Chapitre 4
Dorian
L'envie de dévaler à toute vitesse la distance entre le bar et notre hôtel est insoutenable. Je m'astreins pourtant à ralentir le pas, dans l'espoir futile d'alléger le poids de ma frustration grandissante. Parmi la foule d'individus qui vivent au rythme de la métropole, rien ne transparaît de mon équilibre mental qui vacille. Rebrousser chemin pour terminer la soirée avec Daryl est tout ce que je souhaite. Pourtant, je poursuis ma route, insensible aux gens que je bouscule dans ma procession vers mon enfer personnel. Certains me dévisagent, et osent s'exclamer, outrés par mon comportement. La plupart continuent sans se soucier de mes sentiments, trop absorbés par leur propre existence.
Je voulais rester !
Malgré cela je choisis la claustration afin d'éviter la critique d'un homme qui a perdu son humanité. Décevoir mon flirt reste plus facile à supporter que me coltiner l'attitude révoltée de papa. Je n'ose imaginer ce qu'il a déjà choisi comme stratagème pour démolir la moindre parcelle de positivité que Daryl a pu me transmettre ce soir. Au nom de ma forme physique, le grand Charles Firsten ne laissera rien passer, même pour cinq minutes de retard.
Pas de passe droit.
Pas de souplesse de sa part.
Lorsque je me risque à le défier. Seul un rictus de dédain ou de rage - parfois les deux - accompagne ses paroles acerbes.
Ma forme. Quelle idée absurde quand on connaît le nombre d'heures que je passe au gymnase ou sur le terrain. Mais j'ai appris à ne plus le contredire. C'est mieux pour moi.
En vérité, son désir de perfection est sa plus grande motivation. Il ne faudrait pas que je ternisse le nom Firsten qu'il a bâti au fil des années. Un fils homosexuel ne l'a pas outré ; il n'est toutefois pas question de le révéler au monde entier. Selon lui, cela compromettrait ma renommée, embellie par le talent inné de Brandon qui louvoie entre illusion et réalité.
Ma sexualité reste donc secrète, cachée derrière d'innombrables mensonges. Le plus difficile à encaisser reste celui de mon supposé manque de temps pour fréquenter quelqu'un. Quoi de plus sinistre que d'apprendre par les médias que ma vie est débordante d'activités tandis que je me morfonds dans ma chambre dès que la lune montre le bout de son nez ?
Cette vie imaginaire qu'il m'a brodée, jamais je ne l'explorerai. Tout est un canular.
Je n'ai pas de vie.
Je ne suis plus rien.
Rien du tout.
Pas même l'enfant de mon père.
Je n'existe plus à ses yeux.
Jeiren, mon coéquipier, reçoit plus de compliments en une journée que ce que j'ai reçu en dix années, et cela, même s'il n'a remporté aucune course depuis deux ans. Mais je n'abandonne pas. Un jour, papa se souviendra qu'il a un autre enfant en dehors de la compétition. Il n'a pas pu oublier tous nos moments père-fils, nos rires sous la pluie diluvienne, nos soirées cinéma ou nos pique-niques. « Des sorties entre hommes », se plaisait-il à me confier de son air complice alors qu'il décoiffait mes cheveux de sa main espiègle.
La réalité d'aujourd'hui me semble inconcevable. Papa a changé. Une anomalie de l'espace-temps où le grand Charles Firsten n'a eu que deux enfants. Ce temps de qualité si cher à mon cœur a disparu. Il n'attend qu'un accroc insignifiant à ses règles intransigeantes pour m'en faire le reproche. Ce soir, j'ai conscience que sa fureur explosera.
Au détour d'une rue bondée, la luxueuse façade de notre hôtel apparaît dans toute sa splendeur. Un rapide coup d'œil vers notre étage et mes épaules se détendent en même temps que mon stress s'envole. La chambre de mon géniteur ne laisse passer aucune lumière. Il dort déjà. Ou alors, il est lui aussi sorti, sans remarquer mon absence. Dans ce cas, il passera la nuit à s'envoyer en l'air alors que je serai dans la chambre d'à côté, incapable de fermer l'œil.
Son couvre-feu de merde, il peut bien se le mettre où je pense. La plupart du temps, c'est lui qui m'empêche d'avoir un sommeil réparateur. Et ces rares nuits qui précédaient un jour de compétition où j'ai osé revenir accompagné, j'ai carrément plombé l'ambiance en obligeant mes partenaires à étouffer leurs gémissements. J'ai l'habitude de tout garder à l'intérieur, mais eux, ils ne comprennent pas que je continue à rendre des comptes sur mes heures de sommeil.
Si, par miracle, l'un de mes partenaires reste jusqu'au matin, il n'assiste pas à notre petit-déjeuner familial. Pas qu'il ne le désire pas, simplement que le boss de ma vie le jette dehors en alléguant qu'un meeting imprévu a été annoncé à la dernière minute. Et cette réunion d'urgence, elle consiste bien sûr à me rappeler les consignes du couvre-feu.
Il ne me reste plus qu'à me résigner et fantasmer sur ce qu'aurait pu être ma nuit en compagnie de Daryl.
Dans le grand hall, j'aperçois Brandon, accompagné d'une blonde aux cheveux ondulés qui le dépasse de plusieurs centimètres. Allez savoir pourquoi, mon frère a toujours eu un faible pour les grandes femmes malgré sa taille inférieure à la moyenne masculine. Peut-être qu'il y voit la preuve qu'il peut obtenir tout ce qu'il veut ; un trait de caractère qu'il a hérité de notre père.
Il lui murmure quelques mots à l'oreille tandis qu'ils se faufilent tous les deux dans l'ascenseur. Je lève les yeux au ciel. Encore une fois, un goût amer accompagne ma résignation.
Être sage. Ne pas lui en vouloir. Voilà le mantra que je dois appliquer. Brandon n'y est pour rien. Le problème c'est moi, pas lui.
J'attends un peu, pour laisser le temps à mon frère et sa conquête d'atteindre sa chambre, puis je rappelle l'ascenseur, pas plus serein qu'avant. Dès que je mets un pied à l'intérieur, un parfum floral qui appartient sans doute à la femme déclenche ce que j'essayais d'éviter.
Une rage, sourde et lancinante, s'empare de de ma dernière résistance. Il y a vingt minutes, j'avais un homme canon, tout juste à côté de moi. Et maintenant, je suis seul, alors que Brandon a ce qu'il veut. Mes poings se ferment par réflexe afin d'endiguer ma colère. Plutôt que de noter une amélioration, la situation devient vite incontrôlable quand mon âme se dissocie de mon corps. De loin, j'observe un homme qui me ressemble soulever le bras pour le propulser contre le métal froid. La peau de ses jointures se déchire comme si elle libérait mon trop plein d'émotions, et cela fait un bien fou à mon mental plus que meurtri. Alors, il recommence.
Une fois.
Deux fois.
Au troisième coup, je le surprends à rugir avant de frapper l'ombre déformée de ma silhouette qui se reflète dans les portes d'acier. Pourquoi ne suis-je pas en mesure de supporter tout ça ? Mon père m'a si souvent expliqué les raisons de mes efforts que je devrais avoir compris depuis longtemps.
Le quatrième coup part. Cette fois, la douleur est fulgurante. Un instant bienfaiteur où j'oublie le présent, le passé et l'avenir. Mon spectre flotte une seconde au-dessus des cercles de l'enfer ; colère et violence, intimement liées par le comportement hérétique de mon père.
Lorsque mon esprit se reconnecte, prêt à tout fracasser, les portes sont ouvertes et un couple me dévisage. L'inquiétude traverse leurs traits et la dame prend le bras de son compagnon, apeurée par le hurlement que j'ai expulsé. Je me redresse aussitôt, puis revêt le masque que tout le monde connaît.
— Désolé, m'entends-je murmurer en passant devant eux comme un voleur.
L'homme s'écarte, mais son regard ne ment pas, il m'a reconnu.
— Vous êtes Dorian Firsten ! s'écrit-il en me retenant par l'épaule. Je suis votre plus grand fan. Nous serons là demain matin pour vous encourager. On compte sur vous pour nous ramener un trophée de plus.
Et voilà ! Encore plus de pression.
Pendant qu'il s'échine à me retenir, mon admirateur farfouille dans sa poche de pantalon et en ressort un billet de stationnement qu'il me demande d'autographier.
— Je n'ai pas de stylo. Je suis désolé, Monsieur, mens-je en espérant que sa copine n'en découvrira pas un dans son sac
Ma main blessée serait dans l'incapacité de le tenir. Je glisse un « au revoir » hâtif et me précipite vers ma suite sans attendre de réponse. Pour mon plus grand malheur, ma carte magnétique est tout au fond de ma poche arrière.
— Saleté de soirée ! je marmonne en y enfonçant deux doigts.
Un élancement aigu vrille mes tripes, sans toutefois m'arrêter. Impossible de rester dans ce couloir, à la merci du couple qui revient sur ses pas, muni d'un crayon.
Mon père me dit souvent que les fans nuisent à ma concentration. À voir à quelle vitesse l'homme court vers moi ce soir, je préfère abonder dans son sens et fuir mes obligations mondaines. J'extirpe ma carte et la coulisse dans le détecteur qui s'illumine.
Victoire !
J'entre pour échapper de justesse à mes envahisseurs qui poursuivent la conversation derrière le battant. Sans réponse, ils se lassent rapidement et repartent bredouilles tandis que je traverse la suite. Conscient que j'ai merdé à frapper si fort les portes d'acier, je décroche le téléphone et compose le code de la réception.
— Service aux chambres, que peut-on faire pour vous ? répond un homme encore plus déprimé que moi.
— J'ai besoin d'un seau de glace ainsi que de pansements. Pourriez-vous m'apporter le tout immédiatement ?
— C'est bien pour la suite neuf cent trois, Monsieur... Firsten ?
— Exact, faites au plus vite, dis-je de ma voix sans appel.
La douleur se ravive dès que je raccroche. Même si j'ai évité les dégâts au niveau du pouce, je constate que mon index et mon majeur élancent de plus en plus. Autant vérifier à quel point je suis blessé avec un test de préhension. J'utilise donc le combiné qui s'échoue à mes pieds au deuxième essai.
Putain ! Ce n'est pas le moment !
Comment vais-je expliquer ma blessure à mon père ? Un « Tu me fais chier » ne lui plairait pas, j'en suis certain. Pourtant, c'est bien pour cela que je suis dans cette situation. J'ouvre et ferme ma main pour vérifier s'il n'y aurait pas une éventuelle fracture. À première vue, rien n'est cassé. J'aurai cependant de la difficulté à tenir mon volant demain.
Il ne faut surtout pas que le grand Charles Firsten se rende compte de mon état. Ce serait le déclencheur d'un cataclysme auquel personne ne veut avoir affaire, même pas moi qui en ai la désolante habitude.
On frappe à la porte, suivi des paroles d'usage d'un valet qui veille au bien-être de sa clientèle.
— Service d'étage, Monsieur.
J'ouvre et m'empare aussitôt du seau et de la trousse de premiers soins. Un peu surpris, l'employé me laisse faire, puis je referme sans avoir prononcé un mot. Papa donne toujours un généreux pourboire. Je peux bien être ce que tout le monde veut : un sportif hautain et froid.
Pendant que je plonge ma main droite dans la glace, j'essaie de décompresser pour me concentrer sur les qualifications et la course de ce week-end. Le résultat est un lamentable échec, car en fouillant dans la boîte de premiers soins, je déniche un ruban adhésif d'un rouge criard.
C'est trop voyant !
Le goût de tout envoyer valser remonte en moi comme un volcan qui bouillonne sous la surface.
Inspirer.
Expirer.
Serrer les dents.
Mordre mes lèvres.
Rien ne fonctionne.
À quoi ça rime d'être parfait si personne ne me félicite pour la maîtrise de mes émotions ?
N'ayant aucune réponse logique, je projette le coffret muni d'une croix rouge contre le mur, mais la fatalité me rappelle à l'ordre par un nouvel élancement, plus fort et agressif.
Une larme coule le long de ma joue pour atterrir sur mon bras. Cela n'a rien à voir avec la douleur, ni même ma rage intérieure. Il s'agit plutôt de mon désespoir.
La goutelette n'imbibe pas mon veston et reste aussi ronde qu'une bulle de savon, prête à éclater. Le rayon de la lumière s'y reflète et attend la moindre imperfection pour la transpercer. Étonnant à quel point une si petite particule d'eau représente bien ma vie avec mon père.
Je suis fatigué de résister, fatigué de souffrir en silence.
Même m'agenouiller, et ne pas m'effondrer sur la moquette pour rassembler les divers objets qui ont volé dans la pièce, s'avère difficile.
Des ciseaux à bouts arrondis sont inutiles pour en finir, alors je les lance dans le boîtier de métal dont le couvercle ne ferme plus. Il est comme moi : abîmé et irréparable. À mon image, il a craqué sous la pression.
Les journalistes ne manqueront pas de m'interroger sur mon bandage écarlate. Je devrai m'en débarrasser dès le petit matin, afin d'éviter les regards indiscrets et, surtout, les remontrances destructrices de papa. Je préfère encore la douleur physique à n'importe lequel de ses tourments psychologiques qu'il prend plaisir à m'infliger.
Ce soir, je n'ai plus la force d'être parfait. Mes vêtements s'échouent en un amas informe près de mon lit. Une pensée fugace va pour Lana qui aura un travail monstre demain matin. Elle aurait dû rester au garage, car sa tentative de me remonter le moral a été vaine.
D'un autre côté, même si je l'ai abandonnée, elle ne m'en voudra pas, pour la simple et bonne raison qu'elle a l'habitude que j'écoute les recommandations de papa. Ce qu'elle ne sait pas, par contre, ce sont les idées noires qui fusent dans mes pensées concernant ma place dans ce monde.
N'ayant plus le goût de ressasser cette soirée, je m'installe sur le lit en m'assurant de ne pas bouger mes phalanges écorchées. Le silence envahit la pièce. Je dois faire le vide absolu, sinon mes performances risquent d'être affectées, surtout avec cette blessure qui gênera mes mouvements. Étendu, le bras gauche sur le visage, j'inspire longuement.
J'aurais bien besoin d'un petit ange sur ce coup-là !
Même s'il n'a rien d'un envoyé de Dieu, la vision de Daryl s'impose. Ce sont ses yeux rieurs qui m'ont d'abord séduit. J'aurais aimé savoir ce qui le rend autant joyeux. Peut-être est-ce parce qu'il n'a plus de père pour lui pourrir l'existence. Peut-être est-ce moi qui ne comprends rien à la vie. Qui sait ? Ils disent que notre sort est entre nos mains. Nul doute qu'avec l'une d'elles estropiée, je ne parviendrai pas à convaincre ma destinée que j'en vaux la peine.
Rêver reste mon seul réel moment d'évasion dans cette chambre impersonnelle. Les heures tournent pourtant sans que mes paupières n'écoutent ma petite voix intérieure.
Je suis épuisé. Je n'en peux plus de vivre en plein cauchemar.
Imaginer Daryl dans l'un de mes rêves pourrait peut-être m'aider à dévier vers le sommeil. Peut-être. Si papa ne vient pas prendre le contrôle de mes songes, comme cela se produit souvent.
Une à une, les particularités physiques de mon voisin de table viennent me bercer. Je ne tarde pas à sombrer, prêt à parcourir Paris en sa compagnie. Ses cheveux blonds qui flottent sous la brise du matin au bord de la Seine m'hypnotisent. Les petites rides au coin de ses yeux, lorsqu'il me sourit pour un selfie devant la Tour Eiffel, font fondre ma dernière résistance. J'ose lui prendre la main pendant que nous marchons sur l'avenue des Champs-Élysées. La seule présence de sa paume dans la mienne est suffisante pour chasser la tension qui remontait le long de mes épaules jusqu'à mes tempes. Tout en lui me calme.
Ma sérénité onirique est par contre vite ébranlée par une silhouette féminine aux longs cheveux bruns qui s'escrime à secouer mon corps tout entier pour le sortir du sanctuaire imaginaire dans lequel je me réfugiais.
— Je suis réveillé, Lana ! dis-je d'une voix grondante pour la dissuader de continuer.
— C'est l'heure de partir. J'ai quelque chose à te montrer.
Quelle déception de dire adieu à ma visite fictive des rues de la capitale française en compagnie d'un bel ange blond.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé, lover boy ? me demande-t-elle en voyant la trousse qui traîne à l'autre bout du lit.
— Rien de grave, ne puis-je m'empêcher de lui mentir.
Les rideaux épais ne sont pas tirés. Malgré leur complète ouverture, aucune lueur ne parvient de l'extérieur. Ma sœur est matinale, mais à ce point, c'est inédit. Elle affiche un sourire énigmatique que j'associe à deux possibilités, soit j'aurai droit à une bonne nouvelle, soit elle cache un secret. Que Lana soit excitée ou pas, mon intention reste la même : dormir jusqu'à ce que notre père vienne bousiller la matinée.
— Ma voiture peut attendre encore une heure, me plains-je en remontant la couette sous mon menton.
— Ton bolide est prêt pour la journée. J'y ai travaillé toute la nuit, s'amuse-t-elle.
Pardon ? Lana qui s'assagit ? Cela ne correspond à aucun trait de sa personnalité grivoise. D'ailleurs, elle s'apprêtait à traquer une proie avant mon départ. Le motard aurait dû ralentir sa détermination, le temps qu'elle obtienne ses réponses, pas l'arrêter.
— Tu n'as ramené personne ? Toi qui voulais dégoter un mec. Qu'est-ce qui t'a fait changer d'idée ?
— C'est Pascal ! Il m'a donné un tas de bonnes idées pour que tu gagnes quelques secondes sur tes adversaires.
— Pascal ?
— Oui, il m'a aidée à tout mettre au point. Il est mécanicien, alors je lui ai montré ta voiture. On a fait du bon boulot. Je t'assure que tu seras en première ligne pour la course de demain. Tu veux voir le résultat ?
Elle me tire la main pour me sortir du lit sans imaginer un instant que je souffre et me pousse jusqu'à la salle de bain.
— Sois présentable. J'ai invité Pascal dans notre stand. Il avait déjà des billets, alors je lui ai offert un accès VIP.
Lana n'a pas dormi. Malgré cela, elle est pimpante et transpire la joie de vivre. Tout le contraire de mon corps qui s'oppose à ce brusque changement de position à la verticale. Le seul avantage à sa phase maniaque, c'est qu'en partant si tôt, j'éviterai les remontrances de notre paternel.
Bien réveillé après mes ablutions matinales, je jette mon pansement aux ordures. Lana est si obnubilée par ses nouveaux réglages qu'elle a oublié que je ne le porte plus après l'avoir rejointe.
Je ferme derrière nous avant de passer en catimini devant la porte de papa. J'adore la bonne humeur de Lana qui rigole comme une enfant lorsque nous parvenons à nous évader. Son rire contagieux me fait l'effet d'un baume qu'elle tapisse sur mes plaies intérieures. Quelle chance elle a d'apprécier autant son travail, au point d'y passer une nuit entière et de vouloir partager le résultat de son œuvre.
En chemin, elle jacasse sur les modifications apportées à ma voiture, ne tarissant pas d'éloges sur le fameux Pascal. Ma sœur n'est pas de celles qui aiment la concurrence. Si ce mécanicien a réussi à l'impressionner, j'ai hâte de découvrir à quoi il ressemble. Nos goûts en matière d'hommes sont généralement les mêmes. Et si Lana l'a laissé voir les secrets qui se trouvent sous le capot de mon bolide, il doit être à couper le souffle. J'espère par contre que les correctifs qu'il a proposés seront suffisants pour compenser ma main blessée, car les entailles et la large ecchymose qui recouvrent la majorité de mon poing ne sont franchement pas plus tolérables qu'hier.
Pendant que ma sœur conduit, j'attrape son sac à main pour y rechercher un anti-douleur. Une carte professionnelle colorée, au nom de Pascal Pirelli, attire mon attention. Ce doit être lui, le fameux Pascal dont elle ne cesse de me remplir les oreilles de commentaires élogieux.
Je remets le carton à sa place et continue à chercher les comprimés dans le méli-mélo indescriptible que seule Lana réussit à comprendre. Dans la fouille que j'entreprends, j'y trouve un tas de choses insolites comme un jeu de quatre pinces de mécanique, deux petites bouteilles, dont l'une contient un liquide limpide et l'autre est remplie d'une substance visqueuse. Une paire de gants jetables déjà utilisés, sur lesquels trônent des taches qui ressemblent à du sang, m'interpelle un instant, mais j'ai depuis longtemps renoncé à comprendre comment autant d'anomalies peuvent atterrir là-dedans. Chaque fois que j'y jette un œil, j'ai la sensation d'être un scientifique propulsé dans un vortex extragalactique.
Dès que je déniche enfin le seul objet qui intéresse mon œil d'archéologue, je l'extirpe, non sans y mettre un peu plus le bordel. Le couvercle anti-enfants résiste un peu à ma main endolorie. La douleur vive reste toutefois le signe que j'en ai besoin et je m'applique à l'ouvrir, faisant fi des signaux électriques qui traversent l'ensemble de mon poing serré autour du flacon. Je souffle un léger cri de soulagement lorsque l'opercule déjà éventré sous le capuchon me livre enfin son centenu. Lana glisse un regard d'incompréhension face à ma difficulté soudaine à ouvrir le contenant dont j'avale aussitôt les deux précieux cachets.
— Aurais-tu fêté sans moi ? me demande-t-elle en riant. Pourtant, tu es rentré tôt. Cachais-tu le beau Daryl sous le lit ?
— C'est pas l'envie qui manquait, mais tu sais comme moi que les jours de compétition j'en ai l'interdiction formelle.
— Combien de fois je t'ai dit de ne pas te préoccuper de ce que notre enflure de père pense ? Malheureusement, il est trop tard pour cette fois. Par contre, je suis certaine que tu apprécieras la surprise que je te réserve.
— Si tu as attaché papa et que je peux prendre une pause tout le week-end, ça pourrait me redonner le sourire, réponds-je aussi blasé qu'avant.
— Oui, tu y aurais droit. Il ne te lâche pas une minute. Je n'ai aucune idée comment tu réussis à soutenir ce rythme.
— J'ai l'habitude.
Mon explication est fausse, mais c'est mieux que de l'inquiéter pour rien. Je préfère lui laisser sa bonne humeur.
— Tu as d'autant plus mon admiration. Ne t'en fais pas pour papa. Après la course de demain, la Floride t'attend pour deux très longues semaines.
— Maman va encore vouloir me couper les cheveux !
— Hé ! Ne commence pas à te plaindre de maman. Elle ne t'en parle que lorsque c'est nécessaire.
— Je sais. Elle n'est pas comme papa.
— En voilà un petit futé !
Elle a raison : maman est incomparable. Elle a bien un côté rebelle à ses heures, mais c'est ce qui la rend si attachante. Une personnalité vanillée, accompagnée d'une sauce piquante, quand il s'agit de tout connaître de la vie personnelle de ses enfants. Et plus c'est croustillant, plus la sauce se pimente. Un trait de caractère que papa adorait avant que son adversaire ne vienne briser leur si joli couple.
— Je veux que tu me promettes une chose.
— Bien sûr, frérot.
— Tu ne dois pas laisser papa te traiter comme il le fait avec maman et moi. Il ne faut pas qu'il vous fasse subir ça, à toi et Brandon.
— Tu vas bien ? me demande-t-elle d'un air sérieux.
— Jure-le !
— Ne t'en fais pas, Dorian. Tout va pour le mieux. Je te le promets. Mais tu me fais peur. Tu es certain qu'il n'y a rien ?
— Je gère, moucheron.
Le silence vient s'installer entre nous. Ce n'est pas malaisant. Nous sommes habitués à ce genre de conversation. Elle est heureuse et moi non. Impossible de lui dire que j'ai craqué sous la pression ? Plus que jamais, je refoule mon mal être et tente de me concentrer sur la journée à venir.
Le soleil se lève à peine quand nous arrivons à notre stand. La fébrilité de Lana me donne ce petit coup de fouet qu'il me manquait. En gros, elle me montre les nouveaux réglages avant que j'aille chercher à manger. À mon retour, mon père est arrivé et fulmine, encore.
— Dorian Firsten, tu devais être présent il y a trente minutes, gronde-t-il.
— J'étais ici bien avant toi, lui réponds-je sur le même ton. Lana a travaillé toute la nuit et on avait besoin de remplir nos estomacs.
— Mais tu n'as encore rien compris ! Les jours de compétition, tu dois prendre tes protéines et non te gaver de fast-food.
Il me présente un grand verre à la couleur peu engageante, tirant entre le brun et le vert. C'est plus fort que moi, je grimace au souvenir du goût de chiotte que ça a. En plus d'être imbuvable, des grumeaux donnent l'impression d'avaler une diarrhée. Je comprends pourquoi je suis supposé être privé d'alcool lors de soirées comme hier. Au moindre haut-le-cœur, cette substance me ferait vomir.
Dépité, je prends la mixture de mon père et lui tends le grand café latté que je viens d'acheter. D'un ton qui ne souffre aucune réplique, il débite sa première menace de la journée.
— Ne recommence pas, Dorian, sinon tu passeras tes semaines de congé avec moi. Ta mère te gâte trop.
Pas question de rater mon rendez-vous estival avec maman. Ses crêpes au caramel devraient être honorées d'une étoile Michelin. Avec cette image en tête, je porte le verre à mes lèvres, avec l'espoir que mon cerveau ne remarquera pas la duperie. C'est mauvais, horrible même, alors je le bois d'un trait. Dès ma première inspiration, cette infection active mes papilles. L'odeur de pourriture parvient à mes narines sans délicatesse. Je porte ma main valide à ma bouche pour éviter de tout recracher, mais je ne parviens pas à endiguer le reflux. D'un pas précipité, j'accours vers la poubelle la plus proche pour tout régurgiter.
Le grand Charles Firsten passe derrière moi et jette le café que je m'apprêtais à boire avant son arrivée. Le contenu se répand devant mes yeux, annihilant mes espoirs de le récupérer plus tard, par le biais de Brandon ou Lana.
Une sueur froide m'envahit quand mon père ose se plaindre de mon endurance. Je rêve de ce jour où je lui ferai avaler son poison, question de voir s'il résistera plus que moi. Tandis que je rejette encore son mélange verdâtre censé me revivifier, il hèle mon coéquipier et le rejoint sans plus se préoccuper de mon état.
Toujours sonné, j'entends une autre voix, compatissante cette fois, qui s'élève derrière moi.
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