Rachele

Je fixe l'aiguille de l'horloge de la cuisine en tentant d'arrêter le temps avec mes pensées, mais elle continue de tourner au mépris de toute mon énergie. Je vois chaque seconde avancer me séparer de l'être qui m'est le plus cher, pourtant, je suis impuissante face à la situation. La torture infligée est bien pire que toutes celles que j'ai subies jusque-là. On peut soulager une douleur physique, mais lorsque l'esprit est soumis au supplice, rien ne peut stopper ce lâcher de lamentations.

⸺ Je ne voudrais pas remettre en question tes capacités, mais je doute que tu arrives à arrêter cette pendule à la simple force de ton regard, me murmure le démon à mon oreille.

Je voudrais lui dire de ne pas y aller. J'aimerais le supplier de rester auprès de moi, lui assurer que ses ennemis n'ont pas d'importance, mais ça serait mentir. Je sais qu'il ne peut pas se passer de cette vengeance qu'il attend depuis si longtemps. Je soupire d'un air désemparé sans trouver quoi dire, quoi faire, devant celui qui détient tout ce que je possède. Lentement, il me fait pivoter vers lui et son regard capture le mien. J'ai conscience qu'il sait exactement à quoi je pense. Il a toujours su lire en moi comme dans un livre ouvert.

⸺ Tu te préoccupes donc tant que ça pour moi ?

Je tente de détourner les yeux, mais il me retient en bloquant mon menton entre ses doigts.

⸺ Est-ce mal de s'inquiéter pour ceux qui nous sont chers ? demandé-je, plus agressive que ce que j'aurais voulu.

Loin d'être déstabilisé, il m'offre un de ces sourires en coin qui me font perdre le fil de mes pensées.

⸺ Douterais-tu de mes capacités, jeune demoiselle ? Dois-je te faire une dernière démonstration pour te convaincre ?

Cette phrase me trouble d'excitation autant qu'elle me glace le sang. Je n'ai aucune hésitation quant aux pouvoirs de destruction de cet homme. Cela dit, j'ai aussi conscience qu'il est capable de se détruire lui-même si c'est la seule solution pour venir à bout de son ennemi.

⸺ Je pense que tu m'as assez prouvé ta férocité, je réponds.

Cette phrase sonne comme un appel alors qu'instantanément, nos corps se serrent l'un contre l'autre. Nos respirations s'accélèrent, nos peaux s'échauffent. Ses lèvres sont si proches que je peux sentir ses soupirs ardents sur les miennes. Un souffle sucré m'alléchant irrémédiablement vers lui comme une abeille irrémissiblement attirée par une fleur beaucoup trop appétissante. Lentement, mais fermement, il me bloque contre le plan de travail de la cuisine avant de remonter sa main le long de mon flanc. Il frôle mon sein droit, caresse du bout des doigts mon cou, puis s'arrête sur mon menton. La tension qui nous anime est puissante. Être si proche l'un de l'autre augmente la chaleur ambiante. Doucement, il s'avance un peu plus et mordille ma lèvre inférieure. La petite douleur qu'il me déclenche se répercute aussitôt entre mes jambes et un long frisson parcourt ma colonne vertébrale. Tous mes nerfs sont en alerte, mon sang en ébullition.

⸺ Rachele... murmure-t-il.

Ce baiser n'est pas comme ceux qu'il m'a déjà offerts. Il est doux et tendre bien loin de son sadisme habituel. Je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi. Pourquoi cette attention est-elle différente des autres ? Pourquoi ici, et maintenant ? Pourquoi, alors que nous sommes sur le point de nous séparer ? J'ai l'impression que ça ressemble à un adieu et je déteste ça.

Des perles salées roulent malgré moi sur mes joues tandis que je m'accroche encore plus à lui. Une voix en mon for intérieur lui hurle de ne pas m'abandonner, de ne pas me laisser esseulée. Je voudrais lui dire tout ce que je ressens, tout ce que mon cœur crie sans cesse, mais le silence demeure. Je continue à travers ce tendre baiser de lui transmettre tout l'amour que j'ai pour lui. Qu'il comprenne qu'il a été, est, et sera toujours l'unique à posséder mon corps et mon âme. Sans détacher ses lèvres des miennes, ses pouces viennent essuyer mes larmes et son torse soutenir le mien, lourd de toutes les choses que j'aimerais lui faire entendre.

La séparation est douloureuse. Je tente de le retenir, mais j'ai conscience qu'il est temps. Je n'ai pas su, malgré toute ma volonté, arrêter cette maudite horloge qui ose nous donner le bonheur pour nous le reprendre juste après. Comme un jeu sadique, nous faire espérer, nous contenter, pour nous retirer ensuite ce qui nous faisait tant de bien.

Je lève alors mes yeux humides vers ses iris sombres. Pourquoi a-t-il fallu que mon cœur s'amourache passionnément d'un homme si particulier ? Ai-je, dans une autre vie, commis un crime irréparable ? Ce qui est paradoxal, c'est que je n'échangerai cette souffrance pour rien au monde, car elle est synonyme d'une tendresse sincère.

⸺ Tu réfléchis trop, princesse, me dit-il sans cesser de me scruter.

⸺ Promets-moi de revenir...

Mes lèvres se sont articulées avant même que mon esprit ne détecte le moindre mouvement. Je n'ai pas pu retenir les mots. Il m'est impossible de le laisser partir sans avoir l'infime certitude qu'il rentrera. Quand bien même ces paroles sont un mensonge, j'ai besoin d'entendre, d'être sûre.

⸺ Je ne te demande rien d'autre... mais reviens, je t'en prie...

Je tente de masquer mes yeux qui se brouillent de larmes, en vain. Une nouvelle fois, je les sens couler sur mes joues. Derechef, il les essuie et se penche vers moi. Son parfum océan m'enivre alors qu'il me chuchote à l'oreille ces mots qui sonnent comme une prière.

⸺ Attends-moi.