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En sortant avec la superbe Nina dont il déteste l'accent marseillais, je pensais qu'Arthur serait moins collant. Mais non. Il passe plus de temps à me raconter les moindres gestes, paroles, ou attitudes de la blonde aux yeux bleus qu'à la voir. Nouveauté, il apprécie désormais la présence quotidienne de Kenza, qu'il bombarde de questions au sujet de sa copine.
— Et mes parents seront absents ce week-end, poursuit Arthur à voix basse.
Au tableau, Mlle Belletrue nous schématise le barème progressif par tranches de l'impôt sur le revenu.
— Tu sais ce que ça signifie, Cléandre ?
— Tais-toi, j'essaie de suivre le cours.
— Pourquoi tu fais semblant d'être impliqué ?
— Parce que c'est intéressant, pour une fois, et que j'ai plus de batterie sur mon portable.
— Quel genre d'élève vient en cours sans batterie ?
— J'étais à la bourre, ce matin.
Il lève les yeux au ciel.
— Laisse-moi juste terminer ça, et après, je te laisse copier tous les schémas que tu veux.
Je soupire, pose mon crayon à plat sur mon bureau et porte toute mon attention sur Arthur.
— Donc, je disais que j'allais être seul avec Nina ce week-end et que je vais enfin pouvoir lui mettre ce qu'elle mérite.
— Sauf que d'après Kenza, c'est une fille plutôt réservée et pudique. A priori, tu vas devoir attendre un peu plus qu'un mois de relation avant de la mettre dans ton lit.
— Ça, c'est juste l'image qu'elle se donne en public. Quand on est que tous les deux, je peux te dire que c'est une sacrée chipie. Tu sais à quel point je suis doué pour dévergonder les...
— Arthur et Cléandre, qu'est-ce qu'il faut faire pour que vous arrêtiez de bavarder à chaque cours !
Le désespoir le plus profond et le plus sincère fait trembler la voix de la prof.
Mlle Belletrue est une nouvelle arrivée en septembre. À sa tête, on devine qu'elle n'est pas dans le métier depuis très longtemps. Dix années ne doivent même pas nous séparer, et c'est l'une des rares profs gentilles.
Pour le coup, je me sens mal pour elle, presque coupable, et d'après la réponse d'Arthur, je devine que c'est également son cas.
— On est vraiment désolés, madame... À part pour respirer, on vous promet de plus ouvrir la bouche jusqu'à la fin du cours.
— Et pourquoi pas jusqu'à la fin de l'année ?
— Franchement, on va tout faire pour, mais on peut pas vous garantir que le résultat répondra à vos attentes.
Quand d'autres profs auraient crié à l'insolence, un rictus déforme les lèvres de Mlle Belletrue, et on peut clairement voir qu'elle se retient de sourire.
— Merci... Donc, on en était à...
Arthur et moi-même sommes juste les parfaits élèves pour le reste de l'heure. Nous avons terminé notre schéma, participé à l'oral, pris toutes les notes, souligné les titres en rouge, et même surligné certaines notions importantes. Le cours d'économie-droit s'écoule bien plus vite que d'habitude.
— Arthur, je suis grave fier de nous. On a trop bien travaillé.
— Je te jure ! Qui aurait cru qu'être bon élève procurerait une telle satisfaction ?
— Aujourd'hui, c'est le jour. Le jour où nous allons respecter notre contrat d'élève et faire de l'ombre aux intellos de la classe.
Quand les trois quarts du bahut préfèrent sortir de l'établissement pour aller fumer lors de la récré, nous rejoignons les filles dans la cour presque vide.
Tandis qu'Arthur et sa blonde se bécotent jusqu'à en avoir mal aux joues, Kenza me félicite de mon comportement exemplaire, puis parle, parle... et je l'écoute, inlassablement, presque bercé par le son de sa voix.
La sonnerie détache Arthur et Nina l'un de l'autre, et coupe Kenza dans son monologue. Elle s'approche, comme pour me saluer de son habituel chaste baiser sur la joue, puis s'arrête, l'air de se souvenir de quelque chose.
— Oh, je vais chez le coiffeur après les cours, tu peux m'emmener ?
— Si tu veux.
— Je finis à 17 h, si ça te dérange pas de m'attendre une heure... Sinon, c'est pas grave.
— C'est bon.
Satisfaite, elle sourit, papillonne des cils, et rejoint sa meute de copines. Arthur se glisse dans mon dos dès que les filles se sont éloignées.
— Tu l'entends ?
— Quoi ?
— Chut, écoute... chuchote-t-il.
Il garde son index pointé vers le haut, l'air concentré sur un son particulier. Tout ce que je peux entendre, c'est le brouhaha des élèves qui rentrent de l'extérieur et s'agitent pour rejoindre leur classe.
— Qu'est-ce que...
— Chut ! Écoute... Coin, coin, coin... Tu l'entends ? C'est Cléandre, le canard, qui aime patauger dans la marre en attendant sa gonz'.
— Putain, ta gueule, Arthur.
— T'es un soumis, mec.
— C'est pas comme si j'avais quelque chose d'intéressant à faire après les cours.
— Et moi, alors ? On aurait pu passer du temps ensemble, pour une fois. Aller manger un croissant et boire un choco-lait pour le goûter.
— On aura le temps d'y aller, j'ai une heure à tuer.
— Non, je suis pas ton bouche-trou.
— Comme tu veux.
— Mais puisque t'insistes, on ira. Je t'invite pour te remercier des 40 euros que tu m'as donnés dernièrement.
— Et que tu vas me rembourser la semaine prochaine, en 2039.
— C'est ça.
Nous commençons à traverser la cour pour rejoindre le bâtiment à l'autre bout du lycée.
— N'empêche, reprend Arthur, je comprends pas pourquoi tu te fais du mal comme ça, pour Kenza, une meuf déjà acquise.
— Ça s'appelle rendre service, ce que je fais tous les jours avec toi.
— Tu m'accompagnes jamais chez le coiffeur quand je te le demande, moi.
— Bien sûr que si.
— Ah, oui, quand ?
— Je sais plus, mais je sais qu'on y est déjà allés.
— Dans tes rêves peut-être.
— Je rêve pas de toi, désolé.
— Je suis beaucoup trop présent dans ton quotidien. C'est impossible que tu rêves pas de moi.
— Si.
— Bref, la semaine prochaine, tu m'accompagnes chez le coiffeur.
— Pourquoi je me ferais du mal pour un mec déjà acquis ?
— Je suis pas acquis, Cléandre, je t'ai pas encore donné mon boule, à ce que je sache.
À force de trainer des pieds et de papoter, nous arrivons avec cinq minutes de retard en philo. Cela nous laisse un dernier joker avant que l'on ne se fasse exclure de cours au prochain retard.
***
Pendant que Kenza se fait shampouiner les cheveux, je m'ennuie, assis sur un siège surplombé d'un casque de séchage. Le salon de coiffure est plein, ça parle dans tous les coins, plus ou moins fort en fonction du nombre de sèche-cheveux en marche.
Pour passer le temps, je sors mon portable, réponds aux messages d'Arthur, fais un tour sur Instagram, YouTube puis traine sur Internet...
LuLuCat100 : Coucou ! Qu'est-ce que tu fais là ? D'habitude tu te connectes jamais avant 19 h-20 h :B
Start-upNation : je viens souvent en journée c'est juste que t'es jamais là
Depuis un mois, parler avec Caliméro est presque devenu un passe-temps comme un autre. En général, ça m'occupe une petite heure le soir, après le diner, avant que Kenza ne m'appelle ou quand j'ai rien à faire.
LuLuCat100 : Tu sais que j'ai fêté mon anniversaire hier !
Start-upNation : hourra tu l'as fêté au mcdo avec tes amis imaginaires ?
LuLuCat100 : Pffff ! Non ! Avec ma famille et y'avait ma cousine. On est allé dans un des meilleurs restos de la ville puis on a fait un tour au parc.
Start-upNation : putain nul à chier ! quel emmerdement ! t'as eu des cadeaux sympas pour compenser au moins ? des Barbies ou des Polly Pocket ? tu connais Polly Pocket au moins ? ça existe toujours ?
LuLuCat100 : T'es grave lourd en vrai !
Start-upNation : quoi ? on joue plus aux Polly Pocket quand on a 14 ans ?
LuLuCat100 : J'ai même plus envie de te parler.
Start-upNation : Cali-méro ! Ca-li-méro ! susceptible et fragile comme un coquelicot chétif dans le vent :'(
LuLuCat100 : Arrête ou je me déconnecte !
Start-upNation : tant mieux ! au cas où t'aurais pas remarqué c'est pas moi qui viens te faire la conversation tous les jours parce que j'ai personne à qui parler au collège ou que sais-je
— Excuse, frère, t'as pas une clope ?
Je quitte des yeux l'écran de mon téléphone et lève le regard. Chignon parfait, lèvres fardées de rose, sacoche Gucci en bandoulière, doudoune flashy rose, faux ongles roses, baskets Fila roses... J'ai envie de dire à cette Barbie du bled qu'aucun lien, même infime, n'existe entre nous pour qu'elle puisse espérer m'appeler « frère ».
— Non.
J'ai sans doute un paquet de cigarettes en train de moisir au fond de mon sac depuis des mois, mais aucune envie de partager.
J'espérais que Barbie me laisserait seul après ça, mais non, elle s'assoit sur le siège libre à côté de moi et me fixe, tout en mâchant son chewing-gum comme une cagole.
— On se connait, non ? lâche-t-elle au bout d'un moment.
Je hausse les sourcils.
— Alors là, aucune chance.
Barbie grimace, et après m'avoir encore dévisagé une éternité, finit par quitter son siège pour aller se faire laver les cheveux.
Quand je retourne à mon portable, LuLuCat100 n'a toujours pas répondu.
Pourtant, le voyant vert à côté de son pseudo indique que Caliméro est toujours en ligne.
Start-upNation : alors Kylian on fait la gueule ?
LuLuCat100 : Je m'appelle pas Kylian !
Start-upNation : c'est dommage que tu sois susceptible à ce point car le seul intérêt de te parler c'est de te clasher. c'est marrant
LuLuCat100 : Ok, mais t'es un gros lourdingue avec tes blagues de beauf sur mon âge, mes connaissances et tout le reste ! Et c'est pas parce que t'as 17 ans que t'es adulte, plus mature ou meilleur que moi !
Start-upNation : mdr t'as fini c'est bon ?
LuLuCat100 : Oui. Est-ce que tu veux savoir mes cadeaux du coup ?
Start-upNation : sale schizo
LuLuCat100 : Tu veux savoir mes cadeaux ou pas ??? >:B
Start-upNation : oui putain !
LuLuCat100 : J'ai eu une chaine en argent avec un pendentif en forme de trèfle et un livre.
Start-upNation : un livre sur quoi ?
LuLuCat100 : C'est plus un album en fait, sur les loups.
Start-upNation : nul à chier mdr !
LuLuCat100 : Pour un inculte comme toi peut-être ! Mais moi c'est ce que je voulais ! Il est massif, y'a tout dedans ! Les loups sont beaux, intelligents et très organisés, et plus intéressants que la plupart des gens que je connais !
Start-upNation : en même temps tu connais personne c'est pas compliqué
LuLuCat100 : Pffffff !
Start-upNation : y'a un parc de loups dans la montagne pas loin de chez moi ça t'aurait surement plu
LuLuCat100 : La chance ! T'habites où au fait ?
Start-upNation : Nice
LuLuCat100 : C'est où ?
Start-upNation : Putain pour un Caliméro dans le top 3 de sa classe t'es à chier en géo
LuLuCat100 : Je peux pas tout savoir hein !
Start-upNation : le sud-est mongolito !
LuLuCat100 : j'étais dans le Lavandou avec ma famille l'été dernier, c'est pas loin alors ?
Start-upNation : ouais pas loin. et toi Kylian t'habites où ? dans le Finistère chez les alcoolos ? ou dans les Hauts de France avec leur QI à un chiffre et leurs mariages entre cousins ?
LuLuCat100 : Tu penses que les beaufs du Sud pastis-pétanque abrutis par le soleil sont mieux ?
Start-upNation : carrément
LuLuCat100 : Ben je m'en fous car j'habite pas dans le nord !
Start-upNation : le milieu de la France désertique et rempli de paysans fachos c'est pareil
LuLuCat100 : Pfffff ! Je m'en fous je te dis pas !
Start-upNation : peu importe
LuLuCat100 : Mais tu peux essayer de deviner ! :B
Start-upNation : ça me saoule vite les devinettes
LuLuCat100 : Allez ! C'est facile, y'a des pastilles qui ont le même nom que la ville et y'a des sources thermales.
Après neuf secondes de réflexion infructueuses, j'ouvre un nouvel onglet Google dans mon navigateur pour faire une recherche.
Start-upNation : Vichy ?
LuLuCat100 : Ding ding ding ! Bonne réponse !
— Alors, t'en penses quoi ?
Je lève les yeux de mon écran. Les longs cheveux de Kenza ont été coupés juste au-dessus de ses épaules. Si je lui dis ce que je pense réellement, elle va être déçue et se raser le crâne.
— Ça te va bien.
Ce qui est vrai, même si je la préférais avant. Cette coupe la vieillit un peu, mais j'imagine que ce n'est pas si mal.
Kenza doit douter de ma sincérité puisqu'elle me demande encore trois fois si j'aime vraiment, avant d'aller au comptoir pour payer. Pendant qu'elle se laisse convaincre par la coiffeuse, qui tente de lui vendre trente balles de produits capillaires, je retourne sur mon portable où LuLuCat100 s'efforce de poser des questions inintéressantes pour entretenir la conversation. N'empêche que je continue d'y répondre, jusqu'à ce que Kenza me demande innocemment à qui je parle.
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