
Chapitre 16
Daryl
La façon dont Dorian m'a fait comprendre que je n'étais pas le bienvenue pour fêter sa victoire m'a fait un électrochoc. J'ai dû me rendre à l'évidence qu'être en présence de mon beau brun m'aurait rendu heureux. Cette constatation est assez agaçante car je n'aime pas entretenir de relation, tout spécialement quand le père ne me porte pas dans son cœur. Alors pourquoi cela me fait autant de peine qu'il ait choisi de rejoindre Charles au lieu de venir en boîte avec moi ?
J'imagine que Dorian est le type de gars qui préfère quémander de l'amour plutôt que d'en recevoir sans avoir à s'agenouiller. En y repensant, c'était si évident que son père ne le félicitait que parce que nous étions entourés de journalistes à l'affût du moindre cafouillage entre lui et moi. J'ai presque pitié de mon ami. Quand notre défi sera complété, son père sera à nouveau sur ses talons pour aspirer toute sa joie de vivre que j'ai cru entrevoir aujourd'hui.
Je soupire longuement tout en préparant le repas du soir pour Carlos et moi. Comme je m'en doutais, Papi n'a pas donné signe de vie. Il a fait très attention pour ne pas nous mettre la puce à l'oreille, mais comme il n'a pas l'habitude d'avoir le béguin pour quelqu'un, c'en était presque amusant. Lana était beaucoup plus subtile dans ses gestes, sauf que j'avais déjà tout découvert, alors j'ai remarqué chaque menu détail. Une main qui frôle l'autre, un regard éloquent d'un millième de seconde ou bien la seule manière dont ils se parlaient sont des signes qui ne trompent pas.
Pour épargner Carlos, j'ai choisi de ne pas le lui dévoiler puisqu'il est tombé, lui aussi, sous le charme de Lana. Pour mon coéquipier, ce n'est pas une surprise, lui qui tombe amoureux au quart de tour, mais j'aime mieux que Papi profite autant qu'il le peut. C'est si rare de le voir dans cet état euphorique.
Enfin, je suis content pour mon père de coeur, mais cela n'enlève pas la masse qui enserre ma poitrine en repensant à Dorian. Hier, à la même heure, nous discutions dans la quiétude de la nuit, bercés par une brise légère. Je sais qu'il m'a affirmé le contraire, mais c'est certain qu'il m'en veut de m'être endormi au lieu de m'être assuré qu'il entre à l'hôtel avant son ridicule couvre-feu. Je dois me mettre dans la tête que je ne vais plus le revoir. Nos chemins se sont séparés tout à l'heure alors que ce foutu boulon m'agressait telle une pièce de jeu de construction, toujours là où il ne faut pas. D'ailleurs, je n'ai jamais retrouvé mes tongs. Il est fort possible qu'elles aient été ramassées par les nettoyeurs. Cela m'embête car même si elles avaient plusieurs années derrière elles, je m'y sentais mieux que dans bien des chaussures de randonnée.
Ce soir, ce ne sont que des sandwichs au fromage avec bacon, laitue et tomate. Je n'ai pas la force de créer un chef d'œuvre comme hier. De toute manière, il n'y a rien de mieux en jouant à des jeux vidéo. Carlos est déjà prêt et m'attend avec impatience, la manette entre les genoux. Ce gosse est tout ce qu'il me faut ce soir. Il est si agité quand il veut gagner que sa simple vision me rend hilare. Et du rire, c'est bien ce que j'ai besoin en ce moment.
Je tends l'assiette à mon coéquipier qu'il jette presque sur le sofa. Comme je le disais, un vrai gamin. Il appuie sur le bouton de démarrage et nous sommes aussitôt projetés sur une piste de course où nous attendent nos motos.
Hors de question de s'amuser à délivrer une princesse. Secourir un prince est déjà bien assez difficile. On n'a qu'à penser à Dorian qui n'a aucune envie d'être sauvé.
Mon personnage enfourche donc sa moto que j'ai auparavant dotée de tous les attributs de ma Ducati. Carlos semble encore plus stressé que lorsque nous courons sur du vrai bitume.
— Du calme, le bouclé. Tu ne gagneras qu'une nuit dans ton propre lit.
— Peut-être, riposte-t-il, mais le plaisir de te battre sera toujours incroyable, en temps réel ou virtuel.
— Je te réserve une surprise de taille, mon pote.
— Toujours la même rengaine, s'amuse-t-il en assénant un coup de pied à ma moto pour tenter de me faire tomber.
— Tu veux jouer à ça ? Attends un peu que je te rattrape.
— Tu n'auras pas assez d'essence, tu vas devoir arrêter pour te ravitailler.
— C'est toi qui vas être obligé de te rendre aux puits.
Je frôle mon devant à sa roue arrière et lui provoque une crevaison qui le fait zigzaguer. Le bouclé pousse un hurlement pour me signifier son mécontentement, mais je réussis à prendre de l'avance. Une fois que je l'ai dépassé, je glisse un peu d'huile derrière moi, ce qui le fait déraper.
— Ah ! Ah ! Si tu voyais ta tête, Carlos.
— C'est pas marrant !
— Si, ça l'est, réponds-je de ma voix glorieuse et amusée à la fois.
Nos cris se répercutent ainsi pendant plusieurs minutes. L'un et l'autre essayant de gagner le plus de courses possible. Cela fait longtemps que nous n'avons pas rigolé autant tous les deux.
Ça fait du bien de retrouver Carlos !
Encore quelques moqueries envahissent notre petite demeure quand un bruit surpasse nos rires d'enfants. Au début, je crois que c'est le pied de mon coéquipier qui s'agite dans tous les sens, mais au deuxième coup, je suis fixé. Quelqu'un frappe à notre porte.
Un peu embêté par cette interruption, je grogne ma contrariété lorsque je vois que Carlos ne bougera pas d'un poil. Ce jeune est presque pris de la maladie de Parkinson tellement il ne contrôle pas ses membres quand il joue. Par contre, s'il doit faire l'effort d'aller ouvrir, sa surdité prend le dessus et il s'écroule sur le sofa dans une sorte d'inertie passagère. Une chance pour lui que j'ai besoin de me rendre à la salle de bain.
Je me lève en lui envoyant ma manette dans les parties, question de m'assurer que sa paraplégie n'est pas permanente, puis je fais trois pas jusqu'à la porte. Mon coéquipier se lamente de ma brutalité et finit par se lever à son tour pour aller chercher des bières dans le frigo. Ce p'tit con a gagné en m'obligeant à répondre, mais un croche-pied bien placé et le voilà étendu dans le mètre carré de notre cuisinette. Son derrière relevé me fait face alors que sa tête se prend la porte qui nous sépare de la chambre à coucher. Sa position est si improbable que j'éclate de rire tout en ouvrant à notre inconnu.
Ce n'est que lorsque je quitte Carlos des yeux pour accueillir notre visiteur que mon sourire se fane en un clin d'œil. Devant moi se trouve Dorian qui semble sur le point de s'effondrer. Je descends les deux marches pour le rejoindre aussi vite que possible. J'ai à peine un pied sur la terre ferme qu'il se pend à moi comme à une bouée. Son cri de désespoir m'atteint en plein cœur alors même qu'il ne retient plus aucun sanglot.
Je ne vois qu'une seule explication à son état, et celle-ci se nomme Charles Firsten. Je déteste avoir raison, surtout si c'est au détriment de mon beau brun. Ses larmes ne se tarissent pas, bien au contraire. Je comprends que son malade de père a recommencé bien plus tôt que je ne l'aurais cru.
— Carlos ! Viens m'aider !
Mon coéquipier se rue sur nous pour soutenir Dorian jusqu'à notre canapé rempli de nos assiettes à peine entamées. La console de jeux occupe aussi une autre partie importante de la place disponible. Je prends donc la décision de le transporter jusqu'à la chambre où je l'assieds sur ma couchette. J'ai bien l'impression que je vais devoir attendre un moment avant d'avoir des explications. Et ce pincement au cœur qui me reprend au moment où mon beau brun se décide à me regarder enfin est difficile à supporter. Je voudrais lui enlever cet air mélancolique pour le remplacer par ce sourire ravageur qui m'a tant attiré aujourd'hui.
Par automatisme, je passe une main dans ses cheveux en bataille. Je sens qu'il veut parler, mais au lieu de cela, un torrent se déverse à nouveau sur ma poitrine qu'il étreint avec force. Ses gémissements se prolongent beaucoup trop longtemps pour n'être qu'une simple dispute avec son père. Que peut-il y avoir de si épouvantable pour qu'il soit dans cet état ?
Dorian
J'ai passé les dernières heures à me demander ce qui pouvait me retenir sur cette terre. En sortant de l'hôtel, j'ai hélé un taxi qui m'a mené près du pont Jacques-Cartier. De là où je me trouvais, j'avais une vue imprenable sur la prison du Pied-du-courant. Certes, elle n'en est plus une depuis longtemps, mais le seul fait de savoir que c'en était une m'a fait m'interroger sur ma vie des dernières années.
Une prison ! C'est bien ce qu'elle est.
J'ai donc tourné mon regard en direction du pont qui m'attendait toujours. Mes pas m'ont mené vers le couloir piétonnier, mais je me suis arrêté à son entrée. Tous les endroits qui auraient pu me permettre d'atteindre la partie supérieure ont été bloqués par un grillage rehaussé de fils barbelés. J'en ai conclu que je n'étais pas le seul à vouloir en finir. Pourtant, j'étais bien résolu à trouver la faille. Pour ce faire, j'ai arpenté la structure entière, revenant sur mes pas pour m'assurer que je n'avais rien manqué. Après une heure de déception, je me suis effondré à l'autre bout du pont, à l'abri des regards.
Pourquoi n'était-ce pas si simple de sauter ? Ceux qui ont installé les protections ne comprennent pas mon malheur, sinon ils n'auraient pas placé tous ces obstacles sur mon chemin.
Papa ne m'avait jamais frappé. J'avais ce faible espoir qu'un jour il me verrait à nouveau comme son enfant, mais j'ai bien compris aujourd'hui que ce ne sera plus jamais le cas. Cela est d'autant plus difficile à accepter que Lana et Brandon ne sont pas pris dans le même étau que moi. J'ai la malchance de vivre du même métier que papa ; une profession que je n'ai pas réellement choisie puisqu'elle m'a été dictée depuis mes treize ans.
J'ai toujours toléré ses sautes d'humeur ; je ne les acceptais pas, je dirais plutôt que je les endurais. Chaque jour est devenu plus pesant que le précédent, me forçant même jusqu'à me mutiler la main. La douleur physique m'a détourné de mes tourments, mais à présent, la plaie ne pourra jamais être assez profonde pour me maintenir hors de l'eau.
Prostré sous le pont pendant une autre heure, j'ai regardé l'eau s'écouler en aval du fleuve Saint-Laurent. J'aurais simplement pu me laisser dériver jusqu'à ce que l'hypothermie m'emporte, mais en plein été, les probabilités étaient contre moi. La seule autre chose qui m'est venue en tête, c'était Daryl qui semblait concerné par mon état. Il est le seul à avoir vu à quel point je n'allais pas bien. Même Lana n'a pas eu le réflexe de se préoccuper de moi comme elle en a l'habitude. Bien qu'elle m'ait félicité, sa tête semblait ailleurs aujourd'hui. Je ne lui en veux pas, elle est toujours là pour moi, mais à la longue, elle doit en avoir marre d'essayer de me maintenir à la surface.
Lana et Brandon sont heureux dans leur métier, c'est une évidence. Je devais donc leur éviter de sombrer avec moi, repoussant toujours l'inévitable de se produire. J'y songeais depuis longtemps, mais c'est la première fois que mes idées noires m'ont conduit aussi près de mon intention d'en finir. N'ayant pu mener à bien mon projet, j'ai essayé d'imaginer mes prochains jours.
Un véritable enfer...
Cherchant une solution, l'éclair d'une tête blonde a refait surface, me demandant si je pourrais m'en remettre à Daryl ? Ce serait un moindre mal puisqu'il était clair que ce ne serait pas ce soir que je trouverais un moyen d'en finir.
Je me suis relevé avec difficulté. J'ai bien l'habitude d'être inconfortable dans mon engin, mais être assis dans le gravier pendant une heure laisse aussi des traces douloureuses. La souffrance des pierres plus pointues qui se sont enfoncées dans ma chair m'a aidé à tenir le coup. Repoussant mon projet à plus tard, j'ai de nouveau appelé un taxi pour qu'il me transporte jusqu'à la piste de course où se trouve Daryl.
Et me voilà, sachant très bien que je ne vivrai pas encore très longtemps, en train d'accaparer la vie de ce blond. Il est doux et ne cherche pas à me faire dire ce que je ne désire pas. J'aurais aimé devenir plus qu'un ami, mais je suis une pauvre loque sur le point de disparaître. De toute manière, je n'ai pas réussi à comprendre son comportement en ma présence.
Quoi qu'il en soit, je n'arrête pas de pleurer comme une Madeleine, accroché à son t-shirt. J'ai peur de ce que je ferai. Mon courage sera-t-il au rendez-vous quand je trouverai le moyen d'en finir ? Il le faut ! Je ne peux plus revenir en arrière. En m'éclipsant de l'hôtel, j'ai donné encore plus de munitions à papa pour me détester.
Le bras de Daryl ne cesse de se promener dans mon dos pour me donner un peu de réconfort tandis que l'autre me serre très fort contre lui. Les battements de son cœur finissent par m'apaiser. S'il savait. Il ne perdrait pas son temps comme ça.
Je me redresse soudainement, incapable d'ignorer que je l'accapare alors qu'il s'amusait avant mon arrivée. C'était difficile de ne pas les entendre tellement ils chahutaient.
Je renifle très fort puis frotte mon poing sous mon nez.
Je suis pathétique.
— Je vais te trouver des vêtements propres, me dit-il à brûle-pourpoint. Tu as besoin de te reposer un peu. Demain, on pourra discuter de tout ça.
J'acquiesce sans rien dire. De toute manière, je ne parlerai pas. Mes pensées retournent vers papa et son couvre-feu qu'il a voulu m'imposer encore une fois. S'il ne me reste plus que quelques jours à vivre, aussi bien me faire détester pour quelque chose.
Daryl fouille dans l'armoire sous la couchette et me donne un t-shirt ainsi qu'un bas de pyjama.
— Tu peux te changer et prendre mon lit, me dit-il en toute simplicité. Je vais utiliser celui au-dessus.
Voyant combien je suis mal, il ajoute quelques mots pour me rassurer.
— Carlos m'attend pour nettoyer la vaisselle, mais si tu as besoin, tu n'as qu'à nous rejoindre.
Il hésite à retrouver son coéquipier de l'autre côté, mais finit par quitter la pièce, n'ayant aucune idée à quel point je suis au bord du précipice.
Laissé seul dans cette chambre où quatre couchettes sont disposées, je me lève afin de changer de vêtements. Le lit de droite est un peu plus grand, ce qui me fait supposer qu'il appartient à Pascal. Le second, sur lequel j'étais assis, est du côté gauche et se voit séparé du premier par une table de nuit fixée au sol. Quant aux deux derniers, ils sont suspendus au-dessus des autres. L'un d'eux doit être celui de Carlos.
J'ai du mal à m'imaginer partager un espace aussi exigu avec Lana, Brandon et papa. Cependant, les gars semblent très bien s'entendre malgré tout. Ils ont de la chance d'être aussi unis.
Le brouhaha des voix de Daryl et Carlos ainsi que le tintement d'objets m'indiquent qu'ils ont commencé à faire la vaisselle. Après un certain temps, je me décide à me coucher. Les draps sont froids, mais l'odeur d'agrume que j'ai décelée sur Daryl est bien imprégnée dans l'oreiller. J'inspire profondément afin de l'emmagasiner autant que possible et me laisse enfin bercer par le bruit rassurant de la douche tout à côté de la chambre. Entre deux mondes, je ressens plus que je ne vois Carlos grimper dans sa couchette qui grince sous son poids. C'est ainsi que je m'endors, éreinté de cette journée aussi belle qu'horrible.
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