L'autre monde
Les démons étaient apparus au manoir un soir. Ils avaient fracassés la porte. Enora se retourna alors apeurée vers sa mère. Le gouvernement avait ordonné à chacun de partir quelques mois plus tôt, mais sa famille s'y était refusée. Comme d'autres ils avaient encore voulut y croire, continuer de lutter.
Enora ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas grand-chose à tout cela. Pourquoi rester sur cette terre maudite pour vivre ainsi ? Qu'est-ce qui valait le coup de se battre, de risquer sa vie ? Déjà avant que la princesse Cressida annonce sa décision d'abandonner leur monde aux démons bien trop forts, arguant qu'il valait mieux refaire sa vie ailleurs, ces derniers avaient été si redoutables, une menace constante sur leur tête, une menace qui les gardaient éveillés toutes les nuits dans la peur, guettant le moindre bruit qui annoncerait leur arrivée, une menace les gardant enfermés chez eux toute la journée guettant aux informations si leur ennemi s'approchaient d'eux, si des proches étaient tombés, une menace qui enlevait tout plaisir à la vie. Aujourd'hui, depuis que presque tous avaient désertés c'étaient pire encore. Plus d'informations et de toutes façons elles étaient inutiles ils étaient partout et si on ne revoyait pas quelqu'un c'est qu'il était mort ou capturé. Plus personne ne se barricadait chez eux la nuit, ils entraient quand même. Plus de nuits blanches, il fallait être reposé pour lutter.
Et toujours aucun plaisir. Enora n'était pas sortie au théâtre ou à l'opéra depuis si longtemps, cela faisait si longtemps également qu'elle n'avait pas pris le thé chez une amie pour papoter de sujets badins ou de potins. Ses seules occupations désormais étaient de s'apprêter pour avoir encore l'impression de vivre et passer la journée dans la bibliothèque à lire. Ses parents passaient leur temps à faire ou organiser des réunions, parfois à partir en repérage aussi et encore plus rare à agir, même si la jeune fille ignorait bien souvent ce que cela signifiait vraiment.
Ce soir-là, quand les démons étaient entrés au manoir, son père était parti en réunion et sa mère était restée avec elle. Enora était une jeune femme, si les démons n'étaient pas entrés dans leur vie elle aurait couru les bals et salons à la recherche d'un bon parti. Pourtant comme une petite fille elle se retourna vers sa mère glacée de peur.
— Va te cacher ! Là où tu sais.
La jeune fille courut dans les escaliers, rejoignit sa chambre et se glissa dans la trappe sous le plancher, le cœur battant. Elle se demanda encore une fois pourquoi ses parents avaient décidés de rester. Pourquoi l'avaient-ils placés dans cette situation, à attendre dans l'obscurité, la peur au ventre, que les monstres partent ? Elle entendait beaucoup de bruit en bas, de la casse, des voix graves et des pas, qui se rapprochaient encore et encore.
Sa porte s'ouvrit avec fracas. Elle se retint de pleurer ou crier. Tenta de respirer le plus doucement possible, la main plaquée sur sa bouche pour que le bruit de sa respiration soit le plus étouffé possible. Par les espaces entre les lattes du plancher elle observa les monstres qui ouvrirent son armoire brusquement puis qui se glissèrent sous son lit. Ils la cherchaient.
— Il n'y a personne ! déclara l'un d'eux.
Pas de réponse, pas de mouvement, Enora retint les larmes qui menaçaient de sortir. Elle n'avait jamais eu aussi peur de sa vie. Cette peur était tellement forte qu'elle en était indescriptible, cette sensation de se recroqueviller pour se faire le plus petit possible, cette terreur qui la faisait frissonner, tourner de la tête, pesait dans son ventre et nouait sa gorge.
Puis les pas avancèrent et la trappe s'ouvrit. Elle n'eut pas le temps de bouger ou crier, elle était glacée, terrorisée, paralysée. Elle sortit de son était de torpeur quand le démon l'agrippa. Elle hurla alors, appela sa mère, sa débattit et pleura mais on la ramena dans sa chambre où une bande de démon l'attendait.
Leur chef ressemblait à un homme, mais elle savait que ce n'en était pas un. D'ailleurs ses yeux entièrement rouges criaient sa nature véritable, celle de ses compagnons à l'allure de bête. Il prit son visage entre ses mains gelées.
— Inutile de crier ! Personne n'est là. J'ai assommée ta mère pour quelques heures.
Elle tenta de se débattre.
— Tu crois pouvoir nous vaincre peut-être ? Toi si frêle, si seule. Ou nous fuir même ? Je t'ai retrouvée et tant qu'il y aura de la vie dans ton corps fragile je saurais te trouver.
— Qu'est-ce qu'on en fait ? demanda le démon qui la maintenait dans ses bras.
L'autre l'examina attentivement :
— Sur le lit !
Elle se sentait prête à défaillir alors qu'on la jeta sur son propre lit, l'endroit qui avait toujours été son refuge, là où elle pouvait cacher ses larmes, là où elle abandonnait ses peurs et ses colères, là où elle se croyait à l'abri. Et pourtant quand il s'approcha d'elle, Enora sut que cet endroit ne lui serait d'aucun secours.
Et alors qu'il lui prenait ce que jamais elle n'avait donné, alors qu'il la forçait à exécuter ce qu'elle n'aurait dû faire qu'avec l'homme qu'elle épouserait, elle n'eut pas même la force de le regarder, elle tenta bien de se dégager d'abord, mais ses gesticulations n'apportaient que les rires moqueurs des monstres témoins de tout cela et lui restait en elle, plus proche d'elle qu'on ne l'avait jamais été, son souffle chaud brûlant sa joue et elle vécut ce long moment en ne fixant que la bougie sur sa table de chevet, qui au travers de ses larmes ne devint qu'un point lumineux et trouble. Elle tenta d'oublier qu'on lui volait son intimité, qu'on détruisait son cœur sous des dizaines de regards bestiaux et qu'elle ne pouvait rien faire. Elle ne bougea pas quand il eut fini son acte odieux. Pas plus que quand ils partirent. Elle ne réagit pas, restant immobile, se sentait souillée, vide de toute émotion positive, ses larmes roulant silencieusement sur ses joues. Elle regrettait d'être encore en vie.
Enora resta ainsi un moment, jusqu'à que sa mère débarque, alarmée :
— Enora ! Enora qu'est-ce qui s'est passé ?
Elle s'approcha à pas de loup du lit de sa fille, posa sa main sur son épaule si frêle et gémit :
— Oh ma petite fille !
Cette exclamation, ce contact, la réveilla et l'horreur la frappa alors. Elle ne pouvait oublier ce qui s'était passé, son esprit choisissant de lui montrer encore et encore. Elle roula sur le côté en lâchant un sanglot, se recroquevillant sur elle-même, serrant ses genou contre sa poitrine.
Cela dura un moment. Jusqu'à que son père et sa mère apparurent dans son champ de vision. Quand sa mère avait-elle quitté la chambre ? Quand son père était-il rentré ? Elle l'ignorait et au final n'en ressentait aucune curiosité. Plus rien ne comptait aujourd'hui.
Son père lui tendit un flacon de potion qu'elle examina d'un œil hagard.
— Bois et tout cela sera fini ! sanglota-t-il. Tu vas nous attendre là-bas d'accord. On t'y rejoindra le plus vite possible.
Sa mère hocha la tête et posa un baiser sur son front. Elle se releva, saisit la potion, avala la fiole et se sentit étrangement légère. Elle s'allongea, le regard se perdant encore vers la bougie, une autre bougie, toute blanche. Elle sentit à peine son père l'embrasser. Entendit à peine sa mère s'exclamer à travers ses larmes :
— On est désolé.
La bougie ne devenait qu'un point lumineux, de plus en plus trouble. Toujours plus trouble. Puis l'obscurité arriva.
Quand elle ouvrit les yeux elle se retrouvait dans sa chambre, sur son lit. Mais tout était si claire, si lumineux. Elle se leva, parcourut le manoir qui était le même en plus propre, plus éclairé et n'abritant qu'elle et les domestiques qu'elle avait vu partir des mois plus tôt. Dans la bibliothèque elle frôla le dos des livres et ouvrit l'une des fenêtres. A l'horizon elle aperçut une ville. Une ville comme avant, animée, pleine de joie, où des gens s'arrêtaient dans la rue pour rire et discuter entre eux, d'autres se promenaient, des jeunes filles pique-niquaient dans le parc en riant. Elle était dans l'autre monde. Elle pouvait revivre. Pourtant elle se sentait toujours si mal. Mais désormais elle se sentait également si seule.
Prequel à La diablesse en deuil
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