague sur la table en mode tranquille.

Je n'ai jamais remarqué qu'il avait une bague. C'est la première fois que je l'ai vu. Je suis vraiment myope dis donc...

"Euh... Tu sais, je... Je n'ai pas d'objet de valeur sur moi et ça ne serait pas égale si je te sortais mon stylo ou... euh... tu veux mon équerre ?
- Pfff. Je pensais que tu étais plus riche que ça. J'ai une solution si tu veux.
- C'est ?
- Tu gagnes, je te passe ma bague. Tu perds, tu viens à ma fête.
- Tu fais des fêtes toi ?
- Yep. C'est ce samedi, donc demain à partir de 16h00. Tu peux ?
- Bon, d'accords. J'accepte."

Je n'ai rien à perdre.

Jean se retourne, ouvre son sac, cherche les décimales de Pi sur son téléphone, puis laisse son sac ouvert.

Je recopie sur une feuille vierge le plus de décimales possible puis je me mets à les apprendre.

...

"3, 14 15 92 65 35 89 79 32 38 46 26 43 38 32 79 50 28 84 19 71 69 39 93 75 10 58 20 97 49 44 59 23 07 81 64 06 28 62 08 99 86 28 03 48 25 34 21 17 06 79 82 14 80 86 51 32 82 30 66 47 09 38 44 60 95 50 58 22 31 72 53 59 40 81 28 48 11 17 45 02 84 10 27 01 93 85 21 10 55 59 64 46 22 94 89 54 93 03 81 96 44 28 81 09 75 66 59 33 44 61 28 47 56 48 23 37 86 78 31 65 27 12 01 90 91 45 64 85 66 92 34 60 34 86 10 45 43 26 64 82 13 39 36 07 26 02 49 14 12 73 72 45 87 00 66 06 31 55 88 17 48 81 52 09 20 96 28 29 25 40 91 71 53 64 36 78 92 59 03 60 01 13 30 53 05 48 82 04 66 52 13 84 14 69 51 94 15 11 60 94 33 05 72 70 36 57 59 59 19 53 09 21 86 11 73 81 93 et je n'ai pas appris la suite.
- Bravo Gabriel, me dit Lucas. Tu ne t'es pas trompé."

Je les ai mémorisés par paire. Même si c'est sûrement plus facile de les apprendre par trois... ce que Jean a fait.

"Attendez, continue Lucas, je marque où Gabriel s'est arrêté... C'est bon ! À toi Jean.
- Ok. 3, 141 592 653 589 793 238 462 643 383 279 502 884 197 169 399 375 105 820 974 944 592 307 816 406 286 208 998 628 034 825 342 117 067 982 148 086 513 282 306 647 093 844 609 550 582 231 725 359 408 128 481 117 450 284 102 701 938 521 105 559 644 622 948 954 930 381 964 428 810 975 665 933 446 128 475 648 233 786 783 165 271 201 909 145 648 566 923 460 348 610 454 326 648 213 393 607 260 249 141 273 724 587 006 606 315 588 174 881 520 920 962 829 254 091 715 364 367 892 590 360 011 330 530 548 820 466 521 384 146 951 941 511 609 433 057 270 365 759 591 953 092 186 117 381 932 et je pense que je n'ai pas besoin d'en faire plus, puisque j'ai dit un chiffre de plus que Gabriel. Enfin, normalement.
- Exacte, et tu ne t'es pas trompé. Victoire à Jean !"

Et dire que j'étais fière de moi... Je n'y crois pas... COMMENT ? Comment est-ce possible que...

"Haha, en fait je connais les 2400 premières décimales de Pi, m'avoue Jean.
- Hein ?!... Et tu ne me l'as pas dit ?
- Tu ne me l'as pas demandé.
- Mais je vais te... Grr, tu savais d'avance que je n'arriverai pas à apprendre 2400 chiffres en si peu de temps...
- Tu as appris jusqu'à la 434ème décimales..."

Comment il sait ça ? C'est impossible qu'il ait compté... Il connait même l'emplacement de chaque chiffre ??? Genre je lui demande le 184ème chiffre de Pi après la virgule et il est capable de me le dire ??

"... et franchement, en moins d'une heure, apprendre 434 chiffres, avec un ordre précis, c'est énorme. Tu as battu le record de mes anciens adversaires. Bravo.
- Mais comment ça se fait que tu connaisses 2400 décimales de Pi ?? Tu t'ennuis autant dans ta vie ? Et tu connais même l'emplacement des chiffres ?"

Je l'ai un peu bombardé de question... Jean hausse ses épaules. Mais il m'énerve celui-là !

"Fais pas la tête !" rit-il.

Je suis choquée. Il a vraiment appris 2400 chiffres par cœur ? Il n'a vraiment rien à fouttre dans sa vie ou quoi ?

Les autres partent. Mais Jean reste.

"Je n'aurais jamais cru que tu arriverais à apprendre jusqu'à là. Je te sous-estimais.
- Et moi je n'aurais jamais cru que tu connaissais 2400 chiffres de Pi après la virgule ! Moi j'étais fier de moi..."

J'ai répété trois fois "moi"... Roh, on s'en fou ! Continuons :

"... avec mes 434 premières décimales de Pi, que j'ai appris par cœur, en moins d'une heure en plus ! Je te hais."

Je le hais, je le hais, je le HAIS !!!

"Bon, j'irais à ta fête demain.
- T'as intérêt !"

Je suis toujours choquée. Je ne comprendrais jamais ce mec. Il a appris 2400 décimales de Pi !!! Qu'est-ce qu'il fout dans sa vie punaise ? Ça sert à quoi d'apprendre tout ça et de savoir réciter par cœur une suite de chiffres ? Je suis cho-quée !

"Pfff... s'écrit Jean en me voyant toujours perplexe. Tiens, je te l'offre. Tu l'as méritée."

Puis il part en me faisant un signe de la main.

Pourquoi me donne-t-il sa bague ?

Bref, on verra bien qui rira le dernier. Je jure qu'un jour j'apprendrais jusqu'à la 2401ère décimale de Pi !!!

-○°☆°○-

Je me suis amusée à écrire le nombre Pi... Ce n'est pas un copié-collé, j'ai vraiment écrit tous ces chiffres un à un 😅

Du coup je connais un peu le début :
3, 1415926535897932384626...

...et je n'ai pas appris la suite 😉😂 !