22.
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La grande bâtisse s'élève sous leurs yeux telle un édifice hanté. Pas de mouvements, pas de bruit, donnant presque l'impression qu'entre ces murs il n'y a pas âme qui vive.
— Y'a quelqu'un dedans en fait ? cherche à s'informer Yo-han.
— Pas ses parents en tout cas, lui répond Min-hwan de but en blanc. Ils sont partis pour une conférence au Japon, il est tout seul depuis le début de cette semaine.
Leurs pieds foulent les derniers brins de pelouse taillée, faisant le moins de bruit possible. Sung-jun croit entendre l'allure de son propre cœur dans ses tempes.
Il y a de grandes chances que Yeong-ri soit là, en train de dormir. Ou s'ils ont plus de veine, il est plutôt à une de ces soirées de la jet set organisée dans un autre quartier, le genre d'où émane cette même atmosphère d'argent facile.
Ils ne font pas de bruit, leurs mouvements sont mesurés. Ils contournent une première fois la propriété, à pas de loups, pour s'assurer qu'il n'y ait pas de pièces encore allumées. Ils reviennent se positionner à l'avant, il y a un mur vaste et nu de toute fioriture, l'endroit parfait.
Hyun-jae dépose le sac de toile à terre, il commençait à lui faire mal à l'épaule. Min-hwan le voit faucher une première bombe de peinture.
— Alors c'est ça votre plan ? Vandaliser la propriété.
— Mais non, le chambre Hyun-jae en secouant discrètement – autant que possible – son arme aux teintes grises. Ils payeront les réparations comme s'ils allaient acheter du pain, ça va juste les faire un peu rager.
Sung-jun s'avance aux côtés de ses camarades de classe, sentant le regard de Min-hwan dans son dos comme une enclume, il déglutit difficilement. Yo-han le concerte à demi-mots, orientant ensuite son attention sur Hyun-jae. Il semble que ces trois-là aient quand même une petite idée de ce qu'ils comptent faire ici.
Min-hee et Min-hwan les scrutent quand ils vident le sac et disposent les différentes bombes par gradient de couleurs, pointant certaines spécifiquement avant de lâcher quelques mots que les deux derrière ne comprennent pas.
Apparemment, c'est plus qu'une simple volonté de dégrader des biens matériels. C'est un message, un avertissement qu'ils prévoient. Quand Yeong-ri se lèvera de son nid douillet dans quelques heures, la surprise ne sera pas des plus plaisantes, et il n'est pas question d'esthétique mais de symboles.
Un gars comme Yeong-ri ne se limite pas à une ou deux victimes, ce genre de gars cherche à créer un système dont il tient les rênes, à se hisser en haut d'une hiérarchie corrompue. Ce ne sont pas quelques coups qui l'arrêteront dans son insatiable besoin de dominer. Il faut lui foutre la trouille, lui faire croire que l'argent ne pourra pas toujours le sauver des crasses qu'il laisse derrière lui.
Hyun-jae commence par un cercle ample aux reflets argentés, sans réelle limite, les figures sont difficiles à discerner. Côtes à côtes, Yo-han et Sung-jun se complètent dans un enchaînement dégradé, leur bras mimant des gestes fluides et réfléchis, presque comme une danse. Ils sont déjà lancés et dans leur dos, un serveur et un ingénieur n'ont pas vraiment le même langage.
— J'oublie parfois que ces gars sont dans une branche artistique, souffle Min-hee.
Voyant qu'ils les regardent comme deux toutous attendant une quelconque directive, Yo-han se retourne vers eux, Sung-jun continuant de s'affairer sans vraiment leur accorder d'attention. Le bouclé choisi deux bombes au hasard et les amis de lycée les rattrapent avec une mine interrogative.
— Allez jouer, fait simplement Yo-han avec un geste rapide de la main.
Min-hwan tique à l'intonation, donnant l'impression qu'il vient de s'adresser à des mômes du bac à sable.
— On fait quoi avec ces trucs ? demande Min-hwan à l'attention de son ami.
— Je crois que notre talent se limite à dessiner des soleils et des bites.
Ils se regardent, laissent filer une seconde de flottement, avant d'étouffer un rire sous leur main.
Les minutes finissent par passer, ponctuées de bourrades silencieuses, d'engueulades réprimées dans la gorge. Il y a des épaules qui se percutent, et la lune continue son chemin de long en large du ciel. L'odeur chimique de la peinture commence à être plus proéminente, ils froncent le nez en espérant que personne ne se réveille sous le mutisme de leurs efforts.
— Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
Min-hwan se tient aux côtés de Sung-jun, il fait passer le temps en gravant entre les briques des formes géométriques neutres et régulières, parallèle inconscient avec barrières qu'il s'est toujours forgées autour de lui ; droites, constantes, sans début ni fin. Min-hwan n'est pas un artiste, mais comme tout le monde, il a son propre cri : le genre qui s'est caché quelque part et qui ne se retranscrit plus assez dans ce qu'il crée.
— Il a convaincu son père de virer le tien.
Sans raison valable. Juste parce que Min-hwan, Yeong-ri ne l'aime pas. Et de savoir son père travailleur dans l'entreprise du sien a toujours été un bon moyen de pression pour le pousser à bout.
Le prisme de Min-hwan se superpose à la fourrure d'acier qui s'est incrustée au mur, celle que Sung-jun continue de peaufiner. Hyun-jae aime les détails et l'harmonie dans le chaos, il passe et repasse sur l'ébauche de crocs, les pupilles noires et la gueule béante. Yo-han supervise la révérence de l'animal, son salut le plus solennel couché sur une cloison qui ne vaut même pas la peine qu'on la regarde.
Un loup.
Ils dessinent un loup.
Min-hee est assis dans l'herbe, mains derrière lui comme soutien pendant qu'il les regarde, concentrés. Les fronts sont luisants de sueur et les mouvements plus mécaniques – car maintenant répétitifs –, ils auraient bien envie de se défaire de leur survêtements sombres, mais il suffirait d'un œil curieux des habitations voisines pour leur causer du tort. Alors ils se contentent de rester le réplica de la même ombre.
Il voit Hyun-jae reculer, étouffer un bref juron en secouant la tête. Il finit par rabattre sa capuche en arrière, laissant apparaitre un fouillis de mèches décolorées qui lui barrent la vue en se collant à son visage. Ses mains étant peinturlurées, il n'arrive qu'à glisser ses doigts dans la poche arrière de son pantalon pour en sortir un élastique. Il tourne brièvement la tête vers Min-hee, qui ne l'a pas lâché un instant des yeux.
Il lui présente un bref sourire.
— Tu me files un coup de main ?
Min-hee se lève, se plaçant à ses côtés. Ne voulant pas perdre de temps, Hyun-jae continue sa besogne, bras tendu, à redéfinir la courbure du museau du canidé. Min-hee prend l'élastique et se poste près de son profil, levant les bras et rassemblant ses cheveux en une demi queue de cheval. Il observe ses traits figés dans une concentration sans faille, les cils bas et les lèvres entrouvertes, les sourcils légèrement froncés. Hyun-jae est immergé dans ce qu'il fait, comme le sont actuellement Yo-han et Sung-jun. Il frôle inconsciemment les traits de son visage, les redessinent avec légèreté.
S'il y avait fait un minimum attention, il verrait que son regard et celui que Min-hwan porte sur Sung-jun sont bien similaires : fascinés.
Sans crier gare, Min-hee pose une main sur sa joue, une autre glissant sur sa taille pour le tirer vers lui. Hyun-jae ne revient à lui que lorsque Min-hee l'embrasse, fermant les yeux en se pressant contre son corps à l'odeur d'acrylique. Sung-jun mime un sifflement avec ses doigts, Min-hwan réprime un sourire en secouant la tête.
Bien qu'étant en couple, ils ne sont pas des plus démonstratifs, et sur le moment, Min-hee s'est juste dit qu'il avait vraiment envie de l'embrasser. Alors, l'étreinte est même un peu plus forte, sûrement catalysée par ce faible élan d'adrénaline qui pulse en eux. Quand ils se séparent, Hyun-jae a une main sur la hanche de son vis-à-vis et le regarde dans les yeux.
— C'était pour quoi ? lui demande-t-il avec un furtif gloussement.
— Pour rien, sourit Min-hee. Je t'ai trouvé sexy.
Min-hee s'éloigne de lui, Yo-han cible Hyun-jae d'un coup de coude et lui dit de se bouger le cul pour qu'ils finissent.
Le temps file, les formes deviennent plus précises. Ce n'est pas un travail qui se veut bâclé, Min-hwan et Min-hee n'en sont que conscients. Entre eux, Sung-jun, Hyun-jae et Yo-han ne parlent pas systématiquement de projets d'avenir ou de poursuite de rêves, mais quelque part dans les empreintes qu'ils laissent à chaque rasade de couleurs, il est possible de comprendre que ces trois étudiants qui ne démontrent pas toujours le sérieux le plus exemplaire, ont en eux quelque chose qui vibre.
Le loup a une patte levée, comme s'il tendait la main vers une entité invisible. Le pelage semble se présenter sous un œil achromate, des tons qui varient du gris cassé des pattes au noir profond des prunelles. La vision sans couleur est propre au canidé, forçant le spectateur à se mettre dans sa peau, ne lui laissant pas la liberté de se choisir en tant que proie ou prédateur. Il est simplement l'égal du loup qu'il observe, ni au-delà, ni en deçà. C'est un face à face.
Son regard est l'allégorie du calme et de la fureur, un œil qui dissèque par son hostilité mais qui apaise par la courbure plus douce de l'iris. Les mouvements de la fourrure miment le passage d'une bourrasque, désordonnés, vivants, chaque parcelle de sa majesté secouée en surface, sur un corps qui reste debout dans la tempête.
Dans la gueule de l'animal, bloquée entre canines et gencives rougeoyantes, un chapeau d'arlequin laisse filer contre le sol quelques gouttes sanguinolentes.
Min-hwan ne voit pas vite la symbolique. Sung-jun, calé contre son épaule, attend. Ils sont tous assis face à la grandeur de ce qu'ils ont créé.
— Ça représente quoi ?
Sung-jun chuchote, il a l'air un peu nerveux :
— C'est toi.
Les yeux de Min-hwan s'ouvrent plus grand.
La force endormie, solitaire, dont le calme est troublé par la couronne qu'il a coincée dans les tripes, qui le bâillonne et étouffe son hurlement. Le titre d'arlequin, de cinglé, et les mauvaises langues qu'il engendre. C'est Min-hwan.
Tous restent là en silence, Yo-han est complètement allongé sur l'herbe, visage dans le ciel. Il est trois heures et des poussières, ils sont tous dans un état un peu altéré, dans la torpeur de l'après.
Min-hee, dos contre le torse de Hyun-jae, observe à son tour les gravures au centimètres près. Il finit par faire une moue peu convaincue.
— Vous trouvez pas que c'est trop profond pour un crétin comme ce gars ?
Yo-han tourne la tête vers Sung-jun, puis tous deux regardent Hyun-jae.
Puis, Yo-han roule des yeux avant de se relever. Tout le monde suit son mouvement, Min-hee et Min-hwan se concertent, comme d'habitude, ils ont un train de retard.
Sung-jun fait un pas avec Hyun-jae. C'est à ce moment que Min-hwan remarque qu'ils n'ont pas montré tout ce que ce grand sac contenait.
— Tu cours vite ? demande Sung-jun.
Min-hwan papillonne des yeux.
— Quoi ?
— Est-ce que tu cours vite ?
Sauf que Hyun-jae semble momentanément s'être pris pour une espèce de super vilain invincible. Caillou en main, il cible une des fenêtres au hasard avant de le lancer de toutes ses forces contre le cadre.
Premier imprévu, il aurait fallu d'abord savoir si Min-hwan et Min-hee couraient vite – heureusement c'est le cas.
Deuxième imprévu, au lieu de juste rebondir dessus, la pierre est passée à travers le carreau dans un puissant bruit de cassure.
Troisième imprévu, un juron tonitruant brise le silence de la nuit.
— Putain c'est quoi ça !
La voix ensommeillée mais enragée de Yeong-ri, Min-hwan la reconnaitrait entre mille et tout le monde écarquille les yeux, pendant que Hyun-jae marmonne un « oups » spécial après connerie.
Tout le reste s'enchaine bien trop vite, Sung-jun et Hyun-jae se mettent à hurler de panique en se balançant le sac de bombes à tour de rôle. Yo-han leur ordonne de rappliquer avec Min-hwan et Min-hee près du mur, la fenêtre s'ouvre totalement et laisse émerger la silhouette pitoyable de Park Yeong-ri.
Plus de silence, juste un bordel de bruit.
Sung-jun plonge la main dans une grande poche du textile, extirpant gauchement deux grands bâtons colorés avant d'en lancer un à Hyun-jae. Dans la précipitation, Min-hwan ne voit pas de quoi il s'agit, il est pétrifié. Dans le reste du voisinage plusieurs terrasses s'allument, ils vont se faire pincer.
Bam !
Min-hwan et Min-hee sursautent, Yo-han se frappe le front. Puis ça se répète, bam bam bam ! Des bruits qui pètent aux quatre coins de la propriété, engendrant bientôt un véritable vacarme d'explosions.
— Les pétards ! C'était censé le faire demain matin !
L'effet domino, c'est rigolo.
Comparable à un champ de mine, un écran de fumée s'élève et plus personne ne s'entend. Comme une bande de dégénérés, ils se mettent à courir dans tous les sens en criant pour sortir de ce merdier.
Avec le regard les plus meurtrier du monde, Yeong-ri plaque ses mains à ses oreilles, à la limite d'écumer. Sung-jun et Hyun-jae lancent leurs bâtons au hasard dans la cour, l'un d'eux percute une des statues d'argile qui s'écroule et dont le bras tendu se brise.
— Oups, fait Sung-jun.
— T'es pas possible ! scandalise Hyun-jae.
— Tu peux parler ! T'as vu dans quel état tu l'as mis ? il désigne la fenêtre d'où le propriétaire a disparu. J'suis sûr que ton caillou l'a atteint aux couilles !
Nouvelle explosion, c'est un carnage, le bruit des pétards est alors agrémenté d'un puissant écran de fumée coloré, dû aux fumigènes qu'ils viennent d'abandonner dans le jardin. Reste à voir si maman et papa seront aussi laxistes quand à leur retour ils tomberont sur la nouvelle déco de leur véranda, et des transats tachés de rose, de rouge et de violet.
C'était la suite du plan, bien moins mature et responsable. Juste foutre le bordel, juste se défouler.
La grande porte d'entrée s'ouvre en un battement, le corps furieux de Yeong-ri bondit telle une créature démoniaque, il fonce dans le désordre. Panique à bord, encore plus, tous se carapatent et grimpent le mur quand leur bourreau trébuche sur ses chaussons.
Min-hwan voit Sung-jun, qui est le dernier de la ligue, encore à cheval sur la barrière de ciment.
— Descends ! Vite ! il l'appelle, main tendue vers le ciel.
Sung-jun éclate de rire, le genre de rire qui donnerait presque l'impression qu'il a inhalé un peu trop de substances chimiques. Il laisse son corps trépasser, et dans le mouvement, guidé par les instincts de survie, Min-hwan l'aide à se réceptionner avant qu'ils ne courent jusqu'au pick-up, poussent sur leurs jambes pour se hisser dans la benne et s'écrouler l'un sur l'autre quand le véhicule démarre en trombe, se rattrapant dans leurs bras.
Ils sont déjà loin quand sidéré, Yeong-ri se place en travers de la chaussée avec le souffle erratique.
Dommage pour toi, ils se sont barrés.
— Fait chier !
Il revient sur ses pas, traverse le nuage putride des vapeurs colorées. Il ne voit pas, il fait sombre et il est encore dans le coaltar.
— Je vais les tuer ! clame-t-il, la rage n'allant pas de pair avec la mégalomanie. Je vais buter ces enfoirés !
Mais dans sa propre implosion, son corps n'a pas encore complètement émergé, et il se prend dans ses pas, s'écroulant à genoux.
Il se met à respirer, une grande inspiration, celle qui précède généralement une sévère décadence.
Puis il se met à rire, ce qui rend le tableau inquiétant, son hilarité perçant dans le paysage déformé de sa propre propriété. Ce n'est pas effrayant, plutôt pathétique.
Il lève les yeux, les pupilles minuscules, tentant d'apprivoiser le venin qui lui irradie le corps.
Il se paralyse. Son regard se fige devant ce qui lui fait face, et lui-même.
Sa position, genoux à terre, le visage peinturluré et ses prunelles folles, la respiration suffocante. La lune et les étoiles répandent leur lumière sur le mur, il rêve de s'élever, mais aux yeux du monde, il semble juste là à supplier.
Ses yeux s'ouvrent en grand, l'angle de sa silhouette donne l'impression surréelle que l'animal l'a sous son joug. Yeong-ri plaque ses mains à sa bouche pour couper son cri de frayeur. Et tout prend sens, c'était son avertissement, sa leçon.
Le voilà dans la peau du cinglé, les couleurs de l'arlequin ancrées en lui, à genoux devant un loup prêt à le dévorer.
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