Point de non retour
La pluie s'abat en trombe sur le sol poussiéreux de la Ruche. Elle a creusé des sillons dans lesquels s'écoule une boue noirâtre, comme le pus le ferait d'une blessure infectée.
Diane est trempée. Elle lutte avec un bonnet trop petit sous lequel elle a noué ses longs cheveux.
Alors qu'elle patauge et que ses chaussures s'enfoncent , elle peste encore une fois sur l'IA et ses multiples processeurs qui décident de dérégler la météo de M1 dans l'objectif illusoire de recréer le monde tel qu'il existait avant la grande épidémie.
Stupide.
Rien ne sera jamais comme avant, à quoi bon ces simulacres ?
Transie de froid et grelottante, elle s'appuie sur le mur de la petite ruelle qui débouche sur l'Avenue du parc. Elle se maudit de n'avoir pas prit autre chose que sa veste de cuir, réduite désormais à une seconde peau détrempée. Elle n'est plus très loin de son objectif, mais une pause pour s'abriter est devenue nécessaire.
Que fait-elle vraiment dans la Ruche? Écouter les élucubrations d'un avatar et sur les seuls dires de celui-ci, braver les ordres de sa hiérarchie ? Quelle mouche l'a piquée...
Ton instinct, ma belle, tu écoutes simplement cette petite voix qui te pousse à venir ici.
Une grosse goutte s'écrase sur son nez, ce qui lui fait froncer les sourcils. Elle nettoie l'écran embué de l'holoportabe qu'elle porte au poignet droit. D'après l'engin, les lieux de l'incendie se situent à deux pâtés de maisons, soit quelques centaines de mètres.
À l'abri sous un escalier de fer et accoudé à une poubelle, elle peut déjà apercevoir l'artère principale.
Malgré la pluie qui s'abat avec une force inouïe dans l'ensemble de la Ruche, la foule compacte progresse dans la rue sans heurts, tel un gros serpent docile. Les gens se compressent les un contre les autres, et marchent d'un pas lent.
Diane déteste vraiment la Ruche. Le monde, la saleté, la vétusté.
Cette partie souterraine de M1 est marquée par les stigmates de l'ancienne civilisation.
Et la grille et la lumière qui émane de la ville supérieure n'y changent rien. La Ruche n'est qu'une tombe ouverte, un charnier, où les moins favorisés pourrissent encore.
Sans surprise, après un cycle de programmation, la pluie finit par baisser en intensité. Diane quitte la ruelle et s'engage dans l'avenue qui, elle, n'a rien perdu de sa densité.
Diane brandit son badge alors qu'elle progresse dans la foule, pour éviter d'être avalée par la marée humaine qui reflue.
En jouant de son autorité, elle parvient à s'extraire de l'artère congestionnée et rallie son objectif : la zone sinistrée par l'incendie qui a frappé deux semaines auparavant.
Diane réprime un haut-le-cœur de dégout, l'odeur de la suie lui assaille les narines.
Sur les lieux, Diane remarque que la délimitation du périmètre de la police est encore en place. Une barrière énergétique bleue encercle l'ensemble de la zone frappée par le feu.
C'est la première fois qu'elle met les pieds sur le lieu du sinistre. Elle contemple l'étendue des dégâts, et sent monter une colère sourde. Il y a eu très peu d'incendies dans la Ruche depuis sa création il y a plus d'un siècle. Mais à cette époque, alors que les survivants de l'humanité étaient condamnés à rester sous terre, des normes de sécurité draconiennes ainsi que mesure anti-incendie imparable avaient été mises en place. Plus de cent ans après, les mesures ont été abandonnées et les dispositifs anti-incendies devenus vétustes, ne sont plus fonctionnels.
Il faut vraiment être détraqué pour vouloir faire flamber la Ruche.
Ou vraiment vouloir faire disparaître quelque chose d'important, ajoute Cassandre.
À en juger par la croûte noirâtre qui recouvre les bâtisses, l'incendie a été dévastateur. Dans l'expansion la hauteur atteint les trente à quarante mètres par endroit, ce qui a facilité l'évacuation de la fumée et ralenti sa propagation. L'immeuble haut de trois étages et long de cinquante mètres a entièrement flambé.
Il s'en était fallu de peu. Si le feu avait pris a quelques centaines de mètres, juste à proximité du boulevard du parc...
Diane frissonne d'épouvante en se représentant la scène du feu et de la fumée brulante, dévalant les conduits, s'engouffrant dans les ramifications et tunnels, avalant les gens ; sans compter les dégâts qu'une panique aurait provoqués dans la foule qui peuplait la Ruche.
— Et puis merde, souffle-t-elle alors qu'elle enjambe la ligne du périmètre de sécurité.
Elle franchi le seuil de ce qui avait du être une porte, puis pénètre dans ce qui reste du hall de la clinique. D'après les donnés de son holo, le hall était pourvu d'un ascenseur à vide teslaique, et de deux escaliers qui s'arrêtaient à mi-hauteur et desservait une mezzanine puis continuait vers les étages supérieurs.
Un des escaliers est totalement détruit, les plafonds sont effondrés. La mezzanine est encore accessible par l'escalier de droite qui toutefois semble ne tenir que par une force invisible.
Qu'est ce que je pourrais trouver ici, dans ces ruines... surtout après trois semaines se questionne-t-elle. Et pourquoi ont-ils laissé périmètre de sécurité. Pour la sécurité des habitants...
...Ou pour tenir éloignés les curieux.
Elle progresse dans le hall, elle pointe le scan de son holo de poignet à la recherche d'indices qui auraient été laissés.
Pourquoi ne pas envoyer les scientifiques avec leur matériel de pointe plutôt que cette bonne vieille Diane ?
Elle prend son temps et passe en revue chaque recoin roussi du vestibule. Helas, elle doit se résigner ; son errance dans les ruines roussies par le feu est infructueuse. Pas l'ombre d'une trace.
Par acquis de conscience, elle consulte son holo de poignet.
— Scan thermique, dit-elle à haute voix.
— Scan thermique actif, répond l'holo.
Le scan thermique doit pouvoir détecter une présence sur les lieux qui pouvait remonter jusqu'à deux jours. Évidemment, ce genre de scan n'a pas pu être lancé dans le laps temps qui a suivi la fouille, car la mesure de température aurait été faussée par les lieux encore maculés des traces thermiques de l'incendie.
Diane sait que de passer l'ensemble du hall au scan va être long et fastidieux et risque d'ête inutile. Après tout il est fort probable que des curieux soient venus sur les lieux pour alimenter leur imaginaire ou chercher des trophées parmi les cendres.
Mais Diane est du genre têtu , et les considérations pragmatiques viennent souvent se heurter à son instinct, qui est chez elle aussi développé que capital lorsqu'il faut prendre des décisions.
Ce contact mystérieux rencontré dans l'Alterné n'a déclenché aucune alarme chez elle.
Diane commence à balayer le rayon lumineux et consulte par intermittence l'image qui apparaissait au-dessus de son poignet. L'imagerie thermique est froide dans la zone qu'elle inspecte. Elle progresse vers le centre du hall, et remarque quelques pas, la trace est infime, mais cela peut être suffisant.
— Datation thermique
— Deux jours trois heures et vingt-deux minutes, lui répond le programme dans son intra-cranien.
Que peut-elle bien faire de cette donnée ? Si Mat était la, il en aurait pu extrapolé un scénario. Il a beau l'agacer la plupart du temps avec son débit de parole et son côté m'as-tu-vu, elle lui reconnait un talent qui en ce moment lui fait défaut.
— Taille d'empreinte ? se hasarde-t-elle
—28, répond le programme.
La taille de pieds d'enfants. Rien de pertinent. Une bande de mômes est venue jouer ici
Elle souffle avant de recommencer à balayer la salle. Elle plisse le front et affute son regard. Un faible écart de température est difficile à observer et requiert toute l'attention de l'analyste.
Tu perds ton temps. Va donc aux Bribes et descend toi quelques Gorska plutôt que te souiller dans cette ruine !
Comme à chaque fois qu'elle est dans une situation de stress, Cassandre se manifeste.
Mais Diane reste concentrée. Elle quitte le centre du hall et se dirige vers ce qui reste des escaliers.
Rien de pertinent la non plus.
En repartant vers le centre de la pièce, elle remarque la présence de deux badauds . Ils passent à côté des barrières et l'observent. D'un signe de la main, Diane leur fait comprendre qu'ils ne sont pas les bienvenus. Il reprennent alors leur route.
Une heure plus tard, elle se rend à l'évidence. Rien ici. Nada.
Le contact lui a menti ou alors il s'est trompé.
Pourtant il l'a aidé avec le fichier. Les codes ont fonctionné. Pourquoi lui mentir maintenant ? Cela n'a aucun sens.
Non, elle a dû louper quelque chose, c'est certain.
Dans la logique de son mystérieux contact, l'incendie doit être lié d'une manière ou d'une autre à ce cercle d'influence dans le conseil qui en a après elle, suite à son incursion chez Lebal.
Toujours en suivant cette logique, l'incendie a dû être provoqué pour effacer des traces... Mais des traces de quoi ? Et le lien avec le tueur ?
Elle s'assoit sur une marche d'escalier noircie et fait l'inventaire des hypothèses probables.
Quel pourrait être le rapport entre ce qu'elle a découvert dans les laboratoires Lebal, le groupe du conseil, le lieu incendié et... la série de meurtres ?
Il est dans la Ruche Diane, lui souffle Cassandre. Loin des lumières.
— Mais encore ? se répond Diane à haute voix.
Laboratoire, isolé, cercle d'influence...
Les mots tournent en boucle dans sa tête. Sans pour autant donner, forme à une idée
Ruche, incendie...
Quel est ce lien ?
— Procédons par logique, dit-elle de nouveau à haute voix.
— Le laboratoire signifie recherches, c'est le rôle de Lacroix dans cette équation. Ici, c'est un lieu supposé abriter un laboratoire, mais dans ce cas, pourquoi ces recherches seraient faites ici plutôt que dans l'énorme Clinique ?
— Parce que... ici c'est isolé, ce qui renvoie au secret, au cercle d'influence qui dirige, commandite. Ce cercle ne veut pas que les activités soient connues des autres membres. La clinique doit répondre au conseil et à l'IA donc, ils décident de disparaitre des projecteurs et...
Diane se lève et parle un peu plus fort, comme si hausser le ton donnait de la force à sa réflexion.
— Ils se créent un laboratoire, clandestin ! La Ruche est le parfait endroit, la mafia à de l'influence de plus le laboratoire est sous terre et...
Diane se fige.
Sous terre !
Diane active son holo de poignet et se dirige d'un pas rapide vers l'ascenseur. Bien sûr, le plan du building ne mentionne pas l'existence d'un sous-sol, mais dans la perspective selon laquelle ce building a abrité un laboratoire clandestin construit selon la volonté d'un groupe influent au conseil, cela change bien des choses.
— Scan thermique, dit-elle à nouveau d'une voix assurée, lorsqu'elle est proche de l'ascenseur
— Fais le focus sur la différence de température de l'air, filtre tout le reste.
— Bien reçu
Si, comme elle le pense, il peut y avoir un accès sous-terrain, elle percevra un courant d'air. La différence de température sera perceptible.
Lorsqu'elle aperçoit dans l'image holo la fluctuation d'air matérialisée sous la forme d'une image numérique, elle sourit.
Je t'ai eu. Je t'ai eu !
Bien maintenant reste le plus dur. Comment entrer dans le laboratoire ? L'entrée est obstruée par la cabine d'ascenseur cabossée.
Sans trop y croire, elle donne un coup de pied sur la porte fermée. À part un bruit de métal et une douleur au petit orteil, rien ne se produit.
Puis Diane tente d'insérer ses doigts dans l'interstice entre les deux portes. La encore, elle échoue, il n'y a de pas prises et quand bien même sa force n'aurait pas suffi.
T'aurais dû te faire greffer des implants musculaires ! C'était homologué par la police. Pourquoi ne l'a pas tu fais ?
Diane a épuisé toutes les options à sa disposition, mais pas question de renoncer.
Reste un épineux dilemme.
Elle peut très bien passer par la voie légale et faire appel au central. Elle n'aurait même pas de mal à justifier l'intervention qu'elle aurait reliée à la fameuse enquête qui tenait tant à cœur à Wilkins. Mais cela signifie qu'elle s'expose au grand jour.
Elle est déjà dans le collimateur. Là ils auraient juste à appuyer sur la gâchette.
La voie légale n'était pas envisageable. Alors que lui reste-t-il ?
Tu sais qui tu peux appeler Diane, tu sais qu'il te rendrait service...
Pas question ! Pas question de l'appeler lui !
Diane n'a pas à réfléchir longtemps... un message, non signé s'imprime dans son interface oculaire
— Ne reste pas là. Ils savent que tu es ici !
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