Chapitre 30
Tous les membres de Minho semblaient comme pris dans la glace.
« - Tu ne m'invites même pas à m'assoir ? La politesse laisse à désirer. Cela ne devrait pas m'étonner venant de toi, tu n'as jamais compris l'importance des bonnes manières. »
Sans plus de cérémonie, Jaehyun tira une chaise de sous la table et se laissa tomber sur l'assise. Il porta son regard affuté tout autour de lui. Le grand miroir devant lequel Minho répétait chaque jour. La cuisine minimaliste qui commençait à sentir le lait brûlé que le brun avait préparer pour Jisung. La salle de bain où l'on pouvait apercevoir les deux brosses à dents à côté du lavabo. Ce regard salissait chacun des espaces sur lesquels il se posait. Minho se sentit vaguement nauséeux. Ses phalanges blanchissaient tant il s'appuyait contre le plan de travail.
« - Cozy. Pratique. Tu n'en méritais pas tant. »
Voilà. Les premières piques étaient parties. Minho s'y attendait. Il s'y été préparé à l'instant où il avait vu son visage apparaître dans l'entrebâillement de la porte. Pourtant cette remarque l'atteint en plein cœur. Elle vola, carreau lancé à pleine vitesse, et défonça les protections érigées au cours de cette dernière année. Cet appartement, c'était l'accomplissement de tous ses efforts. C'était synonyme de protection. C'était là où il avait passé la plupart de ses moments avec Jisung.
Et en six mots, il venait de réduire cette construction en cendre.
« - Qu'est-ce que tu veux ? » Les mots avaient la consistance de sable dans sa bouche.
« - Discuter.
-Tu n'as jamais 'discuté' avec moi. » Jaehyun leva ses deux mains en guise de bonne foi.
« - Je ne souhaite que discuter. Promis. »
Quand il s'écarta de son comptoir, un bruit de succion brisa le silence, comme une ventouse que l'on décolle un peu trop rapidement. C'est à ce moment-là que Minho remarqua à quel point il suait.
Tel un condamné marchant vers l'échafaud, il s'assit à sa table à manger. Le raclement de la chaise contre le sol résonna dans tout son corps jusqu'à en faire trembler ses dents. Un sourire en plastique s'afficha sur le visage sans imperfection de Jaehyun.
« - Ça fait plaisir de te voir petit frère. »
Menteur, hurla son esprit.
« - Cela faisait trop longtemps. »
Menteur. Menteur. Menteur.
« - Mais je vois que tu es bien installé. Mieux que bien même je dirais. »
Minho s'agrippa au tissu de son short avec tant de virulence qu'il se griffa au travers l'étoffe. Pas Jisung. Il ne pouvait pas porter son attention sur Jisung. Il n'en avait pas le droit.
« - De quoi tu voudrais qu'on discute ? » demanda-t-il d'une voix rauque.
« - Tu n'es pas très doué en small talk à ce que je peux voire » rit Jaehyun. Faux. Menteur. Menteur. « Allez, demande-moi au moins comment je vais. »
Minho resta silencieux, ses yeux fixés sur le visage de son frère. Ses pupilles bougeaient à peine, ses paupières ne battaient aucunement. Il était attentif au moindre de ses mouvements, à la moindre contraction de sa mâchoire, au plus subtil spasme qui pourrait trahir ses intentions. Peine perdue. L'attitude de Jaehyun était telle qu'il l'avait toujours connue, calculée, mesurée, parfaite. Traitre, manipulatrice, venimeuse.
« - Très bien. Tu veux le jouer silencieux. Je vais devoir me lancer alors. » Il soupira longuement en passant une main dans ses cheveux brillants, geste qui avait toujours eu le don de faire soupirer les filles et forcer l'admiration des garçons. Pour Minho, cela lui avait toujours donné envie de le frapper au visage pour lui rendre un peu d'humanité. « Maman aimerait que tu rentres à la maison. »
Le corps de Minho perdit un peu plus de sa vitalité. Il aurait pu être un cadavre que ses signes vitaux auraient été aussi présents. Sa respiration s'était bloquée dans sa gorge, ses pensées ne fonctionnaient plus et il aurait juré que son cœur s'était bel et bien arrêté.
« - C'est une blague ?
-Pas du tout ! Tu es parti depuis bien longtemps sans jamais venir dire bonjour, sans envoyer un mot, sans un message. C'est normal que son petit dernier lui manque.
-Je ne suis pas parti. » Désormais que son corps fonctionnait de nouveau, il ressentait de plein fouet les différentes émotions qui bouillonnaient jusqu'alors. Tristesse. Espoir. Désarroi. Jalousie. Angoisse. Regret. Chagrin.
Et colère. Beaucoup de colère.
Jaehyun soupira de nouveau en secouant sa chevelure charbonneuse. Si des ciseaux se seraient trouvé à portée de main, Minho n'aurait pu se retenir de la réduire à néant. « - Toujours à exagérer.
-Non, c'est la vérité. Je ne suis pas parti. Je n'avais aucune envie de partir. » Comment aurait-il pu souhaiter ça ? Comment aurait-il pu choisir le froid, la peur et l'ennui ? La honte si acérée, assassine ? Personne ne choisit cela. « Ils m'ont mis à la porte.
-Toujours des grands mots, toujours cet esprit torturé, toujours aussi sensible. Au moins je te retrouve inchangé. » Son sourire était mielleux, son dos à moitié avachi contre le dossier. La table appartenait à Minho, ce salon avait était meublé par ses soins, il payait pour la location cet appartement, pourtant Jaehyun était en terrain conquis et jamais Minho ne parviendrait à lui tenir tête. « Ils t'ont appris la vie, histoire que tu t'endurcisses un peu. Maintenant tu peux arrêter de bouder et rentrer à la maison. »
Minho se redressa si brusquement de sa chaise qu'elle en tomba à la renverse. Pour la première fois depuis le début de l'échange, un éclair de surprise traversa les traits du plus âgé. C'était subtil, un léger tressautement dans le sourcil, ses lèvres qui s'entrouvrirent, une fraction de seconde si éphémère qu'il l'avait certainement imaginée.
« - Je ne suis pas un chien qu'ils peuvent siffler pour que je retourne à leurs pieds » cracha-t-il. « - Ils m'ont mis dehors alors que je n'avais pas vingt ans. Ils m'ont dit de ne jamais revenir. Et maintenant ils voudraient que je revienne ?
-Ils avaient leurs raisons.
-Leurs raisons ? Je n'ai rien fait de mal. » Enfin, il croyait. Espérait. Il tentait, chaque jour depuis cinq mois, de s'en persuader. Pourtant, au fond de lui, tout au fond, une petite voix lui susurrait que peut-être, il avait tort.
« - Quand même Minho, tu pourrais le reconnaître, que tu as fait une erreur.
-Une erreur ? » répéta-t-il. Il se demanda qui de eux deux avait l'air le plus stupide.
« - Tu as embrassé un garçon. Ce n'est pas la fin du monde. Tu pouvais juste t'excuser et ils l'auraient accepté. »
Minho revoyait le visage de son père tremblant de fureur ce jour-là. Ses yeux avaient doublé volume, ses bajoues qui se balançaient de droite à gauche, ses lèvres qui écumaient. Il se rappelait ses mots, plus violents que la claque dont il l'avait gratifié, plus tranchants que les graviers sur lesquels il l'avait poussé. A ce moment-là, derrière la terreur qui lui inspirait, Minho avait compris la petitesse et l'insignifiance de cet homme qui lui avait inspiré autant d'admiration que de peur.
« - Kyle. Son nom est Kyle. Et ce n'était pas une erreur. » souffla-t-il si bas qu'il doutait que Jaehyun puisse l'entendre. « Une erreur, c'est lorsque tu oublies d'arroser tes plantes et qu'elles meurent sur le bord de la fenêtre. C'est quand tu te trompes dans l'horaire de ton rendez-vous chez le dentiste. C'est quand tu achètes une peinture verte au lieu de la bleue. Ce n'était pas une erreur de l'embrasser. »
Ce garçon, grand, blond et américain. Il avait un accent chantant, des yeux couleur du ciel, couleur d'espoir et dansait comme de l'eau. Ils s'étaient rencontrés lors d'une soirée étudiante et Minho ne se souvenait pas d'un jour où il avait autant dansé, autant rit, ni autant bu.
Le gentil Kyle, Kyle qui avait des mains assez grandes pour englober son visage en entier, Kyle qui avait pleuré lorsqu'un chat s'était fait écraser devant chez lui. Kyle qui s'était retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment.
« - Si tu le dis. Tu aurais quand même pu revenir, promettre de ne pas recommencer et continuer ta vie. Ce n'était pas si compliqué. »
Minho s'était longtemps demandé s'il avait imaginé son enfance. Il se souvenait de Jaehyun et lui sur la plage à bâtir des châteaux de sable et jouer au chevalier et au dragon. Ils s'achetaient ensuite une glace qu'ils partageaient au bord de l'eau avant de rentrer se coucher, Jaehyun à moitié lui racontant une histoire, à moitié lui apprenant à lire. Il lui avait appris à fabriquer des avions en papiers et des carabines avec une carcasse de stylo. Il avait entièrement organisé son huitième anniversaire qui consistait en une chasse au trésor dans le quartier et le fameux butin avait été un sac de bonbon à partager si grand qu'à 10 ils n'en étaient pas venus à bout. Minho se souvenait de lui beau et confiant, toujours, mais aussi gentil, mesquin et curieux.
Rien à voir avec ce pantin, ce modèle exemplaire de la société, qu'il était devenu.
Minho sentit monter en lui une terrible envie de rire. Parce que c'était la seule réaction possible face à l'absurdité de la situation. Son frère dont il n'avait pas entendu parler un an durant et à peine entrevu les deux années précédentes se tenait dans son salon pour lui annoncer que ses parents qui l'avaient mis à la rue le voulait à nouveau chez eux si seulement il pouvait nier ce qu'il était. C'en était comique. Seulement le rire ne vint pas, le brun était trop terrifié pour cela.
« - Pourquoi toi ? Pourquoi ne viennent-ils pas eux-mêmes ?
-C'est plus simple que ce soit moi. Ils se sont dit que tu te braquerais moins en face de moi. Tu as toujours été à fleur de peau, ils ne voulaient pas que tu leur claques la porte au nez sans qu'ils aient la chance de s'expliquer. »
Minho mit ses deux mains sur la table et y reposa tout son poids. Ça ne tenait pas la route. Son père était un homme stéréotypé. Jamais il n'aurait envoyé un autre, un subalterne, négocier quoi que ce soit à sa place. Il avait de nombreux défaut, têtu, borné, colérique, macho, indifférent, mais pas lâche. Or envoyer son fils parlementer avec son autre fils, voilà qui ne lui ressemblait pas.
Ça n'avait pas de sens.
« - Pourquoi est-ce que tu es là ? » murmura-t-il de nouveau.
« - Je viens de te le dire, t'es sourd en plus d'être une mauviette ? Les parents veulent que tu rentres à la maison. » Une trace d'irritation, enfin, perçait entre ses mots.
« - C'est faux. Ils ne m'ont jamais contacté. Ils n'ont jamais cherché à renouer avec moi. Et ils ne t'enverraient pas accomplir le sale boulot.
-Tu ne connais pas les parents aussi bien que tu penses le savoir. Est-ce si compliqué pour toi de me faire confiance ?
-Oui. Parce que tu n'entreprends jamais rien tant que tu n'en tires pas bénéfice. »
Les deux frères se toisaient. Le masque de Jaehyun si lisse, si serein avait éclaté. Une veine sur sa tempe battait à tout rompre. Sa mâchoire était contractée et ses narines dilatées pour laisser passer son souffle saccadé. Même son regard avait tourné au vinaigre. Toute beauté avait déserté ses traits. Il tenta un dernier sourire.
« - Vraiment, Minho, tes mots me blessent.
-Je sais qui tu es. Qu'est-ce que tu cherches ? Qu'est-ce que tu y gagnes ? »
Jaehyun resta de marbre. Minho s'éloigna de la table. Ses doigts étaient tout engourdis. Il retourna dans la cuisine, contempla la flaque de lait bouilli qui s'étalait sur son plan de travail. Son reflet apparaissait au travers de la surface blanchâtre.
« - Si tu me demandes ça, il y a forcément quelque chose que tu gagnes de mon retour » murmura-t-il. « Est-ce que tu veux les distraire ? Ils sont devenus trop pesants, trop pressants ? »
Les lèvres de Jaehyun restèrent immobiles. Minho lui jeta un coup d'œil à la dérobée.
« - Non. Est-ce que tu es descendu dans leur estime et tu attends qu'ils te comparent de nouveau à moi pour redorer ta réputation ? Non. Tu es tombé bien bas, mais pas aussi bas. » Jaehyun se leva à son tour. Il recula d'abord sa chaise avant de se dresser telle une montagne, infaillible. Il avait toujours été plus grand que Minho. Plus grand et plus imposant.
« - Tu t'inventes des films. » Plus aucune moquerie ne transparaissait alors.
« - Qu'est-ce que tu cherches ? Qu'est-ce que tu cherches ? » psalmodia-t-il.
« - Rien ! »
Un souvenir resurgit dans sa mémoire. Il remonta à la surface, enfouit depuis des lustres comme le reste des souvenirs rattachés à sa famille. Il lança la ligne, tira sur les mailles de cette anecdote oubliée. C'était sa mère et ses mauvais genoux qui boitait à moitié dans sa maison. Minho lui demandait si tout allait bien. Souriante, elle le rassurait en lui disant que c'était l'âge, qu'elle avait encore de belles années avant d'avoir besoin d'aide pour se mouvoir. C'était son père et sa chevelure grisonnante. Lorsque ses parents s'étaient mariés, il avait douze ans de plus que sa femme. Il avait dû atteindre la retraite désormais.
Ses parents vieillissaient. Comme l'eau coule sous les ponts et les feuilles rougissent à l'approche de l'automne, ses parents vieillissaient.
« - Tu veux que je revienne m'occuper d'eux.
-C'est absolument déplaisant quand tu parles aussi fort qu'une souris, Minho. Je te l'ai pas assez répété ?
-Tu veux que je rentre pour m'occuper d'eux. Comme ça tu n'auras pas à le faire. » Les traits de Jaehyun se tordirent dans une grimace toute droite sortie d'un livre de caricature. « Pas vrai, grand frère ? »
Minho sentit poindre l'éruption avant qu'elle n'éclate. Il en connaissait les signes. Cela montait par vague, se repliait derrière les sourires et les remarques cassantes enrobées de sucre. Cela se sentait dans les inflexions de certains mots, dans la raideur de son dos, dans le tressautement au coin de son œil. Minho avait eu des années d'expérience, premier scientifique et cobaye.
« - Qu'est-ce que tu peux être égoïste Minho ! Après tout ce que les parents ont fait pour toi ! Ils t'ont nourri, logé et éduqué jusqu'à ta maturité, et comment les as-tu remercié ? En fricotant avec des garçons. Etrangers et mineurs qui plus est. »
Minho aurait pu se défendre, expliquer que la mère de Kyle était coréenne, que Jisung avait bientôt dix-neuf ans et qu'il avait embrassé d'autres hommes ayant ni l'une ni l'autre de ces caractéristiques, mais il n'était pas certain que cela arrangerait son cas. Le seul comportement à adopter dans ces cas-là était d'attendre que l'orage passe, la tête rentrée dans les épaules.
« - Tu es l'enfant le plus ingrat qu'il m'est été donné de voir. Même pas tu acceptes de fournir ce modeste effort en compensation de ta débauche envers ceux qui t'ont tout donné ? Non. Non, bien sûr que non. Tu préfères t'acoquiner avec ce vaurien, te prélasser dans ton salon en te tournant les pouces. Apparemment, ce n'était pas une assez grosse punition de te mettre dehors. Tu n'as rien compris à la vie, rien ! Tu es encore paresseux, faible-
-Sors de chez moi. »
Il en avait assez entendu. Il aurait pu supporter plus de moqueries, plus d'insultes. Il l'aurait sûrement fait il y a un an. Seulement Jaehyun avait attaqué Jisung. Et personne n'en avait le droit.
« - Pardon ?
-Sors de chez moi. Tu as déjà outrepassé toutes les règles de la décence en entrant sans y être invité, en mentant et en m'insultant. J'ai vu que tu n'avais pas changé. Tu es toujours aussi imbu de ta personne, égocentrique et colérique. Tu n'as pas changé d'un iota. Ni toi, ni les parents. Je suis désolé que je ne vous convienne pas, ça me rend triste que vous ne puissiez pas évoluer pour m'accepter. Mais je n'ai pas à m'adapter pour vous. »
Jaehyun serra les poings. Durant une seconde suspendue, Minho s'attendit à recevoir ce coup qu'il armait. Rien n'advint.
« - Sors de chez moi. »
Son aîné se retourna. Il récupéra sa sacoche avec tant de violence qu'il claqua contre sa cuisse.
« - Personne n'acceptera un pédéraste comme toi. Tu viens de refuser la seule proposition de vie décente que tu ne recevras jamais. J'espère que ça te hantera lorsque contemplera le désert et l'inutilité qu'aura été ta vie. »
La porte claqua. Les genoux de Minho s'entrechoquaient. Il s'effondra contre le mur.
***
J'adore ce chapitre, j'en suis très fière :3
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