Chapitre 26
En plus de sa propre témérité, à ne pas rentrer immédiatement à l'hôtel après avoir récupéré le téléphone des Détectives, c'était en partie à cause de Chuuya et de la course poursuite qu'il avait lancée si elle s'était blessée à la jambe.
Mais, d'un autre côté, il l'avait soignée, et n'était d'ailleurs même pas au courant que leur fugitif et Yui ne formaient qu'un. Cela rattrapait-il les choses à ses "yeux"? Elle ne savait pas vraiment, si elle devait être honnête.
Tout comme elle ne savait pas comment Chuuya, aussi gentil et courtois avait-il été avec elle en tant qu'alliée, dans la voiture, réagirait s'il apprenait que la fuyarde dotée d'une capacité inconnue n'était autre qu'elle-même.
La Mafia, malgré son honneur à défendre et ses principes exacerbés, serait-elle prête à rompre le contrat seulement pour mettre une main définitive et totale sur son pouvoir? Elle était certaine que rien ne pouvait la relier à la personne que ses futurs associés traquaient à présent, à part cette blessure somme toute banale, mais il fallait qu'elle reste prudente.
Elle ne savait jamais de quoi la tant redoutée Mafia Portuaire était réellement capable. Elle avait quelques idées, bien entendu, mais elle ne savait pas jusqu'à quel point ils seraient prêts à aller juste pour mettre la main sur sa capacité.
C'était en partie pour cette raison qu'elle avait suggéré la clause principale, celle de "mise à disposition mutuelle des ressources communes".
Si jamais la Mafia venait à découvrir sa capacité, dont même sa famille adoptive n'avait aucune connaissance de l'existence, elle pourrait toujours compter sur le contrat pour faire passer sa capacité en tant que "ressource mutuelle", et ainsi éviter qu'elle ne soit tout simplement livrée à la Mafia. Ce plan était bien entendu un plan de dernier recours, sachant que, peu importe à quel point l'on pourrait la menacer, jamais elle ne serait en mesure d'utiliser ça comme bon lui semblait.
Ce qui ne lui laissait qu'une seule option: faire en sorte que la Mafia ne sache jamais qu'elle était douée d'un pouvoir surnaturel.
Pour la blessure, elle ne pouvait qu'espérer que Chuuya Nakahara tiendrait sa langue, comme il lui avait promis. Mais, si par un quelconque hasard, Yui venait à être soupçonnée d'être cette fuyarde tant recherchée, le jeune homme n'allait-il pas laisser de côté cette promesse somme toute enfantine, s'il pensait que cet incident en apparence anodin était important dans la recherche de leur utilisateur de capacité mystère?
Chuuya était avant tout un subordonné de Mori, l'homme qui avait commencé à contracter avec les Uemura. Sa loyauté première était dirigée vers Mori Ougai, et non vers Yui, qu'il ne connaissait que superficiellement.
Elle ne pouvait compter sur personne, c'est ce qu'elle avait toujours pensé. Juste sur elle-même, quelqu'un qu'elle connaissait presque parfaitement, dans ses moindres recoins. Elle savait ce qu'elle faisait, elle savait ce qu'elle pensait.
Elle ne savait en revanche pas ce que les autres étaient réellement.
C'était ironique, quand elle y songeait. De voir à quel point elle cherchait, par tous les moyens possibles et imaginables, à gagner la confiance du maximum de personnes autour d'elle, sans jamais réussir à leur rendre la pareille, malgré tout ce qu'elle pouvait dire.
Elle était plus consciente que quiconque que les sourires, les paroles et ce genre de choses pouvaient être extrêmement faciles à embellir lorsqu'on était habitué à dissimuler ses véritables intentions.
Elle ne croyait en personne, de ce fait.
Ni en ses parents adoptifs, ni en ses domestiques, ni en Aiko, ni en Chuuya, ni en Mori, ni en la Mafia, ni en l'Agence malgré les fragments de secrets qu'elle leur avait confiés.
Ni en lui. Certainement pas, même. Plus maintenant. Plus jamais.
Elle avait beau être la plus prudente possible, jamais elle ne serait en mesure d'empêcher toutes les tentatives pour lui faire du mal qu'elle avait vécues, qu'elle vivait actuellement et qu'elle vivrait dans le futur.
Elle était, malgré toutes ses ressources et capacités, lâchée dans un univers où les êtres n'hésitaient pas à se décharner les uns les autres pour assouvir leurs propres idéaux.
Mais n'était-elle pas un peu comme cela, après tout? Ne faisait-elle pas tout ceci simplement pour son propre compte, pour se défaire du passé et des démons qui y étaient rattachés?
N'était-elle pas aussi pourrie que toutes ces autres personnes à qui elle ne faisait aucunement confiance?
Elle se souvenait, lorsqu'elle était petite, lorsque sa mère lui répétait toujours cette phrase, une simple phrase, qui pourtant avait remué bon nombre de choses en la fillette innocente qu'elle était jadis.
"Ne fais pas aux autres ce que tu n'aimerais pas qu'on te fasse".
C'était une bonne philosophie de vie, elle l'avait toujours pensé, même encore aujourd'hui. Seulement, après des années à l'appliquer à la lettre, à endurer les horreurs de ce monde sans rien dire, en priant pour que tout s'arrange de soi-même...
Elle avait fini par comprendre que cet univers ne serait jamais clément avec elle, même avec toute la bonté, la bienveillance et la patience du monde.
Si elle ne s'était jamais relevée, si elle avait sans cesse attendu qu'un miracle apparaisse de lui-même...
Jamais elle n'aurait été en mesure de s'échapper de ce destin si tortueux et si macabre qui l'attendait au bout du chemin, même brièvement. Ce chemin décoré de fleurs funestes et de lumières pâles aux avant-goûts d'enfer.
N'était-elle pas aussi souillée que ses congénères? Elle qui avait déjà commis l'irréparable, l'irrémédiable, sans même avoir été punie pour ses actes?
Il était désormais trop tard, de toute manière.
Soulageant enfin ses jambes malmenées par sa soirée mouvementée, Yui s'écroula quasiment dans l'un des nombreux fauteuils de sa chambre provisoire, au premier étage d'un hôtel silencieux.
Ses talons retirés, la blessure de sa jambe lui paraissait palpiter beaucoup moins. Elle avait prié pour que la plaie ne se rouvre pas pendant le trajet de la voiture jusqu'à sa chambre, ou du moins que le sang n'arrive pas à passer la barrière des bandages et des chaussettes que lui avait acheté Chuuya un peu plus tôt dans la soirée.
C'était bien évidemment Aiko qui l'avait escortée jusqu'à sa chambre, pour lui servir son repas comme Yui l'avait demandé. La domestique s'était exécutée sans broncher une seule seconde, accédant aux ordres de sa maîtresse avec un dévouement plus exacerbé que d'ordinaire.
C'était grâce à cette demoiselle si elle était toujours là, après tout.
Aiko avait cependant étouffé un cri terrifié lorsqu'elle avait appris que la blessure de Yui s'était rouverte, malgré le bandage qu'elle avait appliqué dessus avant que la jeune fille ne parte.
Lorsqu'Aiko retira la chaussette, qu'elle ne reconnaissait pas mais qui était toujours propre, la femme aux courts cheveux noirs avait sans peine pu voir que le nouveau bandage commençait à se recouvrir de sang lui aussi.
Paniquée, Aiko s'était alors rendue dans les quartiers des domestiques, avait récupéré quelques fournitures de premiers secours beaucoup plus efficaces que celles trouvées dans la salle de bain de la suite, et était redescendue en quatrième vitesse dans la chambre de sa maîtresse, qui l'attendait patiemment en appuyant sur sa plaie avec un mouchoir.
La servante s'était de suite mise au travail, refaisant parfaitement le bandage à l'aide de gestes nets et précis, quoique légèrement tremblants.
Elle ne pouvait qu'espérer que le corps de sa maîtresse arrive à cicatriser au plus vite. Comme elle passait énormément de temps avec elle, Aiko était parfaitement au courant de l'hémophilie de la jeune fille.
C'était pour cette raison qu'elle devait toujours faire extrêmement attention à ce que sa maîtresse ne se blesse pas, surtout en sachant que la demoiselle était aveugle, malgré son impressionnante dextérité même avec cet handicap. Et, pourtant, pas plus tard que dimanche dernier, alors qu'elle était bêtement en train de dormir, Yui Uemura s'était égratignée.
Suffisamment grave pour la faire renvoyer de suite, si seulement sa maîtresse n'avait pas eut la bonté de cacher cette blessure à ses parents. Peut-être Aiko s'était-elle totalement fourvoyée, en pensant que cette petite orpheline suivrait bientôt le même chemin que son frère et sa sœur, avec la même raison d'être orgueilleuse que son père et sa mère?
Elle ne partageait pas le même sang qu'eux, après tout. Ni nécessairement les mêmes mentalités, ni les mêmes faits et gestes.
Aiko commençait à se sentir de plus en plus honteuse, d'avoir pensé cela de cette jeune femme douce et adorable, qui était prisonnière de l'influence et du contrôle de ses parents, tout particulièrement de son père.
Comment sa jeune maîtresse faisait-elle pour vivre ainsi? Aussi... privée de liberté? De vie, tout simplement?
Elle ne se rendit compte que trop tard avoir posé ces dernières questions à voix haute, lorsque le mal avait déjà été fait. Un silence de plomb s'était abattu sur la chambre luxueusement décorée, et les mains d'Aiko s'étaient suspendues dans le vide, à quelques mètres de la jambe blessée de sa maîtresse.
Ces mains qui tremblaient désormais de façon incontrôlée.
Elle venait de signer son arrêt de mort, avec seulement quelques paroles. Comment avait-elle osé dire ceci à Yui Uemura, qui avait été assez indulgente et compréhensive pour laisser passer ses autres bévues précédentes...?
Terrorisée, la domestique s'était alors jetée à même le sol, le front collé sur la moquette aux senteurs fleuries, prise de tremblements et de sueurs froides des pieds à la tête.
-Pardonnez-moi, Mademoiselle! s'exclama-t-elle d'une voix brisée, terrorisée. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris... J'accepterai sans broncher la punition que vous voudrez m'infliger...!
Elle avait été tentée de demander à ce que cet incident ne remonte pas aux oreilles de ses employeurs, mais elle n'avait pas pu, au final.
Yui Uemura avait déjà été suffisamment clémente avec elle jusqu'ici, alors requérir une chose pareille était impensable.
Elle était fichue, définitivement.
Un petit moment de silence passa, ses yeux marrons hermétiquement fermés, son corps toujours recroquevillé aux pieds de sa maîtresse, sa tête toujours posée à même le sol.
Avant que, sans qu'elle ne comprenne ce dont il s'agissait en premier lieu, une main vienne doucement caresser ses courts cheveux noirs, avec une bienveillance incommensurable.
Lorsqu'Aiko se risqua à rouvrir un œil, et à lever le regard dans la direction de la main, elle tomba alors sur le visage de sa maîtresse, tel qu'elle le connaissait si bien, depuis toutes ces années à la servir.
Un bandeau recouvrant ses yeux, un sourire apaisant sur ses lèvres, une tresse noir et blanche déposée sur son épaule...
-Je ne t'en veux pas, déclara finalement Yui, avec une voix infiniment douce. Comment fais-je pour vivre ainsi privée de liberté? A vrai dire, je me suis souvent posé la question, que ce soit depuis mon adoption ou bien dans ma vie d'avant... Et je n'ai malheureusement toujours pas trouvé la réponse.
Tout ce qu'elle savait, c'était que la liberté était son plus grand rêve. Comment l'obtenir, cependant, était une tout autre affaire. Elle avait déjà des pistes, des plans amorcés et des idées plein la tête, mais elle n'était jamais certaine que ces méthodes conduiraient bel et bien à cette liberté qu'elle cherchait tant.
Il fallait qu'il en soit ainsi et non autrement, de toute manière. Elle n'avait pas le droit d'oublier. Et encore moins d'abandonner.
-Fais attention cependant, reprit Yui en fredonnant légèrement, penchant sa tête sur le côté. Même si nous sommes en principe hors de portée dans cette pièce, les murs ont des oreilles... Si tes paroles venaient à être remontées à mes parents, je ne pourrai plus rien pour toi, malheureusement.
Se confondant en excuses et en remerciements, Aiko s'approcha de sa maîtresse, s'inclinant encore une fois jusqu'à ce que sa tête touche le sol, des larmes emplissant ses yeux marrons et brouillant sa vision.
Avec un sourire et en faisant attention à sa blessure fraîchement bandée, Yui se leva, et vint s'accroupir auprès de sa domestique, caressant encore une fois ses cheveux avec tendresse. Une tendresse qui n'était pas feinte, pour une fois.
Elle et Aiko se ressemblaient, dans un sens. Elle voulaient juste survivre, rien de plus.
Ce que la jeune fille n'avait pas prévu, cependant, ce fut le soudain mouvement de sa servante, qui s'était redressée d'un bond, et avait jeté ses bras autour de la taille de sa maîtresse, enlaçant cette dernière comme un naufragé à une bouée.
Yui n'appréciait pas qu'on la touche. Et, pourtant, à cet instant, elle n'avait pas ressenti le besoin pressant d'échapper à la prise d'Aiko, qui l'avait au contraire réchauffée de l'intérieur.
Lui rappelant des souvenirs qu'elle chérissait par-dessus tout : les bras de sa chère mère qui l'avait si étroitement enlacée par le passé.
Ces bras qui n'étaient désormais plus là, pensa-t-elle en laissant une larme couler sur sa joue, caressant doucement les cheveux de sa domestique.
Ces bras qu'elle recherchait désormais comme le plus grand des trésors.
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