Je rentre vers l'abri délabré par l'affrontement. Je mets un pied sur le parterre grinçant sévèrement de la grande pièce. Je ne dois pas m'attarder ici, je le pressens. Lorsqu'un e-motio de ce type est blessé, son sang a tendance à attirer ses semblables, leur donnant l'intuition qu'il y a peut-être de la viande fraîche de libre pour eux.

Je m'accroupis. Je repère les boîtes ainsi que les nombreuses petites armes blanches qui font ma garde personnelle. Trois disséminés sous une planche du toit s'étant détachée, et le reste çà et là — Hors de question d'en laisser une seule.

Je me lève. J'accroche mon équipement à ma ceinture, au fond de la pièce, évitant ainsi l'averse. Je tranche après mure réflexion d'abandonner mon sac contenant de la paperasse sur le sujet des e-motios et mes identités. Nul besoin de cela, là où je m'apprête à plonger. Je le récupérerai si possible à la fin de ma quête.

Je prends une forte inspiration et me replonge sous la tempête, direction le centre de la forêt. J'y vais au pas de course, jouant de ma bonne vue. Un coup d'œil sur les plantes s'illuminant à mon passage d'un bleu cyan en plein milieu et accompagnées de petites lumières formant une voûte, tout autour de la plante. Le phénomène se répète au-dessus de ma tête, cette fois muni de liane pendant par centaine et brillant d'un blanc immaculé. Une torche à forfait appréciable.

— Des bactéries... dis-je, un brin d'effarement dans le ton.

Des amas d'unicellulaires réagissant au contact d'une source de chaleur extérieure. Je me retourne en apercevant que le phénomène s'efface une demi-seconde, après mon passage. Je n'ai malheureusement pas de temps à consacrer à cette découverte qui attise l'une de mes plus grandes faiblesses, la curiosité.

Je m'arrête un instant, l'air de chercher le bon chemin. C'est correct, je suis sur la bonne voie. Un tronc d'arbre maculé de bleu — C'est la créature — Je saute de toutes mes forces me propulsant de branche en branche. J'évite ainsi les vastes étendues de vase qui ne me ménagerait guère en cas d'attaque. Pour la quête, je me suis munie des bottes de propulsion en fer noir allégé, fabriquées à Prisma*.

Je dois retrouver la bête. Il ne doit pas rester ainsi blessé. Possédant une aptitude régénératrice, il deviendra bien ennuyeux pour mes plans si jamais l'idée saugrenue de se venger le traversait la caboche.

------------------Pulsion------------------

Le fil conducteur des e-motios possédés par l'envie. Il ne s'arrêtera pas de tenter d'assouvir cette soif incontrôlée. C'est ce sentiment lié à cet état qui l'a complètement protégé de mon réseau de détection. Maintenant qu'il est en mauvais point, il dégage involontairement son aura de prédateur. Et cela va me conduire à lui.

Il y a cinq sortes d'e-motios, nous en rencontrons des grandes et des minuscules, mais chacun est classifié. Nous distinguons : les classiques, qui sont relativement petits et sont de nature inoffensive, ne pouvant attirer de sombres émotions ; les dévoreurs, dont la réputation n'est plus à faire, étant susceptibles d'attirer les mauvaises émotions, dangereux de ce fait ; les spirituels, dont l'indépendance n'a d'égal que leur expansion à travers tout Lodart ; les e-motios d'élégance, qui sont physiquement proches des humains de par leur corps et reproduisant d'une manière poétique les actions d'une émotion...

La dernière de la classe est sans aucun doute la plus rare. Ils sont à un autre niveau d'existence faisant d'eux, les seigneurs des e-motios communément appelés : « les colossaux ». Plusieurs théories s'accordent pour affirmer qu'un colossal vivrait depuis toujours dans les montagnes au-delà de la Toile.

Celui que je pourchasse est un dévoreur, possédé par l'envie et prêt à faire état de ses pulsions. Un humain... Oui, c'est un humain qui en est la cause. Lorsque j'ai pu m'introduire dans le canal de réception de l'émotion, j'ai remarqué que l'humain semblait suivre de loin quelqu'un. C'est un trait de malice donnant du grain à la pulsion.

Nous, les aventuriers sommes dotés de capacité pouvant nous permettre d'infiltrer les canaux de perception des e-motios et de les manipuler en changeant le désir de la créature, responsable de l'émotion.

Quelque chose approche. Il est tout près. Il me suit à toute allure. Un e-motio, c'est certain. Reste à savoir lequel.

— Une flèche ! Non, plutôt une corde...

Quoi que cela puisse être, je viens de distinguer un long truc derrière les ombres qui me rappelle avec peine cette pluie battante, mélangeant les sons pour mon plus grand désavantage.

La chose me frôle et je m'aperçois que c'est une sorte de corde. Je sors une lame et tente de la couper en deux. Un deuxième coup m'est porté à une côte droite puis, la corde m'enlace au niveau de l'abdomen. Sa viscosité m'interpelle, me conduisant à revoir mon jugement.

— Une langue !

Je n'attends pas l'arrivée d'une troisième pour prendre de ma main, la fameuse langue et la tirer énergiquement dans ma direction.

D'un vol de caisson vide, la bête se retrouve en l'air, balançant trois autres de ses horribles langues. Cette fois, je ne passerais pas outre ma formation. Je lui sectionne sa lanière baveuse et m'occupe des trois fonçant sur moi.

Un cri déchire l'atmosphère. Il tombe sur ses pattes, hélas. J'atterris sur mes pieds à mon tour, accroupi.

Oui. C'est bel et bien un e-motio, mais bien moins grand que l'autre et surtout très maigre. Il ressemble à une sauterelle des champs. Petite tête, deux antennes, deux gros yeux noirs furieux. Mais si sa face me tient en alerte, c'est à cause de cette gueule avec plusieurs ouvertures, siège de ses langues. Je remarque un ventre ballonné, venant imprimer un talon d'Achille dans mon esprit.

Je prends à nouveau une forte inspiration. J'ai la rage, mais il faut que je me calme et que j'identifie de quel type d'e-motio vais-je devoir stopper.

Nous sommes sur un terrain ne me plaisant guère. Des hauts sommets d'arbres gris dans la nuit, tous se serrant, rendant mes déplacements difficiles. Cependant, un enfant d'Éris ne peut pas se plaindre pour de si insignifiants détails.

L'e-motio paraît furax alors que j'inspecte les lieux — Pas d'autres e-motios dans le secteur pour le moment — S'il en existe, ils doivent être d'une pulsion de même intensité que celle de mon précédent assaillant.

Le tout est de mémoriser le plus d'éléments m'entourant. Les arbres dessinant une calebasse sur le sol, les courtes herbes vertes accompagnées de minuscules fleurs jaunes, disséminées un peu partout. Les insignifiants ruisseaux se formant, puis se scindant pour enfin s'effacer, ne rendant la terre que plus glissante.

L'e-motio se met en position d'attaque. La tête penchée, les bras écartés, les langues sorties en pointe. Je n'ai plus qu'à me lancer, à présent. Je force sur mes jambes et saute sur le tronc d'un arbre avant de lever mes deux lames en direction de son crâne.

La bête baisse plus bas son buste et libère ses langues acérées. Elles volent, toutes me visant, jusqu'à se retrouver découpées. Je ne devrais pas relâcher ma vigilance. Je n'ai pas encore assez d'information sur le type de sentiment.

Je mets un pied à terre, déboulant sur la vase. L'animal fonce sur moi. J'ai juste le temps de lever mes deux lames qui lui coupent aux extrémités, les bras longs et fins qui lui collent la peau. Cela ne l'empêche pas de se ruer sur moi et de m'asséner quatre violents coups répétés dans l'abdomen, me paralysant l'espace de quelques secondes. La douleur était comparable à une boule de bowling lancée en plein ventre mais cette fois, en plus déchirant. Un spasme sec et violent à la fois m'oblige à me courber un peu plus. La créature me prend par la tête et tente de me plaquer dans la boue. À ce moment, je lève ma botte, actionne la lame dessous et lui octroie une piqûre égale à ma volonté.

Un hurlement. Je suis relâchée, mais je tombe en même temps que lui, finissant inexorablement, tachée de boue. Je tente de récupérer mon souffle tout en essayant de me tenir droite, prise de vertige. Le sang afflue dans ma tête. Je me prends à jauger ma douleur quand un craquement me rappelle à l'ordre. Je dois me lever.

Je prends appui sur ma main droite. Un bond titanesque m'est demandé. J'y parviens, néanmoins. La créature se retourne déjà, la bouche pleine de sang jaune.

Je change d'arme. Les lames ne sont pas adéquates contre un monstre de cette vitesse — Mon arc en fer noir et je me mets en position de tir — Malgré sa face bestiale, j'arrive à déceler de l'étonnement au travers. Il vient de comprendre, mais ne voyant pas de flèche, il ne se met pas sur la défensive et opte pour l'offensive pure et brutale.

Je lâche ma prise et deux trous se forment sur ses épaules, le faisant se renverser la tête scrutant en un millième de seconde, ce ciel hurlant encore. Pas le temps de rêvasser, je prends les devant et lui décroche un imprononçable coup de poing vengeur, le plaquant au sol.

Un éclair se dessine dans le ciel, me rappelant la tempête qui ne manque pas de m'accorder des gouttes d'eau. Je continue à regarder mon ennemi, cherchant à me connecter à son canal d'émotion. Chose étrange, il n'en résulte pas même un mirage. Je commence à me poser des questions sur la nature de cet e-motio.

Quelque chose vient de bouger à nouveau. Je baisse mon arc vers son crâne. Mais c'est son ventre qui explose, tout à coup. Une petite créature s'en échappe et s'éloigne à grande vitesse avant de s'arrêter et de se retourner. Réflexion faite, c'est la même vilaine bobine, mais en plus squelettique au niveau du visage. Plus court, très petit, environ cinquante centimètres. Des yeux globuleux noirs de jais, mais aux dimensions d'un cheval. Une bouche normale, dois-je noter. Il se met à crier, le ton aigu. De minuscules jambes munies de grands pieds.

— C'est un déviant !

Un déviant est un e-motio dont les caractéristiques sont contraires à leur classe ou sont mélangées à d'autres, le rendant imprévisible. Ce qui explique le manque de canal d'émotion dans cette carcasse et le ventre par la même occasion.

Son ventre ? Oui, celui-ci en a un aussi. Il lève une de ses mains d'enfant et accumule une lumière verte au bout de ses doigts.

Je prends cela au sérieux et m'apprête à lui renvoyer la balle. Aucun doute possible. Ses membres représentent le niveau de ses actions ; sa tête, la noirceur de son désir et le niveau atteint dans son erreur. Cette bedaine est la clef du sentiment premier.

La lumière jaillit des doigts de l'e-motio et se disperse dans toutes les directions sous forme de bâtonnets. Je recule immédiatement et lève ma main comme pour parer un coup. Les barres explosent au moindre contact. J'observe cependant, qu'en effleurant les flaques d'eau au sol, les barres se sont éteintes, instantanément.

— L'avidité !

Encore une des dérivations de l'envie. Il n'est point aisé de déloger ce poison à ban. Cependant, je puis obtenir une connexion, dès à présent.

* Prisma : royaume de l'évolution technologique. Ces royaumes voisins sont Haemmer et Carthage.