X I V
ἔστιν γὰρ δὴ τῶν καλλίστων ἡ σοφία, Ἔρως δ᾽ ἐστὶν ἔρως περὶ τὸ καλόν, ὥστε ἀναγκαῖον ἔρωτα φιλόσοφον εἶναι, φιλόσοφον δὲ ὄντα μεταξὺ εἶναι σοφοῦ καὶ ἀμαθοῦς.
La sagesse est une des plus belles choses du monde, or l'Amour est amoureux de ce qui est beau, d'où il suit que l'Amour est amoureux de la sagesse, c'est-à-dire philosophe.
Platon, Le Banquet
Epona tripota la bague qu'elle avait autour du cou. Elle n'était pas très grande, ni très belle non plus, dans un acier grisâtre qui râpait sous ses doigts. Mais ce bijou était un cadeau de Druig et elle ne voulait le laisser pour rien au monde.
Il lui avait donné un jour de pluie où tous les Eternels étaient restés dans le Domo. La blonde avait passé la matinée à observer la pluie tomber sur la cité de Babylone et les gens chanter pour des terres plus fertiles. Dans une région chaude comme la Mésopotamie, les périodes de pluie étaient accueillies avec des fêtes et des chants de toutes sortes. Ce devait être une journée heureuse mais Epona s'était sentie d'humeur morose. Elle avait laissé les gouttes de pluie dégouliner le long de son visage et de ses cheveux, assise immobile sur le sol d'une des nombreuses terrasses du palais.
Les gouttes de pluie rebondissaient sur les pierres polies et ruisselaient le long de ses vêtements. Ses habits de lin ne faisaient rien pour lui tenir chaud et Epona s'était mise à grelotter. Pourtant, la sensation de froid ne la dérangeait pas vraiment. Elle se sentait vivante, sous cette pluie et c'était tout ce qui comptait. Le Télépathe l'avait trouvé quand l'averse s'était calmée et l'avait toisé de son flegme habituel. Il avait croisé les bras dans son dos et avait attendu que la blonde se tourne vers lui. Quand elle l'avait fait, ses cheveux blonds lui tombaient devant le visage et frisottaient devant ses lèvres pâles. Il n'avait rien dit, s'était simplement assis à côté d'elle et ils avaient regardé la brume qui s'installait sur la vallée après l'averse. Il lui avait donné cette bague en fin de soirée et elle ne quittait plus son cou depuis.
La présence de cette bague sur une chaine se logeant entre ses seins rassurait Epona pour une raison qu'elle ne comprenait pas. La froideur du métal entre ses doigts la calmait et il lui arrivait de porter la bague à ses lèvres ou de l'enfiler sur ses doigts. C'était une bague d'homme qui était bien trop grande pour elle, Druig ne lui avait jamais dit où il l'avait trouvé.
Le regard d'Epona se porta sur le paysage autour d'elle. Elle laissa le bijou reposer sur sa poitrine et reprit son fusain pour continuer de dessiner. Elle avait pris un cheval au petit matin et s'était éloignée de la ville pour ne croiser personne. Un cauchemar l'avait réveillé très tôt dans la matinée et l'avait empêché de retrouver le sommeil.
Le même cauchemar qui envahissait toutes ses nuits depuis la bataille. Du sang, des cris et un sourire cruel plaqué sur des lèvres. Les corps de tous les Eternels étendus sur une plage de sable noir, du sang se mêlant à l'écume de la mer. Et une Epona auréolée de doré qui poursuivait son œuvre de mort en rigolant. Puis la voix venait. Epona, Epona, Epona. Et une main gigantesque venait s'abattre sur la Terre.
C'était à ce moment-là qu'Epona se réveillait toujours, paniquée et en sueur.
Elle s'était retournée entre ses draps pendant quelques temps avant qu'elle ne décide qu'il ne servait à rien qu'elle reste étendue dans son lit. Elle risquait de réveiller le brun qui avait bien besoin de sommeil. Druig s'occupait déjà d'elle au quotidien et elle ne voulait pas lui gâcher ses nuits parce qu'elle n'arrivait pas à dormir. Elle avait enfilé rapidement sa tenue de combat dans la salle commune et s'était précipitée dans la nuit. Les torches étaient en train de finir de se consumer dans les premières lueurs du matin quand elle avait enfourché son cheval favori pour aller courir dans le désert.
Elle avait décidé de s'arrêter près d'un ruisseau pour que son cheval puisse se reposer et s'était mise à dessiner. C'était une activité qui la divertissait et qui était parfois plus efficace que toutes les manipulations mentales d'Ajak ou de Druig. Elle avait commencé par dessiner les légères ondulations des herbes sous le vent quand le soleil avait débuté son lever. Epona n'avait jamais plus redessiné le soleil depuis Jérusalem. Elle n'arrivait plus à voir la beauté en toute chose depuis qu'elle avait vu la mort devant ses yeux. Son costume portait encore des traces du sang qu'elle avait reçu plus de quatre-vingts ans auparavant et aucune eau n'arrivait à laver le tissu. Même en l'enlevant, la technologie du Domo lui remettait toujours son costume taché de petits points noirs de sang séché. Elle n'arrivait pas à enlever ces images noires de sa tête et seul le dessin l'aidait un peu à exprimer ce qu'elle ressentait.
Elle avait voulu dessiner la bataille, le temple de la ville brûler devant ses yeux, les colonnes de prisonniers qui avaient suivies l'armée sur des kilomètres avant d'arriver à Babylone où ils avaient été réduits en esclavage. Elle avait voulu dessiner sa colère quand elle avait vu le roi passer glorieusement les portes d'Ishtar en saluant la foule de babyloniens en liesse. Elle avait voulu dessiner la fête qui avait suivie, les Eternels qui étaient heureux de la revoir après ces mois d'absence. Elle avait voulu dessiner ses cheveux pleins de cendres consumés. Elle avait voulu dessiner son enfermement dans sa chambre pendant plus de deux semaines. Elle avait voulu dessiner le visage inquiet de Makkari quand celle-ci l'avait retrouvé hors du vaisseau pour la première fois.
Elle avait voulu dessiner tout cela.
Mais tout ce qu'elle arrivait à dessiner était des taches de couleur abstraites qu'elle faisait à l'aide de pigment. Le dessin n'avait aucun effet cathartique sur elle. Peut-être que toute la vie était vaine après tout. Les tâches de couleur s'enroulaient sur la feuille comme des impressions confuses. Du rouge pour le sang, du marron pour la terre, du blanc pour le visage des cadavres.
Des taches de couleur qu'elle dessinait encore devant ce soleil. Elle mit un peu de temps à se rendre compte qu'elle était observée. Makkari se tenait derrière elle et la regardait dessiner avec un petit air inquiet sur le visage. La Coureuse n'aimait pas voir la blonde seule depuis qu'elle était rentrée de sa campagne militaire. Elle ne savait pas de quoi était capable Epona et ne voulait pas que son traumatisme se traduise en un geste désespéré. Elle partageait cette inquiétude avec les autres Eternels qui surveillaient toujours la blonde du coin de l'œil, comme si celle-ci allait s'envoler brutalement. Et c'était bien pire depuis que Druig était tombé amoureux d'elle. Makkari sentait bien que les humeurs de son meilleur ami variaient de plus en plus et même s'il agissait avec la blonde avec son habituelle insolence teintée de séduction, la Coureuse n'était pas dupe.
Le brun était inquiet. Vraiment. Et même si Epona allait beaucoup mieux, il ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter pour elle.
Makkari s'installa en tailleur à côté d'Epona et lui tapota le bras en souriant doucement.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? Signa-t-elle
- Je dessine, répondit la blonde en montrant son papyrus couché sur ses genoux.
- On dirait les taches d'encre que Kingo a fait quand tu as essayé de lui apprendre à dessiner.
- Tu me vexes, signa Epona en tirant la langue à Makkari qui rit silencieusement.
- Non, mais je trouve cela plutôt moche et trop simple pour ton talent.
La blonde mit la main sur sa poitrine dans un geste faussement choqué et signa à la brune qu'elle voulait appeler cela de l'art abstrait avant de lui demander ce que la brune faisait dans les alentours de Babylone en cette heure si matinale.
- Je fais mon footing, répondit Makkari en haussant les épaules.
- Tu te fiches de moi ? Répondit Epona avec une lueur malicieuse dans les yeux. Tu veux dire que ta super vitesse n'est dû qu'à des entrainements quotidiens au soleil levant ? Cela n'a rien de magique !
Makkari haussa les épaules en poussant Epona de l'épaule. Les deux jeunes femmes rigolèrent.
- Il n'y a rien de magique dans ce monde, tout est dû à la physique ou des réactions chimiques comme dit Phastos.
- Tu ne penses pas que la vie est un peu magique malgré tout ? Signa Epona avec un petit sourire timide.
Makkari prit le temps de réfléchir et son regard se porta sur le paysage devant elle. Deux oiseaux pépiaient légèrement entre les arbres. Des insectes faisaient crisser le sable autour des deux Eternelles.
- Les humains meurent. Nous vivons car nous sommes des êtres célestes. Il n'y a rien de magique là-dedans.
L'expression de fierté sur le visage de Makkari fit tiquer Epona mais celle-ci ne dit rien. Les Eternels étaient tous très fiers de leur supériorité sur les humains. Epona ne pouvait pas se sentir fière de cette appartenance céleste sans qu'elle n'explique pourquoi. C'était plus de la honte au contraire. Elle plissa les lèvres et décida de changer de sujet.
- Même ta tablette d'Emeraude n'est pas suffisamment magique pour toi ? Dit Epona avec un petit sourire en coin.
L'envie avait pris place dans les yeux de Makkari et Epona ne put s'empêcher de ricaner. Cela faisait des siècles que la Coureuse cherchait désespérément sa fameuse tablette d'Emeraude magique et Epona voyait ses poussées kleptomanes augmenter de plus en plus. Cela faisait beaucoup rire Epona et Druig, beaucoup moins Ajak et Ikaris.
- Tu as des infos sur elle ? Signa rapidement la Coureuse.
- J'ai entendu dire qu'un marchand venant de l'est l'aurait aperçu dans un bateau partant pour l'Egypte, Epona haussa les épaules d'une manière nonchalante, tu devrais aller le voir. Il doit être au palais à vendre des pierres précieuses à la reine.
Epona n'eut même pas le temps de finir de se retourner que Makkari avait déjà disparu. Elle eut un petit sourire et se remit à dessiner. Le soleil s'était à peine levé que la blonde entendit des bruits caractéristiques de sabots sur les cailloux. En relevant la tête, elle aperçut Druig qui s'approchait d'elle lentement, pas très à l'aise sur le dos de sa monture et Epona rangea rapidement ses affaires en le rejoignant. La jeune femme monta sur le dos de son cheval souplement et le fit trotter vers le brun avec un sourire figé sur le visage.
- Que me vaut l'honneur de ta visite ?
- Tu n'étais pas là quand je me suis réveillé, tu m'as manqué, répondit le brun en lui faisant un clin d'œil.
- Beau parleur.
- Jamais quand c'est toi.
Epona ne savait pas vraiment comment considérer sa relation avec Druig. Ils étaient amants c'était une certitude mais elle ne savait pas vraiment si elle l'aimait. Comment savoir si c'était vraiment de l'amour quand on ne l'avait jamais expérimenté avant ? L'avis du Télépathe comptait et elle voulait son bien-être mais était-ce suffisant pour qualifier cela d'amour ? Le désir était présent aussi, c'était un sentiment qu'Epona connaissait suffisamment pour le reconnaitre. Mais comment différencier l'amour d'un attachement profond ? Pendant les premiers temps de leur relation, Epona ressentait une culpabilité inconnue à chaque fois qu'elle embrassait le Télépathe. Une culpabilité dont elle ne connaissait pas l'origine et qui lui donnait envie de s'enfuir en courant. Mais l'attirance que lui inspirait le brun était plus forte et la faisait rester. Plus que tout en réalité, c'était la personnalité de Druig qui l'empêchait de s'éloigner de lui. Il avait toujours les bons mots et sa compagnie le rassurait. Les deux Eternels se ressemblaient plus qu'ils ne voulaient l'admettre et c'était peut-être cela qui faisait tant peur à Epona : Druig était comme la seconde face de la pièce de la vie de la blonde.
La blonde leva les yeux au ciel face à la remarque du Télépathe et rapprocha sa monture de celle du brun de façon à ce que leurs jambes se touchent. Elle ricana un peu quand elle sentit que le brun était un peu déséquilibré par son geste.
- Après des années de pratique, tu n'arrives toujours pas à apprécier les chevaux n'est-ce pas ?
- Après des années de pratiques, j'ai appris que tes chevaux n'étaient pas de gentils petits agneaux mais des monstres en puissance qui peuvent te mettre à terre à n'importe quel instant. S'ils n'étaient pas le moyen de transport le plus rapide en ce moment, je ne monterais jamais dessus, rétorqua seulement le brun en haussant les épaules et Epona éclata de rire en voyant sa mine défaite.
- Tu verras quand Phastos pourra enfin construire sa première voiture, tu seras beaucoup plus à l'aise.
- Quand Ajak autorisera enfin Phastos à donner sa technologie aux humains, je serai déjà mort écrasé par un sabot rageur d'une de tes créatures diaboliques.
- Tu ne ferais pas un peu de drame pour pas grand-chose ?
Druig lui lança un regard vexé et la blonde sentit un sourire poindre sur ses lèvres pendant qu'elle tentait d'empêcher son fou rire. Ce fut quand elle se rendit compte qu'ils ne suivaient pas la route de la cité qu'elle vit que le brun avait quelque chose derrière la tête. Elle fronça les sourcils en faisant augmenter les pas de son cheval et posa une question muette au brun auquel il répondit par un sourire en coin. Elle savait que Druig était vraiment borné quand il ne voulait pas dire des choses et elle n'insista pas d'avantage. Après quelques minutes de marche, ils arrivèrent enfin sur une petite colline recouverte de fleurs blanches et Epona sourit en mettant pied à terre. Elle sentait que l'herbe était encore fraiche de la rosée du matin et une légère odeur d'humidité embaumait l'atmosphère.
- Je ne savais pas que les marguerites poussaient en cette saison, s'exclama-t-elle en cueillant une fleur qu'elle fit tourner entre ses doigts.
- Il faut croire qu'elles sont en avance cette année, rétorqua le brun en lui prenant doucement la fleur des mains pour la coincer derrière son oreille.
La blonde sentit un frisson lui remonter le long des bras et elle sourit quand elle sentit les lèvres du brun se poser sur les siennes. C'était toujours ainsi quand Druig l'embrassait, un mélange de désir et de bien-être l'enveloppait tout entière et elle se sentait enfin libre sans penser aux images qui la tourmentaient.
Il y avait lui et elle, et pour la première fois elle sentit quelque chose remuer au fond de sa poitrine.
Elle sentait que son pouvoir les enveloppait doucement quand un grondement puissant la tira de ses pensées. Elle n'eut que le temps de se retourner qu'elle sentit une pointe s'enfoncer brutalement dans sa poitrine.
Ah ah je m'excuse d'avance pour ce cliffhanger mais en même temps, c'est un peu mon rôle de créer des péripéties hi hi
D'ailleurs, en parlant de péripéties, l'aventure ne fait que de commencer pour nos Eternels, et cela ne va pas forcément aller en s'arrangeant...
a.k.a MadBloodd
[Première publication : 31 mars 2022]
[Republication : 25 juillet 2024]
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