Chapitre 39
-C'est un plaisir de vous revoir, chère Demoiselle Uemura. Installez-vous, votre père ne devrait pas tarder à nous rejoindre ; mes hommes règlent les derniers détails concernant les paramètres de la visio-conférence.
Encore cette fois-ci, c'était la dénommée Higuchi qui avait escorté Yui jusqu'au quartier général de la Mafia, et plus précisément à l'intérieur de la salle de réunion gigantesque, avant de repartir précipitamment, intimidée au possible.
Plusieurs personnes se trouvaient déjà à l'intérieur, notamment Ozaki Kôyô et des hommes de main, sans oublier Mori Ougai, bien évidemment. Chuuya Nakahara n'était pas présent, étonnamment, ce qui fit se poser quelques questions à Yui, l'espace d'un instant.
Il devait sans nul doute avoir été réquisitionné ailleurs, peut-être pour superviser les opérations concernant l'épidémie. Yui était plus certaine que jamais que la Mafia était derrière tout ceci, et elle en eut la confirmation à peine s'était-elle assise dans le siège qui lui avait été attitré.
-Vous aviez étrangement raison en disant que je serai encore présente pour notre prochaine réunion, déclara-t-elle avec un grand sourire angélique, qui était cependant rempli d'une haine sous-jacente, et diffilement décelable, envers cet homme qu'elle détestait chaque jour un peu plus. C'est comme si vous aviez anticipé la venue de cette épidémie... C'est impressionnant!
Le petit rire de Mori Ougai la fit silencieusement frissonner de dégoût.
-J'ai de bonnes sources, ainsi qu'un bon réseau de communication et d'information, répondit-il en souriant largement. Je suis néanmoins navré de ne pas vous l'avoir explicitement dit la dernière fois, les informations n'avaient pas encore été analysées avec précision. Nous n'étions pas totalement certains de ce que nous allions avancer, j'ai donc préféré vous épargner un éventuel stress supplémentaire.
Foutaises, pensa Yui en continuant de sourire, comme si de rien n'était.
Ce n'était pas le moment de laisser ses émotions prendre le dessus, loin de là. D'ici quelques minutes, la réunion allait commencer, et si tout se passait bien Yui n'aurait plus besoin de reposer les pieds dans cet endroit sinistre de sitôt, voire jamais.
Il fallait juste qu'elle tienne le coup le temps que la Mafia se rende compte que l'épidémie n'était pas la bonne solution pour mettre la main sur leur fugitif, et qu'il était préférable pour eux d'abandonner avant que les choses ne deviennent définitivement hors de contrôle. Ainsi, une fois le confinement de la ville levé, elle serait en mesure de retourner à Tokyo tranquillement, avec cette fois-ci le téléphone qui lui permettrait de contacter les Détectives à sa guise, afin de progresser dans la recherche de cet homme.
Tout rentrerait dans l'ordre, et plus jamais elle n'aurait besoin d'avoir recours à ça. Car, à chaque fois qu'elle avait dû s'y résoudre, rien n'en était jamais ressorti de bon.
Elle devait tenir bon encore quelques jours. Juste quelques jours.
-Je vois que vous êtes allée faire votre prise de sang, remarqua Mori Ougai tandis que les hommes chargés du paramétrage de la visio-conférence achevaient leur tâche. Cela n'a pas été trop laborieux?
Touchant du bout des doigts le pansement recouvrant le creux de son bras, Yui laissa un autre sourire lui échapper. Surtout en sachant que, sous la gaze, il n'y avait rien du tout. Mais cela, la Mafia n'était pas obligée de le savoir.
-Je ne crains pas les prises de sang, alors tout s'est déroulé sans encombre, je vous remercie. L'un de mes domestiques a failli s'évanouir, cependant.
Et ce "domestique" n'était autre qu'Aiko, qui avait une phobie irraisonnée du sang depuis semblait-il son enfance, de ce qu'avait pu noter Yui au cours des deux dernières années. Quelle idée de s'occuper d'une maîtresse qui était hémophile dans ces conditions... Mais, au moins, Aiko redoublait de prudence pour s'assurer que Yui ne se blesse nulle part, de sorte à ne pas être obligée de panser une blessure ensanglantée tous les quatre matins. Même si, avec la gravité de sa maladie, Yui avait tendance à avoir des bleus très facilement, sans explication, voire des saignements, qui restaient en général sans gravité puisqu'ils étaient soignés rapidement et convenablement.
La seule fois où Yui s'était blessée au point d'en saigner pendant un temps prolongé était justement arrivé quelques jours auparavant. Officieusement, lors de la course-poursuite, et officiellement au cours de la matinée où Aiko était occupée à dormir, assommée par les somnifères qu'elle avait avalés.
Mais, pour l'heure, Yui comptait bien garder cette petite distinction pour elle. Moins de personnes seraient au courant, mieux elle pourrait garder ce secret avec efficacité.
Même si elle appréciait de moins en moins l'idée de devoir mentir à Aiko.
La réunion d'aujourd'hui n'allait être qu'une réunion de routine, alors elle pourrait souffler un tant soit peu, sans avoir à être le centre de l'attention à chaque seconde. Après les derniers jours, elle méritait au moins cela, non?
Un grésillement léger se fit entendre dans la salle aux proportions gigantesques, qui attira l'attention de Yui, précédemment dirigée vers les différents documents qu'elle sortait soigneusement de son sac.
Puis, la voix de son père, qui présentait ses salutations aux personnes présentes dans la pièce, sur laquelle était tombée un silence presque religieux, les techniciens partis depuis quelques instants.
-Mes hommages du soir, Messieurs Dames. Je suis ravi d'enfin pouvoir converser de la sorte avec vous, déclara la voix grave et magistrale de Yuuto Uemura, qui était plus que jamais dans son élément.
Malgré la distance, la communication était aussi claire que de l'eau de roche. Le matériel informatique de la Mafia était vraisemblablement aussi efficace et impeccable que celui des Uemura, pensa Yui en se levant de son siège, s'inclinant respectueusement devant ce qu'elle savait être la caméra, dont les images étaient directement envoyées à son père, afin qu'il puisse voir ce qu'il se passait dans la salle de réunion.
Nul doute qu'il en était de même pour ceux présents dans la salle en question, qui devaient actuellement se retrouver en face d'un gigantesque écran avec Yuuto Uemura diffusé dessus. Mais Yui, bien évidemment, ne pouvait pas le voir.
Une fois les salutations échangées, la jeune fille vint se rasseoir gracieusement, acceptant avec gratitude le verre que lui proposait l'un des hommes de main de la Mafia. Elle avala quelques gorgées d'eau, soupirant à la fraîcheur qui s'en dégageait, à côté de la chaleur de cette journée d'été cernée par la canicule.
L'air de la salle, bien que climatisé, n'en restait pas moins sec et lourd. Cela avait-il quelque chose à voir avec la présence de personnes qu'elle n'appréciait pas? Peut-être. Et puis, présentement, elle ne devait pas oublier de jouer l'innocente jusqu'au bout, en sachant que son père pouvait la voir.
Ce fut la voix de Mori qui la tira une seconde fois de ses pensées, remarquant au passage qu'elle avait raté quelques bribes de conversation.
-Vous avez une fille remarquablement douée et redoutable en affaires ; je vois tout à fait pourquoi c'est elle que vous avez envoyée à notre rencontre, Monsieur Uemura. La réunion d'aujourd'hui n'est plus qu'une formalité ; la Mafia est ravie de pouvoir faire affaire avec votre entreprise, soyez-en certains.
La flatterie débordait des paroles de Mori Ougai, de manière plus que flagrante, presque trop. Mais cela n'empêcha pas Yuuto Uemura de répondre sur le même ton.
-Tout l'honneur est pour moi ; j'ai élevé ma fille avec un soin tout particulier, et je dois dire qu'elle s'est montrée à la hauteur de mes attentes, voire même qu'elle les a dépassées. Je suis flatté que vous pensiez la même chose ; j'ai eu la sensation que votre prédécesseur n'était pas aussi expérimenté en affaires que vous l'êtes, et je me félicite d'avoir pu me donner l'occasion de le découvrir.
Que de mots pompeux pour ne rien dire, pensa Yui en souriant, comme si elle était sincèrement heureuse des compliments que lui faisaient ces deux hommes dont les visages lui étaient pourtant totalement inconnus. Il était vrai qu'elle était en un sens satisfaite de voir la reconnaissance que lui portait son père adoptif, mais l'affaire s'arrêtait là.
Elle ne l'avait jamais considéré comme son véritable père, après tout. Mais savait-elle réellement ce qu'avoir un père signifiait? Elle qui n'en avait pour ainsi dire jamais eu, ou tout au plus des substituts grossiers et dépourvus de bonnes intentions?
Au terme de plusieurs minutes supplémentaires, destinées à faire grossièrement "plus ample connaissance", les pourparlers débutèrent, afin de sceller définitivement le contrat qui allait lier leurs deux organisations pendant de nombreuses années. La période était pour le moment de deux ans, afin de laisser le temps aux deux parties d'évaluer concrètement les résultats obtenus de cette coopération.
Mais, si tout se passait selon les espérances de chacun, le partenariat ne se terminerait pas à échéance, et serait sans aucun doute renouvelé. La Mafia et la famille Uemura avaient beaucoup de caractéristiques et d'intérêts communs, après tout...
Ce fut au bout d'une bonne heure et demie, alors que Yui commençait sévèrement à piquer du nez, que les choses prirent une tournure beaucoup plus dramatique. Comme elle l'avait prévu, la conversation était majoritairement conduite par Mori Ougai et son père ; et les autres personnes présentes, Yui et Ozaki Kôyô, n'avaient pour ainsi dire que peu d'occasions de participer, si ce n'est pour apporter ou demander certaines précisions.
La perspective d'un bon bain chaud et d'un lit bien douillet, sans oublier sa tisane habituelle et indispensable, était terriblement tentante. Elle ne pouvait plus qu'espérer que cette réunion ennuyante à mourir se finisse rapidement. Comme son père était "présent" (bien que virtuellement), elle n'avait pas besoin d'intervenir plus que nécessaire, et cela l'ennuyait au possible.
Puis, faisant sursauter l'intégralité des personnes dans la salle, Yui la première, une porte située à l'arrière de la pièce s'ouvrit en grand, dans un fracas soudain qui eut le mérite de réveiller Yui en grandes pompes.
Qui pouvait bien oser déranger une réunion aussi importante, si ce n'est en risquant sa vie, tout simplement?
-Rintarô, je m'ennuie! Viens jouer avec moi, ou appelle quelqu'un pour le faire à ta place, ordonna une voix de petite fille qui semblait pourrie-gâtée rien qu'en l'entendant.
-Elise, je t'avais dit que je travaillais, il me semble... On ira jouer quand la réunion sera terminée, répondit Mori d'une voix sérieuse, mais dont Yui pouvait sans peine détecter l'adoration silencieuse que l'homme éprouvait pour cette fillette dénommée Elise, qui était apparue de nulle part.
Sans savoir pourquoi, un sentiment de malaise s'insinua profondément à l'intérieur de Yui, qui se figea entièrement, le souffle coupé. La sueur commença lentement à couler le long de ses tempes ; ses mains, agrippant les pans de sa longue robe, se mirent quant à elles à trembler imperceptiblement.
Des frissons de dégoût, remplis de sensations longtemps et volontairement oubliées, lui causèrent un haut-le-coeur incontrôlable. L'atmosphère, avec la simple apparition de cette petite fille, aux exigences bien ancrées et arrêtées, devint aussi lourde que du plomb. A tel point que Yui peinait à respirer, comme si elle venait d'oublier comment s'y prendre en l'espace d'une fraction de seconde, tout simplement.
Tous les souvenirs, toutes les sensations revenaient, plus incontrôlables que jamais, comme un véritable déluge inarrêtable. Elle sentait son cœur battre à tout rompre, assourdissant ses oreilles, mais pas suffisamment pour qu'elle ne puisse pas écouter ce que la fillette déclara ensuite.
-Oh! Tu as une robe trop jolie, Mademoiselle aux cheveux étranges! Je veux la même!
-J'irai te l'acheter une fois que nous aurons terminé la réunion, Elise, lui promit Mori Ougai. Pour le moment, je te demanderai de bien vouloir sortir, nous avons presque terminé, et nos associés sont probablement contrariés de cette interruption.
La réponse de la fillette, de son père ou de toute autre personne, Yui ne l'entendit pas. Le bourdonnement dans ses oreilles se fit de plus en plus oppressant, comme si une nuée d'insectes était venu voler à quelques centimètres de ses tympans.
La voix qu'elle entendit, la seconde suivante, n'avait rien à voir avec l'instant présent.
Son corps et son esprit s'étaient comme envolés, et étaient revenus à cette époque, aux côtés de cet homme, dans cette prison aux barreaux dorés où elle avait ruiné tout un versant de sa vie.
Tu es la petite fille la plus adorable et magnifique qu'il m'ait été donné de voir de toute mon existence. C'est pour cette raison que j'ai décidé de t'offrir tout ceci... Ça te plaît?
Voilà. J'aime quand tu souris. J'aime quand tu m'observes avec tes grands yeux étonnés et rieurs. Si je pouvais, je resterai des heures entières à te regarder, tellement tu me fascines.
Tellement tu es jolie.
Tu ne regarderas que moi, n'est-ce pas? Si jamais tu venais à en regarder un autre, comme tu le fais avec moi...
Je serai capable de te poursuivre jusqu'au bout du monde s'il le faut.
Car tu m'appartiens.
Piégée entre la réalité et les réminiscences du passé, Yui s'était levée en titubant, les mains sur les oreilles, dans l'espoir vain de stopper ces paroles mielleuses, qui lui donnaient la nausée. Mais elle n'y arrivait pas, peu importe à quel point elle essayait.
Elle comprenait, désormais. Pourquoi elle s'était sentie aussi mal en croisant le chemin de Mori Ougai.
Elle comprenait.
Elle ne remarqua pas s'être précipitée en courant vers la porte de sortie, abandonnant ses affaires derrière elle, qui étaient plus qu'inutiles face à la détresse infinie qui s'était emparée d'elle. Quelques morceaux de papier n'étaient rien à côté de la bataille qui faisait de nouveau rage dans son esprit.
Elle n'entendit pas la voix de son père, qui la sommait de revenir, alors qu'elle s'élançait dans les couloirs du gigantesque bâtiment de la Mafia, attirant sur son chemin l'attention de plusieurs gardes. Sans qu'elle ne puisse les voir, bien évidemment, à cause de sa cécité.
Le prix à payer pour avoir, un jour, osé détourner les yeux de cet homme.
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