Chapitre 3
Elle ouvrit lentement ses yeux, qui découvrirent une scène trouble et douloureusement familière, les larmes épaisses et abondantes brûlant ses rétines bleutées, s'insinuant dans les interstices des différentes contusions ornant ses joues tuméfiées.
Et elle le vit.
Un liquide rouge et poisseux, doté d'une senteur écœurante qui manqua de la faire vomir une fois de plus. Juste à côté de ses genoux, qui avaient heurtés le sol quelques instants plus tôt, reposait un long couteau de cuisine, au métal tranchant et étincelant.
Couvert de sang.
Le cri qu'elle aurait voulu pousser était resté coincé dans sa gorge déjà malmenée par ses hurlements précédents, alors que le carrelage sanguinolant lui renvoyait l'image de son visage méconnaissable. Strié de larmes, de blessures, de saleté et de sang. Ses yeux bleus étaient aussi vitreux que ceux d'un animal mort, et ses cheveux blonds arrachés par endroits étaient dans un bien triste état eux aussi.
Comparé au vacarme qui s'était produit quelques minutes auparavant, le silence qui avait suivi était impossible à supporter.
Lorsqu'elle leva de nouveau les yeux, à travers les mèches qui tombaient en bataille le long de son visage, elle perdit tout espoir. Elle sentit son monde éclater en morceaux, comme un miroir brisé d'un coup de masse, lourd et violent.
Elle ferma les yeux, agrippa ses cheveux blonds tachés de rouge de ses doigts ensanglantés, et laissa finalement sortir le long cri qui s'était coincé dans sa gorge depuis tout ce temps. Sa voix cassée, aussi rayée que le serait un vieux disque poussiéreux, vint rebondir comme à l'infini sur les murs carrelés de la petite cuisine, assourdissant ses oreilles et son cœur meurtri.
Elle ne voulait pas y croire. Et pourtant, elle le sentait au plus profond d'elle-même.
Tout était terminé.
Ce fut un bruit hautement désagréable qui la tira de son long sommeil agité. Celui d'un téléphone, qu'elle espéra redevenir muet une fois que l'appelant se serait rendu compte que personne ne répondait.
Mais, comme si le monde entier était contre elle, à peine la sonnerie fût-elle terminée que, quelques secondes plus tard, celle-ci reprit de plus belle, résonnant entre les murs de son appartement à moitié vide, ne faisant qu'user sa patience inutilement.
Elle mit un long moment à émerger complètement de son sommeil, et surtout à se rendre compte d'où elle se trouvait. Le rêve qu'elle venait de faire l'avait momentanément déboussolée, et elle poussa un long soupir de soulagement en voyant que ses mains étaient propres.
Aucune trace de sang. Aucune trace du couteau.
Elle poussa un gémissement de lassitude tout en se redressant sur son lit, alors que la lumière du soleil avait désormais remplacé celle de la lune, filtrant par les interstices qui n'étaient pas comblés par les rideaux occultants. En voulant regarder son téléphone, afin d'avoir une idée de l'heure qu'il était, Nora eut la désagréable surprise de voir qu'il n'était pas sur sa table de chevet.
Elle se rappela alors les évènements de la veille, plus ou moins distinctement, et notamment les quatre verres de whiskey qu'elle avait avalés à la suite. Pas étonnant qu'un mal de tête atroce soit venu lui rendre visite à peine réveillée. Il était tentant de boire, mais la gueule de bois du lendemain était toujours le douloureux rappel qu'il existait une contrepartie à l'oubli momentané.
Elle rencontra le soudain silence comme une délivrance, avec l'espoir que celui-ci dure un peu plus longtemps que le précédent. Mais, encore une fois, le destin lui démontra avec fougue et indifférence qu'il n'en avait manifestement pas terminé avec elle.
La sonnerie stridente de son téléphone fixe, maintenant qu'elle y prêtait un peu plus attention, résonna de nouveau, inlassable. Ce qui fut assez dérangeant, visiblement, pour parvenir à réveiller la personne endormie à ses côtés.
Elle vit l'homme aux cheveux chocolat grogner comme le ferait un enfant un matin d'école, se tournant sur le ventre et enfouissant son visage dans son oreiller moelleux. Mais, de façon parfaitement prévisible, cela ne fut pas suffisant pour le faire se lever.
De son côté, la sonnerie fatidique ne cessait de reprendre à peine arrêtée, ce qui ne faisait qu'exacerber le mal de tête de Nora, de façon exponentielle.
-Putain... J'avais pourtant dit que j'allais foutre cette merde de téléphone à la benne, pourquoi ça n'a pas été fait?
Elle n'était absolument pas du matin, surtout après une bonne beuverie et sa première "vraie" nuit depuis des jours. Elle entendit un ricanement moqueur venir de l'homme allongé à côté d'elle, signe qu'il était finalement bel et bien réveillé. Suffisamment pour se payer sa tête, en tout cas.
La blonde, tout sauf matinale, lui asséna un coup derrière la tête, lui arrachant un petit cri de surprise. Elle remontant ensuite la couverture jusqu'à ce qu'il soit entièrement recouvert de cette dernière, en guise de punition, et se décida finalement à se lever.
-La ferme, Dazai. C'est pas le moment de m'énerver plus que de raison. Si tu tiens à la vie.
Un véritable non-sens, sachant l'attirance qu'avait le dit Dazai pour tout ce qui avait trait à la mort. Mais bon, un soucis après l'autre. Surtout de si bon matin, enfin elle supposait. Elle ne savait toujours pas quelle heure il était.
-Tu m'appelles par mon nom, maintenant? lui parvint une voix étouffée par la couverture et l'oreiller, alors qu'elle faisait le tour du lit pour se diriger vers la porte de sa chambre. Je suis triste...
Nora leva les yeux au ciel, heureuse que Dazai ne puisse pas voir le sourire qu'elle avait sur les lèvres en entendant ses pitreries matinales. Elle quitta la chambre en jetant un dernier coup d'œil au lit à moitié défait, où reposait une grande silhouette familière, immobile et toujours entièrement couverte du drap sombre qu'elle lui avait envoyé sur la tête.
Il ne semblait pas avoir envie de se lever. Comme c'était étonnant.
Nora traîna des pieds jusqu'à son salon, seulement meublé d'un canapé, d'une télévision poussiéreuse qui ne servait jamais, d'une bibliothèque dans le même état et d'une table à manger dépourvue de chaises. Là, sur son canapé, se trouvait le coupable qui avait osé la priver d'un bon sommeil mérité.
Qui sonnait toujours, accessoirement. En se frottant les yeux d'agacement, avec le vain espoir de chasser la fatigue de ses paupières lourdes, la jeune femme décrocha finalement, marmonnant un "allô" emprunt d'une intonation menaçante, perdue au milieu d'un épuisement beaucoup trop flagrant.
A l'autre bout du fil, une petite voix féminine, qui n'en menait pas large après un tel premier contact.
-B... Bonjour Madame, comment allez-vous...? Heu... je veux dire...
Irrécupérable. Voilà comment Nora définissait la personne qui était son interlocutrice à cet instant. Il s'agissait bien évidemment de son assistante, qui était plus proche à ses yeux d'une stagiaire que de quoi que ce soit d'autre.
Mina, une fille d'à peine dix-sept ans qui débutait tout juste dans le monde de la Mafia, et surtout dans celui de Nora, qui en était une sous-partie. Nora était certes à peine plus âgée qu'elle, allant sur ses dix-neuf ans à l'heure actuelle, mais un gouffre la séparait de son assistante légèrement naïve sur les bords et... pas très fute-fute. Pour rester polie.
Mina était à ses côtés depuis six mois à peine, mais elle était presque toujours aussi maladroite qu'au premier jour, que ce soit verbalement ou physiquement. A se demander comment elle avait pu atterrir dans un environnement aussi noir et cruel que la Mafia. Surtout dans le service de Nora, encore une fois.
-J'ai connu des jours meilleurs, si j'ose dire. Venons-en au fait, que me vaut tout ce déferlement d'appels, alors que j'étais paisiblement en train de rattraper mes précieuses heures de sommeil? demanda Nora avec un grand sourire exagéré et une voix remplie de sarcasme, toujours en pyjama.
Mina savait que sa patronne était excédée rien qu'à entendre le ton qu'elle prenait. Alors, dans l'espoir de l'apaiser en répondant efficacement à ses demandes, et ainsi de la laisser tranquille au plus vite, l'assistante reprit la parole d'une voix qu'elle voulu un peu plus assurée, mais qui sonnait toujours aussi incertaine aux oreilles de Nora.
-C'est concernant une nouvelle affaire... Deux corps ont été retrouvés dans une rivière ce matin et on attend votre avis sur la question. J'ai déjà essayé de vous joindre sur votre portable mais il sonnait occupé... C'est également le cas pour Monsieur Dazai, je ne sais absolument pas comment le joindre, et ses hommes n'y arrivent pas non plus...
Nora poussa un soupir à la perspective d'un travail si tôt le matin. Enfin, maintenant qu'elle y pensait...
-Dis-moi, Mina... Quelle heure est-il exactement?
Un petit silence suivit sa question, que sa jeune interlocutrice avait manifestement occupé à vérifier l'horloge à côté d'elle. Mina devait très certainement se trouver dans leur bureau commun, à l'heure actuelle.
-Presque huit heures passées, Madame.
Huit heures du matin. Sachant que le téléphone devait sonner depuis une bonne demi-heure, il n'était pas très étonnant qu'elle soit assaillie de la sensation désagréable de ne pas avoir fermé l'œil de la nuit.
-Bon, dis aux concernés que j'arrive dans une demi-heure environ, je préviendrai Dazai moi-même, il doit encore être en train de dormir. Envoie-moi la localisation du lieu et prépare le matériel pour mon arrivée, énuméra-t-elle d'une voix soudainement très professionnelle.
Avec cela, et après la confirmation que Mina avait bel et bien compris ses directives, Nora raccrocha en poussant un long soupir. Elle était plus exténuée que jamais, sans compter la gueule de bois qui était toujours là, qui faisait ressembler sa tête à un véritable champ de bataille. Et, visiblement, elle allait avoir du pain sur la planche aujourd'hui.
Joie.
Ayant promis d'être sur place dans une demi-heure grand maximum, la blonde se dépêcha pour aller s'habiller au plus vite, donnant au passage un coup de pied aux fesses d'un certain Dazai, qui s'était rendormi comme un bienheureux, le sommant de sortir d'ici puisqu'on avait également besoin de lui.
Elle attrapa un pantalon de costume noir, une chemise blanche ornée de dentelle sur le devant, une cravate noire ainsi que des sous-vêtements, bien entendu. Elle brossa ses courtes mèches blondes avec minutie, priant pour qu'elles ne partent pas dans tous les sens à peine un pied posé dehors, comme il en était si souvent le cas, à son plus grand désarroi. Un peu de maquillage pour cacher ses cernes et ses traits tirés, et c'était bon.
Sortie de la salle de bain, elle put fort heureusement constater que son collègue s'était levé et habillé, et qu'il était même en train de fouiller dans ses placards de cuisine, à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Mais c'était peine perdue.
-A part des bouteilles d'alcool et des pâtes instantanées périmées, qu'est-ce que tu manges en fait? marmonna-t-il en ouvrant à tout hasard le placard juste au-dessus de l'évier, où seule une pile d'assiette très certainement couvertes de poussière et une bouteille de produit vaisselle se trouvaient là, abandonnés à leur triste sort.
-D'habitude, je mange au bureau ; sinon, je n'ai jamais le temps de me faire à manger. Du coup, comme tout feignant qui se respecte, je commande à emporter chaque fois que j'ai faim. Enfin, quand j'y pense. Tu le sais pas, depuis le temps?
Elle vit Dazai pousser un petit soupir, une moue sur les lèvres, malgré le fait qu'il sache déjà la réponse à cette question récurrente. Cela ne l'étonnait plus, à force, mais il aurait pourtant apprécié de pouvoir se mettre quelque chose sous la dent...
S'il devait voir le bon côté des choses, il avait au moins quelque chose de propre à se mettre sur le dos, c'était déjà un bon début.
A force de se retrouver chez elle à la première occasion, des affaires à Dazai se trouvaient dispersées un peu partout dans son appartement : ainsi, il portait actuellement l'un des pantalons et l'une des chemises de rechange qui se trouvaient dans l'un des tiroirs de la chambre. Bandages compris, avec l'usage indécent qu'en faisait le brun. Sans que cela ne dérange pour autant Nora ; ce n'était pas la place qui manquait, dans cette habitation déserte.
Arrivée devant la porte d'entrée, la blonde eut l'agréable surprise de voir que son sac à main de la veille avait été pendu à la poignée, la tête à l'envers, afin qu'il sèche correctement, grâce aux précautions de Dazai, ce qui était rare. Les dossiers qu'il contenait, en revanche, étaient tous dans un état lamentable, après avoir passé la soirée sous la pluie.
Elle attrapa un sac de rechange, fourra ses dossiers détrempés dedans afin de les retaper plus tard dans la journée -comme si elle n'avait pas déjà assez à faire comme cela- et avisa son téléphone portable, posé sur le comptoir de la cuisine, juste à côté d'elle.
Plus de batterie, évidemment ; pas étonnant qu'elle ne l'ai pas entendu sonner ce matin-là. Il n'avait plus qu'à attendre encore un peu, le temps qu'elle puisse aller récupérer le chargeur qu'elle possédait dans son bureau.
Elle enfila ses talons, recouvrant les bas noirs qui dépassaient de son pantalon de la même couleur, coupé droit et arrivant à hauteur de ses chevilles. Une veste de costume fut jetée à la va-vite par-dessus sa chemise et sa cravate, et elle était fin prête à partir. Dazai aussi, même si la console de jeux qui se trouvait dans ses mains indiquait un tout autre objectif pour la journée en ce qui le concernait.
Nora leva les yeux au ciel une fois de plus, et laissa le soin à son collègue de refermer derrière lui, le forçant à détacher ses yeux de la console de jeu quelques secondes, non sans grommeler de mécontentement en manquant de se prendre la porte dans la tête.
Encore une longue journée qui s'annonçait, pensa-t-elle en soupirant, prête à l'affronter du mieux de ses capacités actuelles.
Ce qui n'était pas gagné, sachant la gueule de bois faramineuse qui était toujours présente dans un coin de sa tête.
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