Chapitre 38
Yuuto Uemura avait toujours été connu pour son efficacité à toute épreuve, l'une des raisons pour lesquelles il était si doué en affaires. Il avait à peine raccroché avec sa fille adoptive qu'il s'était déjà attelé aux demandes de celle-ci, satisfait que cette petite ne se laisse pas faire et surtout trouve un moyen de se sortir d'une situation délicate, comme une véritable Uemura.
Haruka et Hiro, son frère et sa sœur, faisaient pâle figure à côté du véritable génie qu'était Yui. A croire que le sang ne faisait pas tout.
Parmi ses trois enfants, la seule à être adoptée était également celle qu'il considérait le plus comme sa propre fille. Sa femme, Katsumi, n'avait quant à elle jamais vraiment prêté attention à sa descendance, et se fichait pas mal d'avoir un héritier qui tenait la route ou non.
Tout ce que la femme désirait, c'était multiplier les acquisitions de biens matériels ; quant à savoir ce qu'il adviendrait de tout ceci après sa mort, cela lui était bien égal. Yuuto, lui, était obsédé à l'idée de céder ses possessions à quelqu'un de méritant ; ce quelqu'un, il l'avait trouvé en la personne de Yui, cette petite orpheline qu'il avait récupérée dans un orphelinat crasseux.
Katsumi et lui n'entretenaient pas une relation de mari-femme, loin de là, mais purement spéculative. L'amour n'avait jamais fait partie de leur mariage, et aucun ne s'en était formalisé. A leurs yeux, l'argent était bien plus important que le cœur et les sentiments, qu'ils considéraient comme la chose la plus inutile sur Terre. Sur ce point-là, au moins, ils s'étaient toujours entendus.
Les disputes étaient rares entre eux, et ce même si leur vision des choses n'étaient pas identiques la plupart du temps ; tant qu'ils n'empiétaient pas sur les plates-bandes de l'autre, ils n'avaient aucune raison de vouloir imposer leurs idées à leur "moitié".
En ce qui concernait leurs enfants biologiques, la même logique perdurait : ces enfants étaient seulement là pour hériter un jour de leur fortune, ce qui expliquait le peu de sentiment qui avait été apporté à leur éducation. C'étaient les gouvernantes et les professeurs particuliers qui s'étaient occupés d'eux depuis leur naissance, et leurs parents ne s'étaient que rarement préoccupés de leur apprentissage.
Pour Katsumi, cela lui était égal ; ses héritiers pouvaient bien dépenser l'intégralité de sa fortune comme bon leur semblait, elle s'en fichait. Tout simplement parce qu'elle serait morte, à cet instant.
Pour Yuuto, cela lui était tout simplement insupportable. Savoir que l'argent qu'il avait si durement accumulé depuis tant d'années allait revenir à des moins-que-rien ne lui plaisait absolument pas. Yui était alors arrivée dans leur famille, et il s'était cette fois-ci chargé d'une bonne partie de son éducation lui-même. Katsumi avait aussi mis la main à la pâte, mais seulement au niveau des domestiques, et plus particulièrement celle qui avait été attitrée à Yui. Si cette Aiko n'était pas à l'endroit où elle devait être quand elle devait l'être, Katsumi n'allait pas laisser passer ce manquement aussi facilement. Elle ne la payait pas à ne rien faire, après tout.
Le reste, elle s'en moquait. Mais pas son mari.
Lorsque Yuuto avait adopté Yui, elle venait tout juste d'avoir quinze ans. Suffisamment vieille pour ne pas avoir besoin de tout lui apprendre, jusqu'à comment parler ; mais suffisamment jeune pour pouvoir finir de la sculpter à sa guise, tout naturellement.
Une fille aveugle et auparavant vêtue de guenilles était la cerise sur le gâteau ; ces attributs ne faisaient, effectivement, que rajouter du potentiel malléable à cette petite orpheline, qui lui obéissait désormais au doigt et à l'œil, non sans avoir au passage développé un esprit des affaires époustouflant.
Yuuto Uemura n'aurait pas pu rêver mieux comme héritière, et il s'en félicitait à chaque fois que sa fille adoptive effectuait une prouesse. Ce qui arrivait extrêmement souvent.
Comme aujourd'hui, par exemple.
Depuis environ deux jours, Yokohama était cernée par une épidémie, et plus personne n'était désormais en mesure de quitter la ville pestiférée. De ce fait, Yui était elle aussi piégée à l'intérieur, et même l'influence de la famille Uemura n'était cette fois-ci pas suffisante pour contourner ces restrictions gouvernementales, sous peine de représailles avec la justice ; comme il n'avait pas encore tout à fait terminé les négociations avec la Mafia, il ne pouvait de ce fait pas compter sur sa capacité à étouffer les scandales pour le moment. Dans tous les cas, il préférait rester prudent.
Néanmoins, pour l'heure, sa seule et unique héritière restait menacée par une maladie soudaine et vraisemblablement virulente au possible, et il ne pouvait s'empêcher de s'en inquiéter.
Tous ces efforts investis dans cette jeune fille étaient-ils voués à l'échec, désormais? A l'oubli, à l'abandon, face à la mort qui guettait peut-être chaque habitant de cette ville régie par le bon vouloir d'une maladie dont ils ignoraient tout?
Il ne pouvait pas laisser cela se terminer ainsi. Et, pourtant, il n'avait aucun moyen de faire revenir sa fille à Tokyo, du moins jusqu'à ce que les restrictions soient officiellement levées.
Mais il pouvait toujours éviter certaines choses, ce que Yui elle-même avait très bien compris.
Sa fille lui avait demandé deux faveurs. Et, bien évidemment, il les avait toutes deux acceptées.
Ne restait plus qu'à la concernée de se débrouiller comme il le fallait pour atteindre ses objectifs. Mais Yuuto n'était pas inquiet.
Après tout, c'était lui-même qui s'était chargé de l'éducation de cette enfant.
De son côté, il n'avait plus qu'à se préparer pour sa réunion prochaine avec nulle autre que la Mafia Portuaire. Une prouesse qu'il devait non seulement à sa fille adoptive...
Mais également à son flair hors pair.
Et pourtant. Parfois, même les plus puissants sont incapables de prévoir l'imprévisible...
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Son père avait été à la hauteur de ses attentes, cette fois encore. Dès le lendemain de leur conversation téléphonique, ce qu'elle avait demandé était arrivé, en toute discrétion bien entendu.
En ce mardi matin, une médecin, avec une apparence banale semblable à de nombreuses autres, s'était présentée à l'hôtel de la famille Uemura, afin de prélever un peu de sang à chaque personne présente, Yui comprise.
Grâce à l'influence de son père, Yui avait obtenu le privilège de pouvoir effectuer sa prise de sang à son domicile, un privilège renforcé par sa cécité, qui rendait "difficile l'acheminement de sa personne jusqu'à un centre de prélèvement", comme son père l'avait si bien spécifié au moment où il avait réclamé ce traitement de faveur directement aux autorités de la ville.
Ainsi, l'après-midi suivant la conversation téléphonique, l'intégralité des personnes présentes dans l'hôtel s'étaient succédées pour la prise de sang, que la médecin avait pratiquées une à une, dans l'un des nombreux salons à leur disposition.
Yui avait été la dernière à s'y soumettre, juste après Aiko.
La jeune femme aux cheveux blancs et noirs s'était confortablement installée dans le salon de sa suite, à l'abri des regards indiscrets, et avait patiemment attendu que la médecin s'approche d'elle.
Mais, au lieu de tendre son bras et d'attendre qu'on lui prélève son sang, Yui avait au contraire tendu la main, dans laquelle la docteure avait déposé une petite fiole en plastique transparente préalablement contenue dans son sac, remplie d'un liquide rouge sombre, avec une étiquette qui mentionnait un nom, une date de naissance ainsi que la date de prélèvement.
Le nom et la date de naissance de Yui, ainsi que la date du jour même.
-Cela te semble bon, Aiko? demanda Yui en interpellant sa domestique, qui se précipita à ses côtés.
Aiko examina sans oser la prendre la fiole remplie de sang que sa maîtresse lui tendait, avant de rendre son verdict d'une voix nerveuse.
-Oui, Mademoiselle. Tout semble en ordre.
-Parfait, dans ce cas, reprit Yui avec un sourire, rendant la fiole à la doctoresse. Je vous remercie pour votre travail, et pour votre collaboration. Comme convenu, vous recevrez le reste de votre paiement dans les jours à venir... Et je compte sur votre discrétion, bien entendu.
La médecin acquiesça, vraisemblablement intimidée par cette jeune fille à la prestance déstabilisante, et s'empressa de sortir de la pièce, laissant Yui et Aiko seules.
Sans mot dire, la domestique vint appliquer un pansement dans le creux du coude de sa maîtresse, afin de donner l'illusion que la jeune fille avait bel et bien été soumise à sa prise de sang. Alors que, bien évidemment, il n'en était rien.
Mais ce n'était pas le rôle d'Aiko de de mêler de cette affaire plus de raison, surtout en sachant que les directives émanaient en grande partie de Yuuto Uemura lui-même.
La requête de Yui envers son père contenait deux choses : demander à ce que sa prise de sang se passe dans l'intimité de son domicile provisoire, afin de ne pas éveiller les soupçons et de lancer la deuxième étape du plan dans la plus grande des discrétions : à savoir remplacer le sang de Yui par le sang d'une personne tierce, qui ne se trouvait pas à Yokohama à l'instant présent pour des raisons évidentes.
Faire rentrer un si petit objet dans la ville avait été un jeu d'enfant pour Yuuto Uemura, surtout en sachant que cet échantillon avait discrètement été glissé dans les acheminements du traitement de Yui pour l'hémophilie de cette dernière (qui était cher et donc très rare), et il n'avait pas bataillé longtemps avant de trouver une médecin apte à garder leur secret, et à falsifier la prise de sang avec authenticité. L'argent pouvait acheter nombre de choses ; et notamment la loyauté d'une personne.
Ainsi, le sang que Yui avait "donné" n'était bien évidemment pas le sien. La Mafia ne pourrait en principe pas remonter jusqu'à elle, puisque comparer ce sang à l'ADN que l'organisation Portuaire possédait depuis la nuit de la course-poursuite allait donner lieu à un échec cuisant. De même, l'opinion publique n'était pas au courant de sa maladie chronique en rapport avec son sang, et seuls son père, sa mère et ses plus proches domestiques savaient.
Il ne fallait pas montrer de quelconque signe de faiblesse facilement atteignable dans le monde cruel des affaires, après tout.
Pour le moment, Yui était hors de danger. Il fallait juste qu'elle fasse attention, au cours de la réunion de ce soir, à ne pas laisser sa nervosité se voir aux yeux des mafieux. Mais elle ne se faisait pas de soucis ; elle était plutôt douée pour cacher ses sentiments.
La preuve : en plus de deux ans, jamais son père n'avait soupçonné quoi que ce soit, et n'avait jamais remarqué un quelconque comportement étrange venant de sa fille adoptive.
Relâcher complètement sa vigilance était cependant hors de question. C'était dans ce genre de moment, où l'on pense avoir gagné et que l'on se permet des excès, que tout finissait par s'écrouler ou éclater au grand jour. Elle avait réussi à faire face à cette épreuve difficile par le passé, et elle n'avait aucunement l'intention de recommencer.
Le pansement bien appliqué sur son bras, Yui se releva alors de sa chaise, et se dirigea vers sa chambre, dans le but de se préparer au prochain rendez-vous avec la Mafia.
Le troisième et dernier, enfin. Après celui-ci, le contrat serait en principe définitivement signé, et elle n'aurait plus aucune raison de se retrouver une fois de plus dans cet endroit sordide qu'était le quartier général de la Mafia. Saufs cas exceptionnels, qu'elle s'assurerait de minimiser au maximum.
Son père allait de plus être présent virtuellement, en visio-conférence, alors elle pourrait compter sur la présence de quelqu'un qu'elle connaissait relativement bien. Pour ainsi dire, elle n'allait pas avoir besoin de dire grand chose, maintenant que son père allait être là.
Docilement, elle laissa Aiko l'habiller, toujours avec cette élégance et cette abondance de richesses qu'elle ne pouvait pas voir. Comme une parfaite petite poupée bien élevée.
Attendant patiemment la délivrance de ses rêves les plus chers.
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