Rachele

Cela fait maintenant des heures que je marche dans les bois. J'ai tellement froid que j'en ai oublié la raison de ma fuite et même mon but. Je manque de tomber et me raccroche à un arbre de justesse. Maitriser ma respiration se complique au fur et à mesure du temps qui passe. Plus j'avance, plus elle devient difficile. Je m'appuie contre un arbre avant de poser ma main sur mon front. Si je survis à ma folie, ça confirmera que j'ai un ange gardien. Le seigneur des hommes peut-il me venir en aide malgré mon statut d'âme sœur damnée ?

Tout à coup, un frisson remonte mon dos à l'instar d'un regard de glace. Consciente d'un étrange phénomène, je sursaute en observant l'environnement qui m'entoure. Mon rythme cardiaque s'affole alors que ma respiration se fait encore plus laborieuse. Ce soubresaut n'est pas dû à la simple température, j'en suis sûre. C'est comme si mon intuition animale me signalait la présence d'un prédateur. La peur se mélangeant au froid, je me mets à trembler violemment.

« Ne reste pas là », m'ordonne mon instinct de survie.

Il me faut trouver un abri avant de me faire attaquer par quelque chose. C'est alors qu'un léger grognement me parvient aux oreilles. D'emblée, je me pétrifie.

« Tout sauf ça... »

La peur se mêle au froid, interdisant à mon esprit de penser clairement. Je ne sais plus par où je dois me diriger. Je tente de réfléchir, mais les images se floutent, les mots ne s'alignent plus de façon régulière et sensée. Dans cette confusion, je ne peux m'empêcher de me demander si un autre facteur n'est pas responsable de mon état.

J'essaie d'avancer en faisant le moins de bruit possible pour ne pas me faire remarquer lorsque tout à coup, le craquement des feuillages m'arrache un juron de frayeur. Par instinct, je me retourne en tentant une nouvelle fois de visualiser la cause de mon trouble, sans succès. Qu'il s'agisse d'un animal ou d'autre chose, je sais sans pouvoir l'expliquer que ce n'est pas bienveillant. Un autre frémissement parcourt le duvet de ma nuque pendant que la sensation de danger se fait de plus en plus pressante. Cette injection d'adrénaline rétablit quelque peu la connexion entre mon esprit et mon corps.

« Cours ».

Sans m'attarder plus, je m'élance pour échapper à ce qui rôde dans les fougères. C'est ce moment qu'il choisit pour attaquer. À peine ai-je commencé à courir que je suis percutée par une masse chaude. Face à l'impact du choc, mes pieds se dérobent sous mon poids et je tombe au sol en tentant vainement de me rattraper aux branchages. La chute, plus violente qu'elle n'y paraît, coupe mon inspiration bloquant un cri de douleur. Je reste sonnée quelques secondes avant de relever le visage pour discerner mon agresseur.

Ses yeux rouges, ses tatouages noirs, son corps blanc. Je l'aurais reconnu entre mille. On aurait pu croire que mon cœur sauterait de joie à l'idée d'être enfin retrouvée et sauvée d'un destin peu envieux, mais la colère qui émane de cet homme à l'instant où il me regarde me fait bien plus peur que le froid qui m'étreignait jusque-là. Je comprends à présent les frémissements et la confusion qui troublaient mon esprit. L'héritier de Satan voulait que je sente sa présence.

⸺ Jacob...

Je tente de m'expliquer, mais à la seconde où j'entrouvre la bouche pour parler, un grognement sourd me coupe la parole. Je tremble tellement que mes dents s'entrechoquent bruyamment. Un goût de sang s'intensifie sur mes papilles me rappelant la gerçure mordante sur mes lèvres. Des larmes coulent d'elles-mêmes sur mes joues sans que j'y puisse quoi que ce soit. J'aimerais me justifier, lui dire que je n'ai pas tenté de m'échapper, mais j'en suis incapable. Son émanation malfaisante aurait-elle un rapport avec mon chamboulement soudain ? Étonnée par la vague de désespoir qui m'étreint, j'effleure les gouttes salées.

La créature qui se tient droite devant moi reste silencieuse en dépit de l'aura agressive qui l'entoure. Me laisserait-il une chance de survie ?

Avec une lenteur et un effort conséquent, je me relève, les mains égratignées et les vêtements sales. Tout du long, le regard insistant de Jacob suit mes mouvements sans pour autant broncher. C'est alors que la discussion entre Mina et Samuel me revient. Contre toute attente, l'indignation et l'humiliation que je ressens face à son mensonge réveillent en moi une personne différente.

Décidée à retrouver le contrôle sur ma propre vie, un excès de folie s'empare de moi. Je m'avance vers le démon qui continue de me dévisager en silence, puis le gifle dans un claquement sonore. Sa tête part sur le côté sous la violence du choc. Le froid m'a fait perdre le dernier neurone qu'il me restait. Je ne vois pas d'autres explications à mon geste.

Avec lenteur, il la ramène droite avant de braquer de nouveau ses yeux sur moi. Cette indifférence, plutôt que de me rassurer, déclenche en moi un torrent de rage qui se déverse sur son corps. Si mes iris restent de leur couleur naturelle, je ne vois plus rien que le rouge de ma haine et mes coups qui s'abattent sur son visage et son torse. Je lui en veux de me mettre dans cet état. Je lui en veux de me rendre faible. Je lui en veux de me faire perdre tous mes moyens, de faire battre mon cœur, d'annihiler la haine et le dégoût que je devrais ressentir pour lui.

S'il y a quelques minutes auparavant, j'avais peur, à présent, je ne souhaite que le blesser autant que je l'ai été. Je désire le faire souffrir, le briser comme je l'ai été pendant tant d'années. Je veux qu'il ressente ma frustration, ma psychose, mais aussi la force de mes sentiments pour lui. Je hurle à chaque impact sur sa peau brûlante comme si le frapper allait me libérer de toutes les chaînes que j'ai soulevées jusque-là.

Lorsqu'enfin je m'arrête, lessivée, mes poings sont douloureux et ma respiration courte. Je m'éloigne légèrement de lui en reprenant peu à peu possession de mon esprit. Aussi vite qu'il est venu, mon élan de courage disparaît, me laissant seule face aux conséquences de mes actes.

Toujours en silence, le seigneur des ténèbres essuie le sang qui coule de sa lèvre. En comprenant ce que je viens de faire, je n'ai qu'une seule pensée : il va me tuer.

Le regard que me lance la créature n'est en rien rassurant. Avec lenteur, le prédateur s'approche de moi, son parfum remplit mon espace. Sa puissance démoniaque comprime mon cœur. Il m'a laissé me défouler, maintenant il va répliquer. Loin de l'homme que j'ai l'habitude de côtoyer, il ressemble à un fou. De façon presque théâtrale, il penche la tête sur le côté comme pour se questionner de ce qu'il faut faire de moi.

Il tend alors la paume et effleure lentement, du bout de ses doigts, ma joue avant de les entraîner le long de ma nuque, laissant ainsi une traînée enflammée sur ma peau. Puis au fur et à mesure, je sens ses phalanges se faire de plus présentes autour de mon cou, jusqu'à l'encercler. Je tente de maitriser ma panique, mais la sensation de sa main qui serre de plus en plus ma gorge me fait suffoquer. Ai-je vraiment envie d'assumer les erreurs que j'ai enchaînées ? Ai-je seulement le choix ?

⸺ J... Ja... c... cob, dis-je en essayant de lui faire lâcher prise.

Le monstre émet un rire froid et dénué d'émotion.

⸺ À qui crois-tu parler, Rachele ?

Azakiel. Mon rythme cardiaque devient incontrôlable. Si j'ai eu l'espoir de pouvoir jouer sur l'empathie ou l'affection, c'est peine perdue. Le Jacob en face de moi n'est plus humain, la bête en lui a pris le dessus.

⸺ Azakiel...

Un sourire démoniaque peint ses lèvres. Paniquée, je tente de retirer ses doigts, mais plus les secondes passent, moins mon cerveau arrive à s'oxygéner. Dans un geste d'abattement, j'essaie d'au moins desserrer ses phalanges, mais sa poigne est trop forte. Ce qui est paradoxal, c'est que je suis tellement glacée que le contact chaud de sa peau est un délice sans nom.

⸺ Malheureusement pour toi, je t'ai trouvée en premier, dit-il d'une voix grave et envoûtante.

Il se penche ensuite vers moi jusqu'à ce que je puisse sentir son souffle près de mon oreille.

⸺ J'ai rarement eu des proies aussi appétissantes, que dirais-tu d'un petit jeu entre toi et moi ?

Le monstre relâche brusquement sa prise autour de mon cou tandis que je me mets à tousser douloureusement pour tenter de récupérer le maximum d'oxygène possible. Des larmes coulent sur mes joues, mon nez me pique, et ma gorge me brûle, mais, peu importe, la seule chose qui me préoccupe est de retrouver une respiration normale. Je tremble tellement que je pourrais briser mes dents les unes contre les autres. Incapable de tenir sur mes jambes, je me laisse tomber au sol.

⸺ Je ne saurais te dire si c'est une chance pour toi, mais je suis d'humeur taquine aujourd'hui ! s'exclame-t-il avec un sourire des plus terrorisant.

Mon instinct me dit que ma torture est loin d'être finie. Ce démon est d'humeur joueuse et j'ai comme la sensation que le jeu ne sera plaisant que pour lui. Et comme pour ne pas arranger les choses, je lui ai donné toutes les cartes pour que son exaspération soit à son échelle maximum.