#26 néons et eyeliner
Les murs semblaient pulser en rythme avec l'intensité de la musique, mais cela n'empêchait pas une mare de lycéens de se trémousser dans le salon, uniquement éclairés par des néons. Par les fenêtres ne devait s'échapper qu'un bourdonnement confus de voix et de musique indigeste, mais aucun voisin malheureux ne viendrait nous déranger, car Milo avait pris soin d'acheter le silence de tout l'immeuble. Ce gars était un organisateur de soirée chevronné, et il ne laissait jamais rien de côté.
L'ambiance était là, tout comme les invités. Parce que les parents de Milo étaient partis en week-end, l'alcool n'était plus réservé seulement aux adultes, et il coulait à flot. Nous avions également pu compter sur les amis d'Emilio, qui s'étaient chargés d'amener leurs « réserves personnelles ».
Tout était banal, en somme. De la musique de merde, un flot d'invités, de l'alcool. Tout ce qui manquait, c'était celui dont on fêtait l'anniversaire. Depuis la salle de bain dans laquelle j'étais enfermé depuis une demi-heure, je n'entendais pas grand-chose d'autre que des cris ponctuels.
« Isaak bouge-toi putain.
— Si tu continues de parler je te mets de l'eyeliner dans le nez. »
Léanne grogna de dépit, mais demeura immobile. Je souris doucement et lui fis fermer les paupières, pour mettre au défi mes talents de calligraphes, mais je me rendais vite compte que cet instrument était la pire ignominie inventée sur cette terre. Celui qui avait inventé l'eyeliner n'était certainement pas une femme... ou alors, c'était une femme misogyne.
Mon œuvre d'art terminée, je me reculai et poussai un cri victorieux.
« Ma chérie, tu es PAR-FAITE.
— Tu sais quoi Isaak ? Tu es vachement doué pour maquiller. » commenta Léanne en s'observant dans le miroir.
Je pose mes mains sur les hanches et sourit, admirant mon travail. Ses yeux sont soulignés de noir, et ses lèvres peintes de rouge. Quelque chose de simple, mais d'efficace, car mon amie s'en retrouvait complètement transformée. J'avais hautement insisté pour qu'elle se maquille un peu, car elle était arrivée à la soirée avec ses vêtements habituels... Et s'il y avait bien une chose que je ne supportais pas, c'était qu'on ne joue pas le jeu. Peu importe à quel point on déteste faire la fête : si on y va, on y va à fond.
On frappa à la porte, et la voix d'Emilio s'éleva, agacée. Je lui criai que nous arrivions, et poussai Léanne devant moi. Elle déverrouilla la porte et se retrouva nez à nez avec son petit-ami, qui ne se priva pas de montrer son étonnement. Mon sourire s'agrandit tant j'étais fier de moi, et je m'éclipsai discrètement, pour les donner un peu d'intimité.
Je rejoignis le salon et on m'accueillit par des cris et des accolades, que je rendis machinalement, un faux sourire placardé sur le visage. Du moment qu'ils s'amusaient tous, tout allait bien. Je me rendis dans l'entrée, et trouvai Milo, en grande discussion avec une fille que je n'avais jamais vu. Emilio avait visiblement suivi mes ordres au pied et à la lettre, quand je lui avais dit d'inviter n'importe qui.
« Tout le monde est arrivé ? lui demandai-je.
— Il manque juste ton Colin. Mais t'inquiètes pas, la soirée n'a commencé que depuis une heure. Il va finir par arriver. »
Je dissimulai ma déception et le remerciai, puis tournai les talons. J'étais décidé à patienter, aussi rejoignis-je le coin buffet. J'avais l'embarras du choix en matière de boisson et me servis un verre de la première chose qui me tomba sous la main, sans me préoccuper de ce que cela pouvait être. À la première gorgée, j'identifiai de l'alcool, et haussai les épaules.
Je retrouvai Léanne et Emilio installés sur un pouf, dans un couloir. Parce que je ne leur laissai pas le choix, ils me firent de la place et je m'affalai entre eux deux, ne parvenant plus à cacher mon angoisse.
« Il viendra pas, geignis-je.
— Bien sûr que si, m'assura Léanne, une main sur mon épaule.
— Il est pas du genre à être en retard, continuai-je.
— Il n'a jamais dû aller à une fête, renchérit Emilio, il a dû flipper. Mais il finira par venir. »
J'aimerais de tout cœur les croire, mais mon esprit restait désespérément focalisé sur cette probabilité : peut-être que Colin ne viendra pas, parce qu'il n'en avait pas envie. Je m'enfonçai dans le pouf, les sourcils froncés.
Pour éviter de sombrer dans la tristesse, je bus mon verre quasiment d'une traite. L'alcool chauffa dans ma gorge et je manquai de tout recracher. Je n'étais pas un grand buveur, et surtout, je tenais très mal l'alcool. Mais ça, personne n'avait besoin de le savoir. Je proposai à mes amis de leur ramener un verre et, comme ils acceptèrent, me levai pour retraverser l'appartement.
J'en profitai pour me resservir un verre.
*
« Isaak, tu fous quoi ? »
Je reconnus la voix de Léanne et me tournai vers elle, l'air hagard. Merde. L'alcool m'était monté à la tête plus vite que prévu. Je réalisai soudain que j'étais en train de danser au milieu du salon, un verre que je ne me rappelai pas avoir vidé dans la main. Mon esprit était complètement embrouillé, et je ne sentais même plus le sol sous mes pieds.
« Je danse, pourquoi ?
— Ça fait une demi-heure qu'on t'attend ! T'étais censé nous ramener un verre, tu te rappelles ? »
Je fronçai les sourcils et fouillai dans ma mémoire. Léanne avait l'air si énervée que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. « Elle a les yeux revolvers » pensai-je en me remémorant la chanson de Marc Lavoine. Mon beau-père avait quasiment tous ses CDs.
« Désolé, j'avais envie de danser...
— Viens manger, tu vas nous vomir dessus sinon. »
Je me laissai entraîner par mon amie en riant. Arrivés dans la cuisine, elle me tendit un morceau de gâteau, que je mangeai en souriant. Léanne me jeta un regard exaspéré et roula des yeux, les bras croisés. J'imaginai ses yeux sortant de leur orbite et roulant sur le sol, et gloussai à nouveau. Au fond de moi, je savais que je devrais m'inquiéter : je ne savais même plus ce que je foutais là. Mais l'alcool avait cette faculté presque miraculeuse d'aggraver la stupidité.
Déjà que je ne volais pas très haut.
« Je savais pas que tu tenais aussi mal l'alcool, commenta la jeune fille. Tu aurais dû nous le dire.
— Et ? J'aurai aussi dû vous dire que je déteste mon anniversaire à cause de ma mère, grommelai-je.
— Quoi ? »
Je me figeai, et restai silencieux. Merde. Putain. Abruti. Sans prévenir, je tournai les talons et m'éclipsai presque en courant, ignorant les cris de Léanne. En arrivant dans le salon, je jetai un coup d'œil à l'horloge. Il était vingt heure trente, la soirée avait commencé à dix-neuf heures. La probabilité de voir Colin arriver était de plus en plus illusoire.
Je me resservis un verre et retrouvai Milo, bien décidé à m'amuser. Un peu plus tard, Léanne nous rejoignit.
« Où est Emilio ? lui criai-je, pour me faire entendre.
— Torché avec ses potes », me répondit-elle, l'œil mauvais.
J'éclatai de rire et me jetai dans ses bras. Je voulais qu'elle s'amuse autant que moi, perdu dans les brumes de l'alcool. Les lumières et la chaleur ambiante m'étourdissaient, la musique me rendait sourd, mais je n'en avais rien à faire.
Léanne finit par se laisser aller elle aussi, et dansa avec moi. Nous nous déchaînâmes sur les musiques les plus ridicules, nous partageâmes un slow sans pouvoir s'arrêter de rire. Je participai à ma soirée bien plus que je ne l'avais prévu. Je fus de tous les jeux, de toutes les discussions. Quand Léanne n'était pas là pour me soutenir, je m'accrochais à quelqu'un au hasard pour ne pas tomber. Personne ne s'inquiéta de mon état hormis mon amie.
Vingt-et-une heure trente. Colin n'était toujours pas là.
Vingt-et-une heure quarante. Je hurlais sur une musique de Queen que Léanne avait dissimulée dans la playlist de Romain.
On me fit tous les cocktails possibles, et il me sembla qu'on me donnât même quelque chose à fumer. J'avais l'esprit ailleurs, je ne pensais à rien, ou alors à trop de choses, je ne savais plus si ce que j'entendais venais de mes pensées ou des haut-parleurs de la pièce. Pourtant, après un long, très long moment, je ne parvins plus à refluer les idées noires qui se tapissaient dans mon esprit. J'alternais entre une conscience accrue de mon entourage, et une absence totale de perception, et ma consommation obscure n'y était certainement pas pour rien.
Tant pis, l'important c'était que j'arrête de réfléchir.
Hébété, je m'affalai dans un canapé. Une phrase, une unique phrase se répétait inlassablement dans mon esprit embrouillé. « Colin n'est pas là. Colin n'est pas là. »
Merde. Ta gueule Isaak.
Ma tête était si douloureuse que je me levai subitement, pressé d'échapper à ce qui me paraissait désormais une cacophonie insupportable, faite de sons indistincts. Or, j'ignorai si cette cacophonie venait de l'extérieure, ou de mon propre esprit. Je titubai, repérai Léanne dans un coin de la pièce, mais n'allai pas vers elle.
A la place je grimpai les escaliers – combien d'étages faisait cet appart' putain ? – en évitant de tomber. Une fois en haut, je cherchai une porte, n'importe laquelle, pour échapper au bruit. J'ouvris l'une d'elles au hasard. Il faisait sombre, et je dus plisser les yeux pour comprendre qu'il y avait quelqu'un. Pourtant, au vu des sons qui me parvenaient, aucun doute n'était possible. Je cherchai l'interrupteur en grognant, et l'actionnai.
« Qu'est-ce que tu fous bordel ?! »
Je me mis à rire en reconnaissant la voix. Merde, Mike. Pourquoi Mike ? Il était nu – mon rire s'intensifia – et Mary aussi. En tout cas, ils n'avaient pas l'air particulièrement heureux de me voir, enfin Mike, parce que Mary m'avait plutôt l'air de dormir.
« Désolé, j'pensais pas que vous dormiez » bafouillai-je en me grattant l'arrière du crâne.
Mike grogna et se détourna de moi, pour écarter les jambes de Mary. Je fronçai les sourcils et me rapprochai d'eux, perplexe.
« Tu fais quoi ? Elle dort, tu devrais la laisser...
— Putain mais dégage, crétin ! »
Comme j'insistai – la pauvre, il fallait qu'elle dorme quand même, il se leva et me fit reculer en me tenant par le col. Je bafouillai des excuses, les lèvres tremblantes, mais il plaqua contre le mur et me toisa de toute sa hauteur. Dans l'état d'égarement où je me trouvais, j'étais mort de peur.
« Tu vas t'arrêter maintenant, fouille-merde. »
Le visage de Mike se déforma progressivement devant mes yeux, pour devenir celui d'un monstre terrifiant, à la voix d'outre-tombe qui me fit trembler de plus bel. Je blêmis, et tentai de me faire minuscule. Dans un élan de lucidité, et parce que j'avais l'horrible sentiment que la pièce se refermait sur moi, je hurlai à pleins poumons. Mike pesta, sa voix sembla me briser les tympans, et pour me faire taire m'asséna un coup de genou dans le ventre. Mon souffle se coupa et je me pliai en deux, les larmes au bord des yeux.
En voyant Mary se réveiller, Mike se dépêcha de fuir en claquant la porte derrière lui. Je restai près du lit, et me rapprochai de la jeune, une main toujours sur mon ventre douloureux.
« Eh, Mary... ça va ? R'garde-moi... »
Elle n'avait même pas l'air de savoir où elle se trouvait. Le cœur tambourinant dans ma poitrine, je titubai hors de la chambre et arrêta la première fille que je vis. Je lui expliquai rapidement la situation, et elle partit aider Mary. J'avais le sentiment d'avoir échappé à une situation bien plus terrible que je ne l'imaginais. Une fois certain que Mary était aidée par quelqu'un, je bafouillai des remerciement.
Je redescendis dans le salon, fermement agrippé à la rambarde de l'escalier. La fête battait toujours son plein, comme un monde intemporel dans lequel on pouvait plonger à volonté. Je me dirigeai vers le buffet, saisi un bol de biscuits apéritifs, et m'affalai dans le canapé que j'avais quitté quelques temps plus tôt. Progressivement, ma frayeur s'évanouit et je retrouvai un rythme cardiaque relativement normal.
J'observai Emilio danser avec Léanne, et sifflai quand ils s'embrassèrent. Je ne pus m'empêcher de sourire en les voyant ensemble. Emilio répondit à mon sifflement par doigt d'honneur que je balayai d'un virement de langue. Ils finirent par me rejoindre.
« Ça va ? me demanda Léanne. T'as l'air bien torché, quand même. Tu veux pas aller dormir un peu ?
— Non, non, lui assurai-je. Je vais bien. Tout va bien. »
Elle haussa un sourcil, pas convaincue du tout. Pourtant je n'essayais pas de la persuader et m'enfonçait dans le canapé, un sourire presque béat sur les lèvres. Tout allait bien.
Oui, tout allait très bien.
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Et voiciiii l'un des chapitres les plus intenses que j'ai eu à écrire ! Et ce n'est que le début de la "soirée" :D. Qu'en avez-vous pensé ? Personnellement, c'est l'un de mes chapitres favoris ~
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