Chapitre 23
-Vous avez déjà rencontré Chuuya Nakahara ici présent, assis juste en face de vous, reprit la voix qu'elle devina être celle de Mori, une voix qui la perturbait toujours autant. Et, juste à côté de lui, Ozaki Kôyô, également cadre.
Autour de la table, il y avait donc bel et bien quatre personnes, elle comprise, ainsi que quatre gardes un peu plus loin, qui demeuraient à bonne distance de la petite réunion.
Comme attendu, le propriétaire de la voix dérangeante se présenta sous le nom de Mori Ougai, qui se trouvait à sa droite, en bout de table, présidant la salle de toute sa splendeur et autorité naturelles.
-En effet, j'ai d'ores et déjà eu la chance de croiser le chemin de Monsieur Nakahara, répondit Yui d'une voix douce, un sourire sur ses lèvres, confiante. J'espère que nous ferons de l'excellent travail tous ensemble, mais je n'en doute pas une seule seconde.
Elle entendit une voix en face d'elle, qu'elle connaissait bien, répondre en bafouillant légèrement que le plaisir était partagé, qu'elle reconnu très vite comme étant celle de Chuuya. Cette même voix qui l'avait obligée à utiliser ça.
Si elle lui en voulait? Un peu, même si ce n'était pas vraiment la faute du jeune homme. Elle avait un peu trop joué avec le feu, et au lieu de rentrer immédiatement à l'hôtel avait préféré traîner un petit peu, afin de profiter de cet instant de liberté qui lui était octroyé.
Ce Chuuya avait l'air d'être une bonne personne, malgré son travail... particulier. Tout comme cette Higuchi, qui l'avait escortée jusqu'au quartier général de la Mafia Portuaire.
Que faisaient ces individus, ainsi dotés de bonnes volontés, dans une organisation pareille? Avaient-ils été contraints, à quelque moment que ce soit?
Tout comme elle, qui n'avait pas eu la chance de choisir quelle vie mener jusqu'à ce jour? Vivait-elle quelque chose de similaire à ces personnes, qui ne devaient pas avoir plus de quelques années qu'elle?
La voix légèrement incertaine de Chuuya, aussi imperceptible que d'habitude, laissa bientôt la place à une voix beaucoup plus calme et affirmée, celle d'une femme.
-Alors, qu'avait exactement votre père en tête lorsque vous êtes venue nous trouver? Pourquoi avoir choisi la Mafia Portuaire, de toutes les possibilités?
Une voix qui devait très certainement appartenir à celle qu'on avait présentée sous le nom d'Ozaki Kôyô, en biais par rapport à elle.
Yui, toujours avec un sourire éclatant, lui répondit.
-A vrai dire, c'est un peu moi qui ais souhaité vous rencontrer pour discuter d'un éventuel partenariat. Mon père avait essayé de nouer une relation avec votre ancien dirigeant, mais il n'était malheureusement pas aussi intéressé que vous...
C'était un euphémisme que de dire cela, sachant que l'ancien chef de la Mafia avait tout simplement décliné toute sorte de dialogue et bien évidemment de contrat.
-Comme c'est de moi que vient l'idée, mon père a consentit à me confier l'affaire. Quand à répondre à votre seconde question, je dirai juste ceci: pourquoi pas vous, et pourquoi un autre? Pour être franche, je n'ai pensé qu'au bénéfice final et mutuel que nous pourrions obtenir vous et moi, et par extension l'entreprise Uemura que je représente.
Il n'était pas nécessaire de se perdre en justifications sans lendemain et dénuées de sens, sachant que, en plus de cela, la franchise était toujours une arme très utile dans ce genre de situation, quoique dans une moindre mesure. La raison principale pour cette volonté de partenariat n'était autre qu'une raison pécuniaire et matérielle. Pourquoi le cacher? Puisque la Mafia était également dans le même cas.
Acheter des armes de bonne qualité, mais à un prix réduit grâce aux nombreux avantages adjacents, était une offre qui ne se refusait pas. La preuve: la Mafia avait consentit à la rencontrer ce soir-là, et leur dirigeant en personne en plus de cela.
-En effet, répondit la voix dérangeante et légèrement amusée de ce dernier, après un petit moment de silence. L'ancien boss était... comment dire? Fermé à la plupart des opportunités qui pouvaient se présenter à lui.
Elle avait donc vu juste, en spéculant sur le fait que le prédécesseur de Mori n'était pas vraiment dévoué corps et âme à son organisation de l'ombre. Au contraire, le patron actuel semblait être prêt à envisager toutes les possibilités, surtout celles qui pouvaient lui être hautement bénéfiques.
Ne tenait plus qu'à elle de trouver la manière dont faire profiter sa famille le plus possible, et de ce fait son père. Pourquoi avoir prétexté que l'idée du potentiel partenariat venait d'elle?
Parce qu'elle ne pouvait décemment pas révéler à ses futurs co-contractants que, en réalité, son cher père l'avait envoyée à sa place par manque de bienveillance et de compréhension envers ses associés.
Yuuto Uemura, même s'il répétait à sa fille qu'il ne fallait pas prendre les autres de haut, ne pouvait la plupart du temps pas s'en empêcher. Profitant de sa prestance et de son autorité naturelles, de la peur qu'il insufflait dans ses co-contractants rien qu'avec sa présence.
Si cela fonctionnait à merveille sur les petites entreprises qui n'avaient pas les ressources nécessaires pour jouer d'égal à égal avec l'entreprise des Uemura, et juste assez de potentiel pour attirer l'attention de l'une des familles les plus réputées dans le pays tout entier...
La Mafia Portuaire, elle, était une toute autre affaire. Peut-être Mori Ougai avait-il compris la véritable raison, aussi intelligent et calculateur qu'il semblait l'être. Dans tous les cas, il n'ajouta rien à ce sujet, arrachant un soupir silencieux à Yui.
Avec ce contrat, c'était dans un sens sa liberté (ou plus exactement un début) qu'elle mettait en jeu. Mais se montrer faible dans ce genre de moment était hors de question. Bien au contraire.
Un bruit de pages que l'on remue se fit entendre dans l'atmosphère calme de la pièce, venant de sa droite. Mori Ougai.
-Bien. Nous pouvons commencer à discuter affaires à présent, si vous êtes prêts? demanda-t-il d'une intonation qui ne laissait cependant pas de place à une quelconque réclamation.
Yui hocha la tête de haut en bas, indiquant qu'elle était elle aussi parée à commencer.
Les pourparlers débutèrent donc, majoritairement entre Mori et Yui, malgré l'aversion instinctive que nourrissait cette dernière à l'égard du patron de la Mafia. Kôyô intervenait de temps à autres, et Chuuya restait pour la plupart du temps silencieux, posant quelques questions ici et là, préférant vraisemblablement laisser le soin à ses aînés de mener la conversation.
Pourquoi était-il là, s'il ne parlait quasiment jamais? Yui avait sa petite idée à ce propos.
Elle avait déjà rencontré Chuuya, et le jeune homme avait presque le même âge qu'elle. Même s'il était le plus à même de se souvenir des différents termes du contrat qu'il avait été récupérer en personne, toute cette manœuvre n'avait pour principal objectif que de la mettre en confiance, voire même, de façon éventuelle, de lui faire baisser sa garde.
Il était beaucoup plus facile de faire des concessions en faveur de l'autre partie lorsque l'on n'osait pas contrarier ceux que l'on connaissait, même de façon infime. Ce qu'elle n'avait pas l'intention de faire ; la tentative de Mori était vouée à l'échec depuis le début.
Son seul travail était de conclure le contrat le plus avantageux possible pour le compte de son cher père, ni plus ni moins. Le reste, ce n'était que des détails. Des détails qu'elle faisait mine de ne pas avoir remarqués, même si elle suspectait Mori de voir à travers son petit jeu.
Ce qui ne la dérangeait pas vraiment, sachant qu'elle faisait de même.
Au bout de deux bonnes heures de négociations, le contrat quasi définitif était désormais en possession de Yui, un contrat qu'elle allait devoir envoyer à son père pour qu'il le vérifie, afin de palier à la cécité de sa fille, et qu'il apporte des corrections si nécessaire.
Mais, en temps normal, Yuuto Uemura ne voyait que rarement quelque chose à redire sur les affaires que concluait Yui.
-Il faudrait fixer une autre date d'entrevue, afin de finaliser tout ceci, suggéra finalement Kôyô, mots auxquels les autres personnes présentes acquiescèrent.
-Je suis disponible sur demande la semaine qui vient, et éventuellement la semaine suivante. Au besoin, je peux tout à fait repousser la date d'un autre rendez-vous ou de mon retour à Tokyo, si vous n'avez pas d'autre choix, indiqua Yui.
Ainsi, pendant les quelques minutes qui suivirent, tous tentèrent de trouver une date qui arrangeait les différents acteurs de ce futur partenariat, fouillant dans leurs propres agendas pour ce faire.
-Disons... vendredi prochain, à la même heure? proposa Mori d'un ton excessivement mielleux, qui mettait Yui de plus en plus mal à l'aise.
Elle fit mine de réfléchir quelques secondes, même si elle connaissait déjà ses disponibilités.
-J'ai un évènement de prévu à cette date-ci, mais je pourrai me libérer sans problème, sourit-elle en parlant d'une voix douce, ne mentant pas pour une fois.
-Vous parvenez à retenir l'intégralité de votre emploi du temps? C'est impressionnant, intervint Kôyô, d'une voix intriguée.
Tournant son visage dans la direction de la femme plus âgée, Yui ne se départit de son sourire à aucun instant.
-Je suis flattée que vous pensiez cela. En effet, je n'ai pas d'autre choix que de tout mémoriser, comme je ne peux pas avoir facilement accès à d'autres supports visuels. Je pourrai avoir recours à des écritures en braille ou même à des enregistrements vocaux, mais ce ne serait que me compliquer la tâche. Comme je travaille le plus souvent seule, de même, personne n'est au courant de mes différents rendez-vous à part moi. Impossible pour eux de me rappeler ce que je dois faire.
Elle n'avait pas besoin d'ajouter que, concernant des contrats aussi délicats qu'avec la Mafia, il était nécessaire pour elle de travailler dans son coin. Pour ses autres travaux, elle était parfois accompagnée d'associés de confiance de son père, notamment en ce qui concernait des inspections.
-Vous n'êtes pas facile à berner, de ce fait.
La voix calculatrice et pleine de malice de Mori lui répondit, et elle réprima un frisson à l'entente de cette intonation particulièrement dérangeante.
-J'ose espérer que ce soit le cas, répondit Yui d'un ton innocent au possible, comme si elle ne voyait pas le sens caché derrière les propos du patron de la Mafia Portuaire.
Un petit silence, au terme duquel Mori reprit la parole.
-Allons-y pour vendredi prochain dans la soirée, dans ce cas. Cela me donnera le temps d'amener Elise acheter quelques vêtements au cours de l'après-midi, c'est parfait.
Yui, pour la première fois depuis le début de la réunion, sembla perdre sa maîtrise d'elle-même, sursautant légèrement sur sa chaise sans pouvoir s'en empêcher.
Attirant très certainement l'attention des autres personnes présentes, puisqu'elle pouvait désormais sentir leurs regards intrigués sur elle.
Son instinct ne l'avait pas trompée. Il y avait vraiment quelque chose qui clochait avec cet homme, Mori Ougai. Quelque chose qui lui donnait envie de partir en courant et de ne plus jamais revenir.
Ce qu'elle ne pouvait cependant faire que momentanément, sachant qu'elle allait devoir revenir ici dans quelques jours, et très certainement à l'avenir, afin de consolider leurs futurs liens professionnels.
Elle allait forcément trouver la manière de tromper ses craintes d'ici là, se rassura-t-elle en se redressant, saisissant sa canne et ses affaires de ses mains crispées, afin de réprimer les tremblements de ces dernières.
Elle s'inclina gracieusement sur son chemin vers la porte de sortie, qui l'appelait à présent presque désespérément.
-Chuuya va vous raccompagner jusqu'à votre hôtel, si vous le permettez, déclara Mori Ougai pour la dernière fois.
Yui accepta sans objection, préférant se préoccuper de sortir d'ici plutôt que de rester une minute de plus dans cet endroit. Là, tout de suite, elle n'était qu'à un battement de cœur de laisser libre court à une crise de panique généralisée et surtout incontrôlable.
Mais elle n'avait pas l'intention de craquer devant d'autres personnes. Pour les prochaines fois, il allait falloir qu'elle se prépare mentalement à faire face à cet individu dérangeant qu'était Mori Ougai.
Chuuya sur les talons, la jeune femme sortit finalement de la pièce, échappant à son atmosphère étouffante et malsaine en soupirant profondément, reprenant ses effets personnels au passage, son chapeau et son sac.
Elle retrouva bien vite sa contenance, le calme revenant dans son corps tout entier, à son grand soulagement. Même s'il avait remarqué quelque chose, Chuuya n'ajouta rien de plus sur le sujet, fort heureusement.
Il allait encore falloir qu'elle rentre dans l'ascenseur, mais étrangement cette perspective ne lui semblait pas aussi horrible qu'en temps ordinaire. Elle était beaucoup trop heureuse de pouvoir échapper à Mori pour s'attarder sur un détail pareil.
Elle allait rentrer, se reposer et tout laisser de côté pour le moment.
Comme elle l'avait toujours fait.
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