Chapitre 31
Tout ce qui est à l'extérieur est horriblement cruel, tu le sais. Ici, tu es en sécurité, je te le promets.
La réalité et ses mensonges ne sont plus qu'un lointain souvenir dans cet endroit magnifique. Tu peux faire tout ce dont tu as envie, aussi longtemps que tu le voudras... Les seules limites sont celles de ton imagination, que je sais infinie.
Tout ce que je te demande en échange, c'est de rester avec moi, avec tout le monde.
Et si je veux être libre?
Mais... Chérie, tu l'es déjà, non?
Avec un cri étranglé, la jeune femme se releva, trempée de sueur, déboussolée. En vain, elle tenta de reconnaître l'endroit dans lequel elle se trouvait, s'attendant à retrouver cet endroit, tel qu'il était profondément gravé dans ses souvenirs.
A la place, une nuit sans lune et éternelle, peut importe à quel point elle clignait des yeux. Puis, à mesure que les sensations revenaient dans son corps, que les pensées reprenaient possession de son esprit, elle se souvint alors de sa nouvelle vie, loin de l'horreur que lui avait offert cet homme.
Elle était devenue aveugle, maintenant qu'elle s'en souvenait. Ces yeux désormais inutilisables qui ne pouvaient plus rien voir, si ce n'est un vide dénué de fond.
Recroquevillée sur elle-même, Yui serra le médaillon qui se trouvait enroulé autour de sa main, de toutes ses forces, sentant la fine chaîne en or rentrer dans ses doigts, sans qu'elle ne desserre son emprise pour autant.
Son autre main pressée contre sa poitrine, sous laquelle son cœur battait à toute vitesse, assourdissant ses oreilles et paralysant ses sens, elle laissa un gémissement de douleur lui échapper, sans pouvoir le contenir plus longtemps.
Sur sa langue, un goût salé bien trop familier, celui des larmes. Des larmes de douleur, de colère, de désespoir.
Elle avait mal, tellement mal.
Il fallait qu'elle sorte d'ici au plus vite. Elle étouffait dans cet endroit, entre ces quatre murs, comme ceux d'une prison. Cette prison qu'elle voulait fuir plus que tout au monde.
Se levant de son lit en titubant, la jeune femme tâtonna les objets alentours à l'aide de ses mains tremblantes, totalement perdue, n'arrivant plus à se repérer comme elle le faisait d'habitude.
Libre? Conneries.
Elle ne l'avait jamais été, c'était ça la dure réalité.
Cela ne servait à rien de se voiler la face inutilement.
Ses doigts fébriles parvinrent finalement à trouver ce qu'ils cherchaient ainsi à tâtons. L'interphone de sa chambre, avec lequel elle arriva à appeler Aiko, qui arriva dans les minutes qui suivirent, paniquée.
-Mademoiselle, que se passe-t-il? demanda la domestique, s'approchant à pas rapides de sa maîtresse, assise sur le bord de son lit.
Yui Uemura était couverte de sueur sous sa longue chemise de nuit, et semblait lutter pour calmer sa respiration erratique. Aiko vint s'agenouiller près de la jeune fille, prenant ses mains et vérifiant son pouls. Comme redouté, les battements de cœur qu'elle sentait sous ses doigts étaient rapides, affolés.
Aiko, ne pouvant pas voir les yeux de sa maîtresse, était ainsi dans l'incapacité de s'assurer pleinement que Yui Uemura était éveillée, et non évanouie. Surtout lorsqu'elle sentait les mains de cette dernière être aussi molles dans les siennes.
-Mademoiselle? Vous m'entendez? demanda de nouveau Aiko, de plus en plus inquiète.
Elle vit la jeune fille hocher lentement la tête de haut en bas, ce qui rassura légèrement Aiko, en sachant que Yui Uemura pouvait l'entendre et était plus ou moins capable de lui répondre.
-Je... Je vais faire appeler un médecin immédiatement, je-
Alors que la domestique se relevait prestement, le visage défiguré par l'inquiétude, elle sentit sa main être tirée en arrière, avec une force presque inexistante.
Puis, la voix de sa maîtresse prit le relais, plus brisée et plus lasse que jamais.
-Attends. Tout ce dont j'ai besoin, pour le moment, c'est de sortir prendre l'air quelques instants. Tu veux bien m'accompagner...?
Interdite, Aiko fixa la jeune fille aux cheveux bicolores sans comprendre.
-Mais, Mademoiselle... Je ne peux pas faire cela, votre père-
La prise sur sa main se resserra un peu plus, et si sa maîtresse avait usage de ses yeux il était certain qu'elle l'aurait regardée avec toute la peine du monde.
-S'il-te-plaît... implora Yui d'une voix éteinte, la gorge nouée. Juste quelques minutes, je ne veux pas être seule...
Si elle avait été dans son état habituel, Yui aurait trouvé la situation hautement risible. Elle qui préférait la plupart du temps rester seule, voilà qu'elle demandait soudainement à ce que quelqu'un reste à ses côtés, la solitude lui paraissant à cet instant plus terrifiante que n'importe quoi d'autre.
Avec une brève hésitation, elle entendit Aiko lui assurer qu'elle revenait vite, la laissant dans le noir total, sans repère, ses oreilles bourdonnant plus furieusement que jamais. L'instant suivant, elle sentit quelque chose être drapé sur ses épaules, avant que la main d'Aiko ne revienne saisir doucement la sienne, la faisant se lever de son lit, l'empêchant de tituber et la guidant en direction du balcon, vers ce fragment de liberté que Yui attendait comme une délivrance. Même éphémère.
L'air frais de cette nuit d'été la frappa aussitôt sortie, contrastant avec la lourdeur des autres nuits. L'orage et l'averse qui avaient déferlé sur la ville dans l'après-midi avaient eu des effets bénéfiques, mais temporaires, sur la canicule qui cernait Yokohama depuis plusieurs jours.
Après s'être assurée que la chaise était bien sèche, Aiko fit asseoir sa maîtresse sur la banquette rembourrée d'une balancelle, avant de s'y installer à son tour, et ainsi pouvoir rester auprès de la jeune fille.
Elle ne comprenait pas pourquoi, alors que c'était l'essence même de son travail, elle n'avait pas encore prévenu quelqu'un de l'état de Yui Uemura. Est-ce que les gardes qu'elle avait croisés sur le chemin de la chambre de sa maîtresse allaient trouver cela bizarre, si elle ne revenait pas immédiatement?
Mais toute idée similaire s'éclipsa de son esprit lorsqu'elle entendit un son particulier, qui était tellement inhabituel qu'elle jura avoir rêvé l'espace d'un instant.
En tournant la tête dans la direction de Yui Uemura, elle constata avec horreur que la jeune fille, aux cheveux noirs et blancs flottant librement dans la brise légère, avait les joues couvertes de larmes. Elle se mordait la lèvre, mais des sanglots étaient malgré tout capables de passer, sans qu'elle ne puisse y faire quoi que ce soit.
Une impuissance désespérée la prenant aux tripes, Aiko sentit son cœur se serrer, avant qu'elle ne fasse ce que son instinct lui dictait. Attirant Yui Uemura dans ses bras, l'enlaçant étroitement, elle ne manqua pas le hoquet de surprise qui échappa à la jeune fille.
Elle savait que sa maîtresse n'aimait pas les contacts humains. Mais, à l'instant présent, cette dernière n'avait pas l'air de porter une quelconque attention à cette aversion habituelle.
Au contraire, la silhouette légèrement plus petite de Yui Uemura semblait avide de se sentir accompagnée, soutenue. De se prouver qu'elle n'était pas seule, que quelqu'un était là, à ses côtés.
Les bras de la jeune fille étaient plus tremblants que jamais autour de sa taille, arrachant une énième once d'impuissance à Aiko, qui ne savait pas quoi faire d'autre pour venir en aide à cette jeune femme brisée.
Désemparée, la domestique aux yeux marrons vint passer sa main dans les longs cheveux détachés de Yui Uemura, n'osant pas parler, de peur de dire quelque chose qu'il ne fallait pas.
Elle n'avait jamais été douée pour réconforter les autres, bien au contraire. Mais elle le devait bien pour sa maîtresse, qui l'avait elle-même consolée quelques jours plus tôt, lorsqu'elle avait soigné la blessure de celle qu'elle devait surveiller presque constamment.
Avec les conditions de vie qui étaient les siennes, il n'était pas étonnant que Yui Uemura craque à un moment donné. Elle était forte, certes, mais elle restait un être humain, une jeune fille de tout juste dix-sept ans, qui avait déjà tant vécu par le passé, bien plus que le commun des mortels.
Bien plus qu'Aiko, malgré sa propre histoire somme toute chaotique. La domestique ne connaissait pas l'intégralité du passé de sa maîtresse, tout comme ses parents adoptifs, qui souhaitaient lui faire tout oublier et ce définitivement.
Mais oublie-t-on les évènements qui nous ont façonné aussi facilement?
La réponse était simple: non.
Il était impossible de tout laisser définitivement derrière soi, surtout lorsque les épreuves n'étaient pas encore totalement surmontées. Aiko était parfaitement au courant de ceci.
Un long moment de silence passa, seulement troublé par les bruits d'une circulation lointaine, quelque part dans la ville, loin de ce quartier tranquille au possible.
Presque excessivement.
Yui avait lentement cessé de pleurer, et commençait doucement à retrouver le contrôle de ses sens, de ses émotions. Elle sentait le siège sous son corps, la brise sur sa peau, les bras d'Aiko autour d'elle, les battements de cœur de la femme plus âgée, qui résonnaient dans ses oreilles aux bourdonnements taris, l'apaisant progressivement, la fatigue commençant de nouveau à se faire sentir.
-...merci.
Dans sa voix encore enrouée par les pleurs, une reconnaissance plus authentique que jamais, qu'elle n'avait pas éprouvée depuis des années.
Même légèrement, elle sentait que sa souffrance avait été soulagée, que son cœur ne lui faisait plus aussi mal qu'avant.
-Ce n'est rien, Mademoiselle, lui répondit Aiko d'une voix douce, affectueuse. Voulez-vous retourner vous coucher? Je vais attendre que vous soyez endormie pour m'en aller.
Hochant simplement la tête en guise de réponse, Yui se releva du siège, ne lâchant pas la main d'Aiko, qui la guida de nouveau dans sa chambre, fermant la porte derrière elle.
La jeune fille se remit donc au lit, épuisée, avec malgré tout ce sentiment de peur à l'idée de rêver encore une fois de lui, bien ancrée en elle.
Un petit silence, avant qu'Aiko ne reprenne la parole.
-Mademoiselle...? D'où vient ce médaillon?
Yui se redressa d'un bond, réalisant à quoi sa domestique faisait référence. En palpant ses manches, la jeune fille put en effet se rendre compte que son médaillon n'était plus là, aillant très probablement glissé sans qu'elle ne s'en aperçoive, trop absorbée par l'idée de sortir d'ici au plus vite, quelques minutes plus tôt.
Aiko n'avait jamais vu cet objet, que Yui prenait toujours grand soin de cacher à qui que ce soit. Symbole de son passé, que ses parents adoptifs voudraient la voir oublier, elle ne pouvait cependant pas se permettre de l'abandonner quelque part, avec tout ce qu'il représentait. Bon comme mauvais.
-C'est le mien... répondit Yui, en tendant la main devant elle. Il me vient de... mon ancienne famille, acheva-t-elle avec réticence, dégoûtée par les mots qu'elle venait de prononcer.
Elle espérait juste que la pièce soit assez sombre pour qu'Aiko ne puisse pas détailler davantage l'objet.
Le métal froid et le poids du médaillon se firent finalement sentir dans sa paume tendue, et elle poussa un soupir de soulagement, se promettant de ne plus jamais le perdre comme elle l'avait fait ce soir-là.
-Aiko... Il faut que tu me promettes de ne jamais dire à qui que ce soit ce que tu as vu ce soir. Et surtout pas à mon père. Il n'a pas besoin de tout savoir.
Après une brève hésitation, la domestique répondit.
-D'accord, je vous le promets. Je ne sais pas si je suis la mieux placée pour dire cela mais... Si vous avez besoin de vous confier à qui que ce soit, ou même d'avoir une simple présence à vos côtés, n'hésitez surtout pas à m'appeler comme vous l'avez fait ce soir. Je serai là.
Un grand sourire presque authentique étira les lèvres de la jeune fille, alors que sa prise sur le médaillon se réaffirmait encore un peu plus.
Elle avait réussi à gagner la confiance d'Aiko, même un tout petit peu. Et cela l'apaisait, en pensant au fait qu'elle n'était plus aussi seule qu'elle l'avait été dans le passé.
Elle espérait juste que ceci ne soit pas qu'une simple illusion.
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