Leïla poursuivit sa lecture, voyageant à travers les photos et les textes. De nombreuses personnes de tous horizons avaient apposé leur marque dans ce carnet. Elle passa par le Mali pour construire une école, partit à la découverte de l'Islande à cheval, plongea dans la Mer Rouge aux côtés de poissons colorés, atteignit le sommet de l'Everest et bien plus encore. Ces témoignages laissés par des individus très différents l'emmena à la découverte du monde.

Lorsqu'elle parvint aux premières pages du carnet, une photo attira son attention plus longtemps que les autres. Une petite fille d'une douzaine d'années au visage émacié posait devant la tour Eiffel. L'imposante stature de la Dame de fer contrastait avec la fragilité qui émanait de la fillette. Elle donnait l'impression qu'une rafale de vent pourrait la briser net alors que la tour paraissait inébranlable. La pâleur de son visage mettait en relief ses cernes violacées. Sur ses épaules semblait reposer un fardeau beaucoup trop lourd pour son jeune âge. Le sourire éclatant que l'on pouvait lire jusque dans son regard adoucissait légèrement la dureté de l'ensemble. Elle semblait tellement faible et tellement heureuse à la fois. Leïla passa son pouce sur la photo comme pour caresser tendrement son visage.

Sur la page précédente, une écriture enfantine avait tracé de belles lettres rondes. Intuitivement, Leïla devina que c'était la fillette devant la tour Eiffel. Elle avait daté le texte du 3 juillet 2011, soit cinq ans auparavant.

Qui que tu sois, bonjour,

Je m'appelle Nora, j'ai douze ans, et tu tiens entre les mains mon Carnet de voyages. « Le monde est un livre et ceux qui ne voyagent pas n'en lisent qu'une page »*. J'ai choisi cette citation comme modèle de vie il y a bien longtemps déjà. J'ai des rêves plein la tête et une envie irrépressible de découvrir le monde. Pour l'instant, je n'ai pas encore pu le faire parce que Maman n'aime pas trop sortir de chez nous. Je me suis donc promis que quand je serais grande, je voyagerai aux quatre coins du globe.

Mais ça, c'était avant. Avant que l'on ne me diagnostique atteinte de leucémie aiguë. Avant que l'on m'annonce que j'allais devoir être hospitalisée pour une durée indéterminée. Indéterminée. Ou jusqu'à la fin, même si personne n'a voulu prononcer ces mots devant moi. Mais je les vois, leurs regards à tous emplis de pitié. Je n'en ai pas besoin de leur pitié.

Maman m'a promis de m'emmener voir la tour Eiffel avant mon hospitalisation. Comme une dernière volonté. Comme un écho à mes rêves de voyage brisés. J'ai toujours voulu aller la voir et même si c'est le seul voyage que je ferai de toute ma vie, je compte en profiter un maximum.

Mon Carnet de voyages n'en comptera peut-être qu'un seul mais je compte sur toi pour continuer à le remplir. Oui, toi, qui es en train de lire ce que j'ai écrit. Appose ta marque, laisse une trace de ton voyage. Continue à emplir ces pages comme j'aurais aimé le faire. Puis quand tu auras fini, pose ce carnet où tu le souhaites à destination d'un autre voyageur.

Où que tu ailles, je te souhaite un bon voyage,

Nora

Leïla relut deux fois la missive. L'écriture simple et sans fioritures laissait transparaître la force de la fillette malgré son amertume. Elle ressentait de la peine pour elle. Elle rangea délicatement le carnet dans son sac à dos et souffla tout bas :

- Je te promets d'écrire une page de plus dans ton carnet, petite Nora.

Quelques instants plus tard, le train ralentit puis s'arrêta en gare. Leïla attrapa ses bagages et descendit sur le quai. Direction l'Argentine.

*Citation de Saint Augustin