Chapitre 46
A/N : J'aime beaucoup ce chapitre, même en sachant que l'écrire a failli me faire manquer mon train! J'espère que vous l'apprécierez également, je vous en souhaite une excellente lecture !
La journée qu'elle venait de passer avait sans conteste été la pire de ces dernières semaines. Elle n'arrivait pas à croire que, quelques nuits plus tôt, elle se trouvait encore en vacances, dans un endroit idyllique et tranquille, loin de toutes ces préoccupations majeures qui lui étaient tombées dessus aussi soudainement qu'une pluie d'été.
Elle avait dû revenir en urgence à Yokohama, et le voyage de retour, en plus de tout le reste, l'avait épuisée. En traînant des pieds, elle avait malgré tout trouvé le courage de se rendre à un certain rendez-vous juste après son travail, alors que le soleil se couchait à l'horizon et que la pluie tombait doucement.
Elle entra dans un bar qu'elle connaissait très bien, puisqu'il faisait partie de sa liste d'établissements préférés. Et, surtout, il s'agissait du lieu de rencontre privilégié entre elle et l'homme qui l'attendait ce soir-là.
L'atmosphère du bar était aussi accueillante que d'ordinaire, la faisant soupirer de contentement devant cette familiarité. Le parquet ciré à la perfection claqua sous ses talons, alors qu'elle pénétrait dans l'établissement en se débarrassant de sa veste de costume noire et de son parapluie, qu'un employé accrocha sur le porte-manteau à sa place, sous fond de notes de jazz à la fois entraînantes et mélancoliques.
Il faisait bon, dans cette salle aux lueurs dorées feutrées de rouge ; à tel point que porter une simple chemise à cravate lui convenait parfaitement. Sa jupe fendue accompagnait le moindre mouvement de ses jambes, alors qu'elle se dirigeait vers le comptoir d'une démarche souple mais fatiguée ; le visage de Nora se fendit cependant d'un sourire lorsqu'elle reconnut l'homme assis sur l'un des sièges surélevés.
Chassant une mèche blonde qui était venue se mettre devant ses yeux bleus, Nora s'installa sur le siège d'à côté, remarquant immédiatement que deux verres se trouvaient sur le comptoir en chêne sombre drapé de rouge. Vides, attendant patiemment que quelqu'un se décide à les remplir.
-Ce que j'aime, quand je bois avec toi, c'est que tu m'attends toujours avant d'attaquer, lança Nora en guise de salutations, faisant lever le nez de son téléphone à son voisin.
L'homme aux cheveux roux lui adressa un sourire fier, ses yeux bleus tombant dans ceux légèrement plus foncés de la blonde.
-Je sais, c'est en partie pour ça que boire avec moi est quelque chose que tu acceptes toujours sans hésiter, déclara Chuuya, rangeant son téléphone dans l'une des poches de son pantalon. Servez-nous votre meilleure bouteille de rouge, reprit-il à l'attention du barman, qui s'exécuta aussitôt, reconnaissant sans peine ses habitués, parmi les plus prestigieux fréquentant son établissement.
Nora observa le liquide rouge et épais se verser doucement dans son verre à pied, son regard se voilant quelques instants. Elle était certaine d'avoir aperçu du sang couler à la place du vin l'espace d'une seconde, mais lorsqu'elle cligna de nouveau des yeux, celui-ci redevint normal ; un mauvais tour joué par son subconscient, encore une fois.
Levant son verre, elle vint trinquer avec Chuuya, un petit sourire sur les lèvres. Le vin était sec, ce qui la fit grimacer légèrement au début, alors qu'il touchait sa langue. Mais le reste de la gorgée lui fit un bien fou ; cela faisait une éternité qu'elle n'avait pas bu d'alcool, et force était de constater que cela lui avait manqué. Même s'il s'agissait d'une mauvaise habitude, elle le savait parfaitement.
Mais, de temps à autres, elle en avait besoin pour tenir le coup. Ou du moins pour essayer.
Son verre à la main, elle fit pivoter son siège, de sorte à avoir une vue d'ensemble du bar, qui était parmi les plus luxueux de Yokohama, pour le pas dire le premier. Les murs étaient couverts de papier peint rouge sombre, en relief, et les fenêtres en fer forgé noir étaient encadrées par de longs rideaux en velours, eux aussi rouges, d'une nuance plus claire cependant. Les appliques murales diffusaient leurs lumières dorées sur les alentours, plongeant les lieux dans une ambiance tamisée rouge et or, toujours avec de magnifiques morceaux de jazz en arrière-plan. Une odeur d'alcool hors de prix emplissait l'air, réconfortante, lui permettant de profiter pleinement de la quiétude de cette soirée de septembre, contrastant avec sa journée harassante qui s'était achevée difficilement. Les gouttes qui tombaient lentement à l'extérieur semblaient si lointaines, comme si le bar était détaché du temps.
Détaché de l'extérieur, de ce monde si vaste et pourtant si étroit par certains de ses aspects.
Elle reprit une gorgée de vin et poussa un soupir, sans réellement s'en rendre compte.
-Je suppose que je ne dois pas te demander comment se sont passées tes vacances? devina Chuuya en dardant ses yeux bleutés dans sa direction, tout en buvant une lampée d'alcool. Ça a pas l'air de s'être déroulé comme tu l'aurais voulu.
Il entendit Nora rire légèrement, d'un rire bref et presque narquois. Il avait appris à reconnaître la plupart des émotions de sa camarade, qu'il côtoyait depuis presque trois ans maintenant. Et, présentement, il pouvait sans peine déterminer qu'elle était soucieuse, voire angoissée.
Les cernes sous ses yeux bleus étaient plus marquées que jamais, et sa peau semblait dangereusement pâle, même à la lueur diffuse des appliques murales. Sa main était crispée sur son verre rempli d'alcool, et il ne pouvait s'empêcher de relever, également, qu'elle fronçait les sourcils, quelque chose qu'elle faisait lorsqu'elle était stressée.
Il avait mis du temps avant de pouvoir atteindre un tel niveau de déduction envers son amie. Il ne connaissait pas Nora aussi bien que Dazai, bien que cette réalité ne lui plaisait guère. Et la jeune femme était toujours connue pour cacher ses émotions sans en parler à qui que ce soit, comme si elle craignait de passer pour quelqu'un de faible, ce qui n'était pas le cas.
Nora était la femme la plus forte qu'il lui ait donné de rencontrer, il le savait parfaitement. Pour sûr, il ne serait nullement en mesure de réaliser la moitié des exploits de son amie, même en plusieurs vies.
Alors il ne prenait pas mal le fait qu'elle ne veuille pas lui raconter ce qui la tracassait, loin de là. Elle savait qu'il était là si besoin il y avait, et elle se confiait à lui lorsqu'elle en ressentait la nécessité. C'était ainsi qu'agissaient des amis, après tout.
-Disons... Qu'il s'est passé de nombreuses choses qui ont entravé mes petites vacances, déclara finalement Nora d'une voix calme, son regard figé sur la pluie qui tombait à l'extérieur, à travers la fenêtre en fer forgé. Et... J'ai appris le décès de l'un de mes proches, enfin... Quelqu'un qui l'a été par le passé. Je n'aurais jamais pu m'attendre à ce que cette nouvelle me secoue autant, sachant que cela fait plus de cinq ans que je ne l'avais pas vu.
Interloqué et inquiet, Chuuya se tourna entièrement vers elle, pivotant sur son siège en laissant son verre sur le comptoir. Il était rare, voire complètement improbable, de voir Nora parler de son passé ; en trois ans, il avait simplement appris qu'elle ne s'appelait pas réellement Nora, et qu'elle avait rejeté son ancienne identité et toute son ancienne vie avec. La voir se confier à lui de la sorte l'enchantait, signifiant qu'elle le considérait comme une personne de confiance ; et, pourtant, cela l'alarmait : si elle s'était décidé à parler de son passé, alors qu'elle évitait de genre de sujet comme la peste, c'est qu'il s'était effectivement passé quelque chose de grave.
-... de qui s'agit-il? demanda Chuuya avec précaution, sachant pertinemment qu'il ne servait à rien de présenter ses condoléances ; Nora détestait cela.
La blonde but une longue gorgée, déglutit, et répondit.
-Mon père. Il est mort assassiné d'un coup de couteau dans le ventre.
-... c'est une coïncidence assez particulière, non?
Nora souffla du nez, signe qu'elle riait, cette fois-ci avec amertume.
-Effectivement... Pile quand on essaye de me tuer à deux reprises dans une courte période, on s'en prend quelques temps plus tard à mon père biologique. C'est peut-être une simple coïncidence, mais il faut avouer qu'elle est plutôt "bien tombée".
La jeune femme se tourna de nouveau vers le comptoir, déposant son verre vide dessus, qui fut rempli la seconde suivante, lorsque Chuuya fit signe au barman de venir le faire.
-Fais attention à toi, d'accord? lui demanda le roux, sincèrement inquiet. Si jamais tu as des difficultés, n'hésite pas à m'appeler, j'accourrai immédiatement. Que ce soit pour aller boire un verre, pour discuter ou même pour botter le cul de quiconque te chercherait des noises. Je suis pas difficile pour ces choses-là, acheva-t-il avec un sourire, faisant rire Nora.
-Compris cinq sur cinq, répliqua la blonde avec un sourire, cette fois-ci authentique, avant de changer de sujet. J'ai un petit truc pour toi, au fait.
Le roux lui jeta un regard embarrassé, ne s'étant vraisemblablement pas attendu à cela.
-T'étais pas obligée...
Ignorant les réclamations de son ami, elle attrapa le petit paquet qu'elle avait précédemment déposé à ses pieds, qu'elle tendit à Chuuya. L'emballage élégant noir et or ainsi que la forme du présent indiquaient sans aucun doute possible qu'il s'agissait d'une bouteille. Ce que Chuuya remarqua lui aussi, puisque son sourire s'agrandit un peu plus.
-Intéressant. Tu me connais si bien, ça en devient effrayant, lança-t-il en acceptant le cadeau, déposant le paquet sur le comptoir afin de l'ouvrir en toute tranquillité. Voyons voir...
Il sentit ses yeux s'écarquiller et son estomac se nouer lorsqu'il sortit prudemment la bouteille et que son regard tomba sur l'étiquette, parfaitement conservée malgré son ancienneté.
-... t'es pas sérieuse?
Soutenant sa tête d'une main, le coude appuyé sur le comptoir, le sourire de la jeune femme témoigna du sentiment jubilatoire qui avait élu domicile en elle, en voyant la tête ahurie que tirait son ami. Pour une fois, dépenser une petite fortune n'avait pas été une si mauvaise idée, si cela lui permettait de voir Chuuya à court de mots à ce point.
Elle n'avait pas gaspillé son argent, loin de là : elle s'en était servi pour offrir un cadeau à l'un de ses seuls amis, ce qu'elle avait de plus précieux dans ce monde.
Pour les remercier de rester à ses côtés comme ils le faisaient. Pour les remercier de tromper son ennui incommensurable même pour quelques instants.
Il tenait dans sa main un Petrus de 1989. L'un des vins les plus chers disponibles à la vente, qui venait tout droit de France. Il avait à de nombreuses reprises tenté de s'en procurer, mais n'avait jamais pu en dénicher ne serait-ce qu'un seul exemplaire, surtout en restant au Japon. Et d'un millésime aussi ancien et prestigieux, en plus de cela?
Il n'aurait jamais cru cela possible un jour. Il tenait entre ses mains un véritable trésor, précieux à tel point qu'il redoutait de l'abîmer en le manipulant de la mauvaise manière.
-J'ai passé un long moment à fouiller les magasins, mais j'ai finalement pu mettre la main sur un petit bijou de rareté, reprit-elle en riant, devant la mine toujours plus abasourdie de son ami aux cheveux roux. Le jeu en valait la chandelle! Et puis, c'est aussi un cadeau d'excuse, à vrai dire...
Déposant avec toute la précaution du monde la bouteille sur le comptoir, ne manquant pas la tête ahurie du barman lorsque celui-ci jeta un œil curieux à l'étiquette, Chuuya lança un regard interrogatif à son amie, toujours aussi sonné.
Et franchement ému, il devait l'avouer.
-J'ai appris qu'Osamu t'avais embobiné pour mon nouvel appartement, alors que bien entendu personne ne lui avait rien demandé... marmonna Nora, redressant d'une main frustrée une mèche rebelle de ses courts cheveux blonds. L'endroit est magnifique, et on voit que tu as passé du temps à en choisir un qui me plairait, c'est certain... Mais je me sens quand même coupable à la place de l'autre idiot de t'avoir infligé ça, s'excusa-t-elle avec un sourire crispé. Pardon.
Passant ses mains gantées sur son visage, rougi par la honte, Chuuya lui assura que ce n'était pas grave, et qu'il était au contraire plus qu'heureux que ses efforts aient porté leurs fruits malgré tout. Pourquoi cet imbécile couvert de pansements avait-il été raconter à Nora que c'était lui qui s'était occupé de tout?? La prochaine fois qu'il le voyait, il allait l'étrangler avec ses foutus bandages, comme il se l'était promis quelques temps auparavant.
-Acceptes-tu mes excuses avec cette magnifique offrande que je t'ai faite? demanda la blonde avec un sourire en coin, qui fit lever les yeux au ciel à Chuuya, les joues toujours couvertes d'une gêne certaine.
-Il n'y avait rien à pardonner venant de ta part, de toute manière, répliqua Chuuya en buvant une longue gorgée de sa boisson, finissant son premier verre. Mais je dirai pas non à ton petit pot-de-vin pour autant, crois-le bien. Je sais pas comment te remercier, en fait.
Un rire fut partagé entre eux, avant que leurs verres ne s'entrechoquent de nouveau, trinquant une seconde fois à Dieu seul savait quoi. Peut-être tout simplement à leur amitié, qui sait?
-Si tu tiens vraiment à me remercier, assure-toi de m'inviter à ta table quand tu ouvriras la bouteille que je viens de t'offrir. Je ne dirais pas non à un petit verre... Par simple curiosité, bien entendu, ajouta la blonde en souriant malicieusement.
-Promis, fut tout ce que répondit son ami, son expression s'adouciçant tandis qu'il rangeait prudemment sa bouteille nouvellement acquise.
Ce ne fut qu'au bout de quelques gorgées et discussions supplémentaires que Nora reprit son sérieux.
-D'ailleurs, maintenant que j'y repense... J'aurai un petit service à te demander, Chuuya. Je te revaudrai ça, bien entendu.
Le roux secoua la tête, catégorique.
-Je t'ai dit que tu pouvais compter sur moi quoi qu'il arrive, non? Dis-moi de quoi tu as besoin ; je te dirai ce que je peux faire. C'est aussi simple que ça.
Avec un sourire mitigé, la blonde profita du fait que le barman était occupé ailleurs, et qu'ils étaient seuls accoudés au bar, pour expliquer ce qu'elle attendait de lui.
Dans un coin de la salle, les notes de jazz continuaient de remplir l'atmosphère de leur mélodie entraînante et mélancolique.
-Tu penses pouvoir y arriver? demanda la jeune femme une fois qu'elle eût terminé, ne gagnant qu'un sourire narquois de la part de son ami.
-Tu me prends pour qui? Bien sûr que j'en suis! s'exclama-t-il en levant son verre, qu'il avala en une seule rasade, l'alcool commençant à lui monter à la tête. A la tienne! reprit-il sur le même ton, alors que Nora suivait son bel exemple, elle aussi gagnée par les effluves progressives et enivrantes de la boisson odorante.
Anesthésiant une fois de plus la moindre de ses douleurs... L'espace d'un instant.
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