— Je vous ressers quelquechose ? Brad porte un plateau chargé de bouteilles.

 Son torse musclé est moulé par un t-shirt noir sur lequel danse un crâne mauve luminescent qui se déforme au rythme de la musique.

— Un Gorska sans glace pour moi, répond Diane, sans quitter la table holographique sur laquelle reposent déjà quelques verres vides.

Phil agite les mains et lui adresse une moue de dégoût.

— Pareil que Diane, mais avec de la glace merci, dit Marc.

Brad s'exécute avec adresse, et repart, tout sourire, derrière le bar.

— T'as du goût Diane, c'est un beau type, dit Mat les yeux mi-clos.

Puis il se laisse aller sous les manœuvres du sofa polymorphe.

Diane lui répond par un doigt d'honneur, ce qui déclenche le rire de  Phil, déjà ivre.

Elle sourit malgré elle. Elle est toujours de meilleure humeur aux Bribes Electriques

Ce bar branché de la périphérie c'est son repère ; qu'elle ne partage qu'avec quelques ses amis, parias, rebelles, ou intellectuels philosophes qui viennent refaire le monde autour de quelques verres.

À vrai dire, la rébellion ou la philosophie ce n'est pas son truc ; elle y vient uniquement pour l'ambiance : les tables en bois, les câbles qui sortent des murs décharnés, les e-dreamers connectés dans les espaces clandestins de l'Alterné avachis sur les coussins entassés, le cerveau en ébullition. Et puis il y a ce bar unique au centre du bar, qui encercle un arbre synthétique strié de veines argentées qui palpite au rythme de la musique.

Elle apprécie l'alcool. Il est bon marché et coule à flots . Diane et ses collègues, comme une grande majorité, apprécient la spécialité de la maison, le Gorska, un dérivé de vodka modifié par les arti-généticiens, inventé au temps de la ruche et remis au goût du jour par quelques artistes.

Même s'il n'est pas tard, la fatigue commence à se lire sur le visage creusé de Marc.

— Je n'arrive pas à comprendre pourquoi tu veux qu'on opère « off the grid » Diane ? Marc est troublé par l'orientation de l'enquête. De tous, il est celui qui respecte le plus le protocole. Un modèle d'intégrité reconnu par ses pairs.

Diane relève la tête et le fixe alors droit dans les yeux.

— Écoute, je sais que ça peut te paraître étrange, mais toute l'affaire sent mauvais, et j'ai peur qu'une opération dans nos locaux puisse être compromise.

— On a tous compris ça, mais tu pourrais développer un peu ? Tu veux parler de... quoi au juste ? Wilkins ? C'est parce-qu'il veut que tu sortes de l'enquête ?

Le nom du Patron de la police réveille  Mathieu.

— Nan, fit-il avec une force qui surprend ses collègues. Ma main à couper que Wilkins ne trempe pas dans ce genre de truc, affirme-t-il. J'ai un don pour les sentir les pourris et lui, c'est juste un sale Con.

Phil ricane à sa remarque et les deux comparses trinquent en cognant leurs verres.

— On est tous d'accord pour dire que c'est un con.

Vers 21 heures, le bar commence à se dépeupler et seuls quelques e-addict restent branchés à l'arbre central, alors que la piste de commudance ne compte déjà plus qu'une poignée d'irréductibles. Du côté de l'équipe de Diane, la fatigue se lit sur chacun des visages.

Diane n'a pas changé de posture et semble rivée aux images holos qu'elle manipule sans cesse.

Marc bâille sans retenue.

— Bon, ce n'est pas que je ne t'aime pas, mais j'ai une famille et je dois rentrer chez moi. Ma fille de quatre ans me regarde des fois comme si j'étais un étranger. Et ma femme va devenir folle à force de vivre avec un fantôme.

— Bah, au moins t'as une vie de Famille rétorque Phil. Moi j'ai juste un serpent et ce n'est même pas un vrai. Et je passe ma vie dans les jeux virtuels de l'Alterné... D'ailleurs j'ai un mage bien stuffé qui n'attend que moi pour aller cuire des gobelins.

Mat ouvres  les yeux et saisit son verre de Gorksa qu'il finit d'un trait.

— Bon ba puisque tout le monde s'en va... Je vais aller traîner à Hadès. J'ai fait la rencontre d'une fille un peu folle qui veut qu'on se fasse un échange mémoriel et un trip renversé. On va échanger nos perceptions pendant qu'on baise ! Dingue ça non ?

Marc grimace de consternation et enfile son blouson.

— Et toi tu restes, j'imagine ? dit-il

— Oui, t'imagine bien, je reste, répond Diane. Je vais m'occuper du décryptage. Je vous tiendrai au courant.

Diane attend que ses collègues sortent du bar pour profiter d'un moment de répit. Elle s'allonge dans le  sofa, tend ses pieds sur la table holo, sort une cigarette de son blouson, l'allume et inspire une large bouffée qu'elle laisse s'échapper par les narines. Puis, elle se laisse bercer un moment par la musique électrique lancinante qui provient de la salle de danse. Les quelques e-dreamers qui étaient encore connectés à l'arbre central communient dans une chorégraphie, tous guidés par l'ordinateur qui projette des lumières pastel dans toutes les bribes. L'alcool, la musique répétitive ainsi que la fatigue commencent à la faire glisser doucement dans le sommeil. Elle se sent bien. Sensation tellement rare.

Tu crois qu'il est le temps de dormir ?

Laisse-moi juste un peu de répit, veux-tu ?

C'est toi qui décides.

Mais Cassandre a raison, elle dormira plus tard, lorsque l'affaire sera terminée ou bien lorsqu'elle sera tirée d'affaire et que son poste ne sera plus menacé.

Elle serre les dents puis ouvre les yeux, et finalement elle s'extirpe du canapé en rassemblant ses esprits. Ensuite, elle prend la direction du bar.

Shayn, la flamboyante serveuse à la crinière violette a rejoint Brad qui doit bientôt finir son service.

Diane s'accoude au bar et salue Shayn, qui ne la remarque  pas. Elle lève la main pour attirer l'attention de Brad, affairé à ranger les verres.

— Diane ? Tu veux une tournée supplémentaire ?

— Non, répond Diane, il faut qu'on discute. J'ai besoin de toi.

Brad acquiesce, sort du bar et invite Diane à le suivre.

Les deux prennent ensuite place autour d'une des tables libres au fond du bar pour s'isoler.

— Tu veux quoi Diane au juste ? Brad affiche un visage plus soucieux que d'habitude.

— J'ai besoin que tu décryptes un truc pour moi. Écoute, je pense que c'est énorme et je ne voudrais pas que ça se sache au bureau. J'ai besoin d'une personne de confiance, en plus y'a pas meilleur que toi pour ce job.

Brad sourit, mais plus pour montrer les dents que pour exprimer sa satisfaction.

— Je fais des avatars Diane, je t'ai aussi fait quelques outils de hack, mais je fais plus ça maintenant.  Mon ancienne vie ne me manque pas du tout.

— Je sais que c'est pas vrai Brad, à chaque fois que tu fais un truc pour moi, je vois bien que t'as le regard qui brille. On dirait un gamin devant une montagne de jouets.

— Écoutes Diane, vraiment je...

— Brad, le coupe-t-elle. Je ne te le demanderais pas si je n'en avais pas  besoin. T'es  la seule personne que je peux mettre sur ce coup. Mais au pire si tu ne veux pas, je ferai appel à quelqu'un d'autre, un pirate que je pourrai voir sur l'Alterné ou bien...

Brad se renfrogne.

— Prévisible, j'étais sûr que tu me dirais ça, tu sais très bien que je ne peux pas te laisser risquer ta réputation et ton job auprès des escrocs ou des amateurs qui pullulent sur l'Alterné Clandestin. Écoute, OK. Je veux bien faire ce cryptage, mais après oublie moi d'accord.

— Je ne peux pas te promettre ça. Diane écrase sa cigarette dans le cendrier. Le mégot  est immédiatement absorbé par l'aspirateur de table.

— Mais je vais essayer. J'ai rangé ça dans un coffre de l'Alterné on se branche et on se retrouve à notre endroit pour que je puisse te le donner ça te va ?

— Bien, laisse-moi juste le temps de me changer. Je quittais le service de toute façon. Tu te connectes chez toi ou tu restes aux Bribes ?

— Je préfère aller chez moi, on se retrouve dans vingt minutes ?

— OK, vendu, le temps de sortir de prendre une douche et je te rejoins. Il sourit, et ajoute, les yeux pétillants. Tu peux aussi venir chez moi, et on se connecterait à deux.

— Tentant Brad, répond Diane, mais ce soir je reste Diane l'inspectrice, promis que bientôt Diane la féline viendra te rendre visite.

— Tant pis, j'aurai au moins essayé.

Ne tire pas trop sur la corde, menace Cassandre, c'est un des rares à t'apprécier.