Chapitre 1
"Plongez encore plus loin, laissez-vous faire. Si les souvenirs veulent revenir, ne les stoppez pas et n'ayez pas peur d'eux. Acceptez-les ; ils font partie de vous."
Cette voix lointaine, quelque part dans son esprit, avait le don de la mettre en confiance. Elle tenta au mieux de suivre les instructions qui lui étaient données, relâchant son corps et se concentrant plus précisément sur ce problème qu'elle rencontrait depuis plus d'un an ; une porte fermée, qui la séparait de sa vie antérieure. Cette vie qu'elle avait oublié en l'espace d'une nuit, une seule et unique nuit.
Comme toujours, et ce malgré ses nombreux essais, la porte robuste ne bougeait pas d'un iota, peu importe à quel point elle appuyait dessus, peu importe à quel point elle forçait sur la poignée. Face à cet échec cuisant et douloureusement familier, elle avait une nouvelle fois redoublé d'efforts pour matérialiser une clé dans son esprit, comme lui avait suggéré la voix lointaine qui l'accompagnait à chacune de ses tentatives infructueuses.
La clé était là, dans le creux de sa main ; une clé simple, comme tant d'autres, sur laquelle reposait cependant l'espoir de toute une vie. Mais était-ce réellement le cas, après tout...?
A chaque fois qu'elle était sur le point de rentrer la clé dans la serrure de la porte, cette pensée intrusive revenait sans cesse.
Avait-elle réellement envie d'ouvrir cette porte, derrière laquelle se trouvait sans nul doute des souvenirs tous plus funestes les uns que les autres? Avait-elle réellement envie de revivre tout ceci...?
Et, ainsi, avec cette seule pensée, la clé s'évaporait en une fraction de seconde. Elle restait alors là, devant cette porte close à observer ses mains vides, comme si elle n'arrivait pas à accepter que la clé avait de nouveau disparu.
Le problème, avec ces souvenirs oubliés, n'était autre qu'elle-même. Elle l'avait parfaitement compris, au fil des jours, des mois passés à tenter de franchir cette porte, en vain. Si elle ne pouvait pas se remémorer sa vie d'avant la Mafia Portuaire...
C'est qu'elle ne le voulait pas. Une partie d'elle, sur laquelle elle n'avait aucune influence, semblait vouloir la protéger à tout prix de ce qui se trouvait derrière cette porte close, en faisant systématiquement disparaître la clé qui lui permettrait d'accéder à son passé. Mais était-ce aussi simple? Qui pouvait lui assurer que, même si elle parvenait à ouvrir la porte, les souvenirs allaient obligatoirement lui revenir?
Elle était constamment en proie à un conflit intérieur, dont l'adversaire n'était autre qu'elle-même. Elle avait déjà dû se rappeler des parents qu'elle avait tués de ses propres mains... Qui pouvait savoir ce qui allait resurgir ensuite?
Quelque chose de moins violent, de plus agréable? Ou, au contraire, une chose mille fois plus sombre que le fait d'avoir ôté la vie à ceux qui lui avaient offert la sienne?
Les larmes finissaient toujours par monter, à chaque fois qu'elle était mise face à cette réalité ; même si elle avait appris, avec le temps, à les empêcher de couler. Une fois que la porte serait franchie, que ce soit dans quelques mois ou même dans plusieurs décennies, il n'y aurait plus de retour en arrière possible.
Que ces souvenirs soient heureux ou non, elle devra les accepter quoi qu'il arrive comme faisant partie intégrante d'elle. Et cela la terrifiait.
Elle n'était plus entièrement certaine de vouloir retrouver son passé, malgré les efforts de plusieurs personnes pour l'aider dans cette tâche titanesque ; elle n'avait jamais trouvé le courage de leur avouer cette incertitude qui la dévorait de l'intérieur. Elle aurait l'impression de les trahir, de cracher sur tout le soutien qu'on lui avait apporté depuis son réveil si elle se risquait à leur révéler ses vrais sentiments.
Et pourtant.
Elle avait peur.
Peur de se faire engloutir par quelque chose de plus imposant, de beaucoup puissant qu'elle. Peur de voir ce qu'elle était disparaître complètement de la surface de la Terre, ou du moins ce qu'elle croyait être. Son identité actuelle, montée de toutes pièces, n'était pas réellement la sienne.
Elle n'était pas réellement Zoey White ; une fille qui n'avait pour ainsi dire jamais existé. Ce nom n'était qu'un substitut pour quelque chose qu'elle avait effacé de sa mémoire ; quelque chose qu'elle avait enfermé derrière une porte à la clé défaillante.
"Acceptez-les. Ils font partie de vous".
Elle sentit son corps tressauter tout entier, alors qu'une froideur sans pareille l'envahissait progressivement. Sans savoir comment, elle se sentit tomber en arrière, chutant dans un abîme aux ténèbres profondes et glacées, la porte baignée de lumière disparaissant au profit d'un long tunnel, qui se referma sur elle, la piégeant dans ses entrailles régies par la noirceur, la peur et les larmes.
Sachant parfaitement ce qui allait se passer ensuite, elle ferma les yeux et se boucha les oreilles aussi fort qu'elle le put ; ce qui ne l'empêchait pas de sentir les regards sur elle, d'entendre les chuchotements incessants qui lui reprochaient des erreurs dont elle ne soupçonnait même pas l'existence. Elle était une fois de plus tombée dans cet endroit de son esprit qui la terrifiait le plus.
Un abysse de désespoir, là où tous ses cauchemars devenaient réels et où le poids de fautes longtemps oubliées l'asphyxiaient. L'affligeant d'une culpabilité qui n'avait pas de sens ; pour elle qui, depuis son réveil, n'avait jamais pu se souvenir de leur naissance.
Elle culpabilisait pour quelque chose dont elle ignorait tout.
C'était toujours à cet instant qu'elle parvenait enfin à se réveiller, le souffle erratique et la sueur coulant abondamment le long de sa peau. La terreur la prenant aux tripes.
Les mains sur ses oreilles, dans l'espoir de chasser des chuchotements qu'elle entendait encore même éveillée, elle respirait difficilement, à tel point qu'elle avait la sensation de manquer d'air à chaque nouvelle bouffée, qui était plus douloureuse que la précédente.
Les quelques larmes qui avaient réussi à passer se mélangeaient à la sueur, collant à ses cheveux et la dégoûtant encore davantage. Elle se tourna sur le côté, ou du moins essaya. Ce fut à cet instant qu'elle comprit que rien n'était terminé. Encore une fois.
Elle ne pouvait pas bouger un seul muscle. Elle était paralysée, coincée dans un état de somnolence à la croisée de l'éveil et du cauchemar, duquel elle ne parvenait pas à s'extraire, comme tant de fois auparavant. Quelque part dans le lointain, la voix familière continuait de lui parler, mais elle n'arrivait plus à déceler la signification de ses paroles.
Puis, le timbre rassurant se fana totalement, la laissant seule avec cette silhouette vaguement humanoïde et monstrueuse, dégoulinante d'un liquide poisseux et odorant, couverte d'yeux accusateurs qui se profila au-dessus de son corps allongé et immobile, comme figé dans la pierre. Elle ne pouvait voir son visage, caché dans l'obscurité, mais elle était tout à fait capable de l'entendre parler malgré ses mains crispées sur ses oreilles.
Elle lui chuchotait des paroles plus abominables les unes que les autres, grossièrement diluées au sein d'une cacophonie de voix et d'une insupportable odeur de pourriture.
"Ça n'aurait jamais dû être toi".
"Tu es la honte de notre famille".
"Tu es dégoûtante".
La seconde suivante, elle sentait son cou être entouré de deux mains décharnées, qui appuyèrent de plus en plus fort sur sa trachée. En vain, elle criait à son esprit de se défendre, mais elle ne pouvait pas.
Elle laissait cette silhouette l'étrangler sans même bouger d'un millimètre. Elle sentait sa gorge être prise en étau, broyée par une force qui dépassait l'entendement ; à tel point qu'elle n'arrivait même pas à gémir sous la douleur intense qu'elle ressentait, comme si le moindre bruit était aspiré par cette abomination sans nom qui la tuait à petits feux. Sa langue sortit de sa bouche, ses yeux se révulsèrent, se détournant de la vision cauchemardesque de son agresseur qui avait commencé à sourire, d'un sourire perdu au beau milieu d'une mer dégoulinante d'obscurité et d'yeux avides de vengeance.
Elle sentait que son être tout entier lui échappait. Que sa vie filait entre ses doigts, aussi facilement que des grains de sables emportés par le reflux des vagues.
Elle sentait son corps devenir aussi froid que la mort.
Au moment de perdre totalement pied, aux portes de son agonie, elle reprenait soudainement conscience du véritable monde, celui dans lequel elle vivait depuis qu'elle avait tout oublié. Dans cet appartement qui appartenait à Zoey White, celle qu'elle incarnait avec toute la conviction et la volonté dont elle était dotée.
Qui volaient cependant en éclat lorsque la culpabilité de prendre la place d'une autre la rattrapait. Zoey White n'existait pas réellement.
Elle n'existait pas réellement. Pas tant que la porte ne serait pas ouverte. Ou, du moins, c'est ce qu'elle imaginait.
Roulant sur le côté afin d'échapper à la silhouette qui avait disparu depuis un moment, la brune tomba sur le sol, chutant du lit sur lequel elle était précédemment allongée avec un bruit étouffé.
Elle était revenue. Elle était de retour dans cet appartement qu'elle connaissait parfaitement ; qui avait été sa maison depuis presque deux ans à présent. Elle était revenue dans ce monde qu'elle côtoyait en tant qu'être humain, en tant que sa propre réalité.
La douleur qui avait éclaté en elle n'était plus là ; son cou était intact, et la silhouette était partie.
Du moins jusqu'à la prochaine fois.
-Laissez-les. Ils font partie de vous.
Cette voix la fit sursauter, la faisant échapper un gémissement de peur étranglé par l'angoisse. C'était vrai.
Elle se souvenait comment elle en était arrivée à revivre tout ceci une énième fois.
Sous les conseils d'Oda, peu après le souvenir de la mort de ses parents revenu un an auparavant, elle avait décidé de commencer des séances avec un psychologue, dans l'espoir de trouver des réponses à ses nombreuses questions.
La psychologue avait ainsi enregistré sa propre voix et avait confié l'enregistrement à sa patiente, afin qu'elle puisse s'entraîner à matérialiser la clé même lorsqu'elle se trouvait chez elle. La femme avait appelé cela de "l'hypnose médicale".
D'une main tremblante, Zoey tâtonna sa table de chevet à la recherche de son téléphone, une manœuvre rendue difficile par son sursaut précédent qui l'avait fait chuter à même le sol, fort heureusement sur un tapis.
Ses jambes peinant à la soutenir, la brune parvint finalement à se relever en prenant appui sur son lit, avant de venir couper l'enregistrement, la voix rassurante de sa psychologue s'évanouissant au profit d'un silence de plomb.
Trop faible pour rester debout plus de quelques secondes, elle s'écroula sur son lit, son portable chutant sur ses genoux, le porte-clé en forme de chat qui y était attaché tintant lorsqu'il entra en contact avec l'écran. La nuit n'était pas encore tombée ; elle avait encore un peu de temps avant de devoir aller travailler.
Elle aurait aimé pouvoir rester cloîtrée chez elle, bien cachée sous ses couvertures, afin d'échapper à cette silhouette dégoûtante qui avait manqué de l'attraper pour la énième fois ; mais elle savait que c'était chose impossible. Elle devait remplir ses missions, et faire honneur à la Mafia. C'était la raison même de son existence actuelle ; refuser d'accomplir ses devoirs était synonyme de trépas à ses yeux... Et à ceux de son patron.
En quête d'une douche bien froide et d'un verre d'eau pour sa bouche asséchée, Zoey se releva, jetant son téléphone sur le lit qu'elle venait tout juste de quitter, qui vint atterrir à côté d'un chat en peluche, doté d'un magnifique ruban bleu, qui la regarda de ses yeux inexpressifs s'en aller en titubant en direction de sa salle de bain.
Vers une nouvelle journée de cette existence qu'elle s'efforçait d'accepter comme étant la sienne.
Mais qui, malgré ses efforts... Continuait de la faire sombrer, encore et encore, dans un abîme de souvenirs et de culpabilité souillés par l'oubli.
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