Plusieurs jours sont passés depuis que j'ai appris la vérité au sujet de Pearl. Le plus pesant dans tout ça a été d'être confronté au visage d'Ashton pendant les cours, à aucun moment je ne lui ai dit que je connaissais la vérité et son regard semblait si insistant, comme s'il attendait de voir ma réaction. Que veut-il que je dise ? Je ne peux pas le blâmer mais je ne vais pas non plus le féliciter, cette situation est tellement délicate. Tuer quelqu'un vous détruit à vie, mais manquer de le tuer et bousiller sa vie, je pense que ça vous détruit également et à présent c'est ce que je lis dans les yeux d'Ashton... Il a voulu la protéger de sa famille mais il n'a fait qu'empirer les choses.

Et aujourd'hui Pearl est chez moi. La fille dont il était tombé amoureux, plus rien ne les lie ensemble si ce n'est leur tragique passé commun... Je triture nerveusement la gomme de mon crayon lorsqu'un petit bout de papier atterri sur ma table. Etonné je redresse vivement la tête et ne mets pas longtemps avant de comprendre que ce papier vient d'Ashton. Il me regarde encore et encore à tel point que mes joues virent au rouge et que je repose mon attention sur le cours particulièrement chiant de cet après-midi.

Voyant que je ne réponds pas, un autre bout de papier se retrouve sur ma table, puis un autre et bientôt je me demande si je ne vais pas me recevoir le cahier complet en pleine figure, alors j'ouvre le premier bout de papier, sûrement le plus important.

« Est-ce que tu as parlé avec Pearl ? »

Je déglutis et me tourne vers lui pour simplement hocher la tête. Je ne fais rien de plus si ce n'est lui accorder un regard désolé alors que ses yeux à lui se voilent, ses épaules s'abaissant d'un étage sous le poids d'une culpabilité qui m'est impossible de lui enlever. Il mordille sa lèvre inférieure avant de déchirer un autre bout de son cahier, lequel bout ne met pas longtemps à arriver sur ma table.

« Je l'aimais Calum, je n'ai jamais voulu lui faire du mal. Crois-moi je t'en prie... »

Je déchire un morceau de mon cahier et commence à griffonner quelques mots lorsqu'une main robuste se pose sur ma table, faisant trembloter les petites boules de papiers, lesquelles se retrouves rapidement dans la-dite main de mon professeur d'économie. Pour ma part je n'ose même pas redresser la tête, c'est sûrement trop tard.

«- Eh bien Monsieur Hood, je vous imaginais plus mature que ça. Envoyer des boules de papier à ses camarades comme un vulgaire gamin mal élevé –Je l'entends qui ironise au-dessus de moi- Et qui est donc votre heureux correspondant ? Mh étant donné la qualité de l'écriture je dirais qu'il s'agit de Monsieur Irwin ? –Je tourne légèrement la tête pour voir Ashton acquiescer sans même une hésitation- Très bien au moins vous avez le cran d'être honnête. Pour vous féliciter messieurs vous aurez l'honneur de rester deux heures de plus ce soir, cela devrait vous permettre de communiquer plus facilement. »

Je laisse retomber mes bras sur la table, poussant un grognement sourd au travers de mes dents serrées. Ma mère va sûrement se poser des questions et je ne pense pas qu'apprendre que son Lord de fils a reçu une retenue va la ravir. Je passe mes nerfs sur mon crayon à papier lorsqu'une autre pensée traverse mon esprit. Otalia !

Elle va sûrement préparer le Blind Tea, lequel attendra bien sagement dans ma chambre... Sauf qu'il aura le temps d'être bien trop infusé et bien trop froid pour moi. Je vais perdre et je ne pourrais même pas le boire. Je déglutis et prends le risque d'attraper mon téléphone pour prévenir Michael, demandant à ce dernier de faire reporter mon Thé de 17 heures à 19 heures. Pour rien au monde je ne veux louper ça car depuis le second Blind Tea, elle ne m'a fait que des thés normaux, ou du moins sans énigme. Etrange.

*

«- Je suis désolé –Murmure Ashton alors que nous entrons en salle de retenue- J'aurais dû être plus discret je crois.

-Tu crois ? –Je lève les yeux au ciel avant de m'asseoir lourdement sur une chaise libre-

-Je voulais juste savoir –Il se met sur la chaise face à la mienne, sortant un livre de son sac- Tu sais tout à présent n'est-ce pas ?

-Bordel Ash ce sujet est clos, je ne veux p...

-Tu as vu ses yeux ?

-Oui j'ai vu ses yeux et je sais qu'elle elle n'a pas vu les miens et qu'elle ne les verra jamais ! Tu es content ?

-Est-ce que... Est-ce que Pearl a dit quelque chose à mon sujet ? –Dit-il en faisant semblant de lire son livre- Est-ce qu'elle m'en veut toujours ? Dis-moi la vérité Calum.

-Je ne sais pas s...

-Je t'ai dit tout ce que je savais tout simplement par amitié alors que j'aurais pu continuer de me taire ! Tu pourrais au moins me remercier et faire un geste tu ne crois pas ? »

Cette fois-ci ses yeux sont noirs de colère et me fixent sans ciller. Bien-sûr que je devrais lui rendre la monnaie de sa pièce, mais comment lui dire qu'elle ne veut plus le voir car elle a peur qu'il lui arrive quelque chose et non pas parce qu'elle lui en veut ? Sans compter que j'ai promis à Pearl de ne rien dire... Je déglutis et fais un simple non de la tête, priant pour que le mensonge ne se lise pas sur mon visage.

«- Elle n'a rien dit sur toi, juste qu'elle est consciente que c'était un accident et qu'elle ne veut plus en parler. Sinon elle ne m'a rien dit de méchant à ton sujet. Satisfait ?

-Dire que tout pourrait être différent à l'heure actuelle...

-Crois-moi je suis bien le premier à avoir espéré que les choses aient pu se passer différemment.

-Ta sœur ? –Il demande timidement-

-Oui et mon domestique Barton.

-Tiens en parlant de lui, tu as toujours en tête ta stupide idée de voyage ?

-Oui, j'attends encore la confirmation de Michael mais je pense que je vais bientôt en parler à mes parents.

-Jamais ils n'accepteront Calum.

-Peut-être que si.

-Enfin regarde, ta propre mère ne te laisse même pas venir seul au pique-nique d'un ami de peur que tu couches avec une trainée. Tu ne penses pas sérieusement qu'elle te laissera parcourir le monde avec le domestique qu'elle apprécie le moins ?

-Elle n'aura pas le choix, je suis majeur et si j'ai envie de partir alors je partirais.

-Ne prends pas le risque de te mettre ta famille à dos, on ne sait jamais ce qui peut nous retomber dessus après ça...

-Le seul risque que je prends c'est celui d'être libre et à mon avis ça mérite d'être tenté.

-Tu vas amener Pearl ?

-Je le lui ai proposé mais Michael a refusé.

-Parce qu'elle est aveugle ?

-Oui –Je triture nerveusement les bords de mon sac- Je suis sûr que Michael à tort, ça lui ferait du bien de voyager.

-A quoi bon si elle ne voit pas ?

-Elle doit bien ressentir les choses non ? –Je demande et tous deux nous haussons les épaules-

-Du coup si elle ne vient pas, qui va s'occuper d'elle ?

-Otalia, la domestique de mes parents.

-Celle qui plait à Luke ?

-Alors elle lui plait vraiment ? –Je demande avec un sourire amusé-

-On dirait bien –Glousse le bouclé- Je crois qu'il a plus hâte de revenir chez toi pour la voir que pour te voir toi.

-Il a une copine, il devrait faire gaffe.

-Oh tu sais ces derniers temps il n'est pas très stable niveau copine.

-Sérieusement ? Il a encore rompu ?

-Oui mais... Je crois qu'il nous ment.

-Comment ça ? –Je murmure surpris-

-Il n'arrête pas de dire que c'est lui qui les plaque, mais je crois que c'est l'inverse. Ou du moins depuis peu –Il se penche vers moi pour chuchoter derrière son livre ouvert- J'ai surpris Molly Banks l'autre jour, c'est une de ses ex et elle se moquait ouvertement de lui. Je n'ai pas bien entendu de quoi elle parlait car Luke m'a attiré loin du groupe de filles, mais je suis certain que ça avait à voir avec leur rupture.

-Etrange que Luke ne t'ait rien dit.

-Nous avons tous nos petits secrets et il serait temps que tu comprennes que certains secrets valent mieux d'être cachés.

-Tu m'en veux toujours de t'avoir tiré les vers du nez ?

-Oui. Je ne dis pas que j'avais oublié ce moment de ma vie, mais je n'avais pas forcément envie de le revivre et de me justifier... Mais bon, tu es comme ça et on doit s'y faire. Par contre ne vas pas embêter Luke avec tes questions, je crois qu'il a réellement besoin d'être seul.

-Ou avec Otalia –Dis-je avec un sourire malicieux-

-Rappelle-moi de ne jamais plus te confier de secrets. »

Il lève les yeux au ciel et fait semblant de lire avant d'esquisser un petit sourire face à mon regard amusé. Finalement je crois que cette retenue nous a fait du bien à tous les deux, bien qu'une fois son sourire effacé je devine la tristesse sur ses traits. Certaines blessures ne se referment jamais, on fait juste semblant de sourire pour se donner l'illusion que tout va bien.

Ma blessure à moi s'appelle Mali.

*

C'est aux alentours de 19 heures que je rentre enfin chez moi. Comme je m'y étais préparé je me fais sermonner par ma mère, laquelle me rappelle les règles de bienséances et les obligations d'un jeune Lord quant à sa réputation. Elle n'a de cesse de s'époumoner, tandis que mon père se contente de lui demander de baisser d'un ton afin qu'il puisse continuer de lire tranquillement son journal. Je crois d'ailleurs que c'est ce manque d'intérêt de la part de mon père qui achève ma mère, cette dernière prenant congé de nous en claquant violemment la porte derrière elle.

«- Et moi qui pensais que ça n'allait jamais t'arriver –Glousse doucement mon père derrière son journal-

-Quoi donc ?

-Ta première retenue voyons ! Je pense qu'on devrait fêter ça.

-Vous... C'est une blague ? –Je demande avec stupéfaction-

-Du tout, je me demandais si réellement tu allais passer toute ta scolarité à jouer le bon petit Lord. Je suis satisfait de voir que ta mère ne t'a pas tout à fait lobotomiser mon fils !

-Mais... Ne devriez-vous pas plutôt me sermonner ?

-A quoi bon ? Tu as 22 ans Calum, pas 5 ans. C'est à toi de faire tes choix désormais.

-Si seulement vous pouviez briefer Mère là-dessus ce serait bien aimable à vous.

-Oh mais je l'ai fait mon grand, cependant elle ne m'écoute pas. Tu es le dernier enfant que nous ayons et que nous aurons.

-Ne me dites pas que ça ne vous tente pas de refaire un troisième Hood ? Je suis sûr que Mère serait ravie de pouvoir inculquer ses discours vieillots à un bébé qui lui devrait être un meilleur Lord que Mali ou moi.

-Non pas que nous ne voulons pas, mais nous ne pouvons pas.

-Pourq...

-Comment comptes-tu fêter ça ? –M'interrompt mon père-

-Mais je n'ai pas l'intention de fêter ça, je n'ai rien fait de particulier –Dis-je hébété-

-Alors que comptes-tu faire pour continuer sur cette voie ?

-La voie de l'insolence ? –J'ironise-

-La voie de l'indépendance –Me répond ce dernier avec un clin d'œil, fermant son journal pour me donner toute son attention-

-Oh... Et bien il est vrai que ces derniers temps j'ai réfléchi à un projet.

-Quel genre ?

-Un voyage –Dis-je d'une petite voix alors que mon père m'encourage à continuer- J'aimerais retourner à Londres.

-Pour voir ta sœur ?

-Pour... Retrouver Barton.

-Oh je vois –Il semble hésiter un instant- Tu comptes partir seul ?

-A vrai dire je comptais partir avec Michael.

-Sauf que ce dernier ne voudra pas quitter sa sœur n'est-ce pas ? –Je redresse vivement la tête- Tu avais oublié que moi aussi je connaissais Opaline Clifford on dirait.

-Je... C'est vrai que je n'en avais plus souvenir. Vous... Vous al connaissez bien ?

-Suffisamment pour la laisser se cacher ici.

-Même pour ses... Yeux ?

-Oui je suis au courant. Et donc vous allez la laisser de côté ? -Il fronce les sourcils-

-C'est Michael ! Enfin... C'est vrai qu'après avoir découvert la vérité je me suis dit que ce n'était pas réellement une bonne idée de l'amener avec nous.

-Pourquoi ça ?

-Elle nous... Ralentirait ? –Dis-je peu sûr de moi-

-Ne juge pas une personne à cause de ce qu'elle a perdu et réfléchis plutôt à ce que ça a pu lui apporter.

-Comment ça ? –Je demande un tantinet vexé par le reproche dans la voix de mon père-

-Je pense que ce serait une bonne idée qu'elle vienne avec vous plutôt qu'elle ne reste ici.

-Elle sera avec Otalia...

-Otalia est souvent sollicitée ces derniers temps, Cyann n'est plus là et si en plus Michael est absent alors la jeune Clifford sera véritablement toute seule.

-Vous pourriez vous occuper d'elle.

-Je ne peux pas Calum –Dit-il en me montrant sa jambe- Non vraiment cette petite a besoin de s'évader, elle est restée trop longtemps prisonnière d'un silence maladif et de sa crainte de l'inconnu.

-Donc dois-je comprendre que vous me donnez la permission de partir ?

-Tu n'as pas besoin de demander la permission Calum, à ton âge ta sœur ne le faisait et elle avait bien raison.

-Mali n'a pas atteint les 22 ans –Dis-je tristement-

-Je sais, c'était une image. Cependant elle au moins elle osait prendre les devants, alors à toi de prouver que tu es bien un Hood.

-Et concernant Mère ?

-Tu sais très bien qu'elle refusera. J'essaierais de lui parler, mais n'oublies pas que ta vie t'appartient. Nous sommes tes parents certes, mais notre rôle a été de te protéger jusqu'à ce que tu sois capable de te protéger toi-même et aussi de protéger autrui. Aujourd'hui tu en es capable. Tu es assez grand pour savoir ce que toi-seul a envie de faire. Alors fais-le mon fils, sinon tu regretteras plus tard. »

*

Lorsque je rentre dans ma chambre je remarque tristement l'absence du plateau à thé et aucune odeur ne me laisse deviner qu'à un moment quelconque Otalia est venu m'en apporter.M'a-t-elle oubliée ? Mon père m'a dit qu'elle était souvent prise ces derniers temps, sûrement est-ce pour ça qu'elle ne prend plus le temps de jouer au Blind Tea avec moi. Je soupire et ouvre le tiroir duquel je sors le bracelet de Barton. Aujourd'hui je me sens prêt à prendre mon envol et je veux qu'il soit fier de moi, je veux voir ses yeux s'illuminer en me voyant face à lui, libre. Je serre le bijou contre ma poitrine et à peine ai-je le temps de le ranger que Michael débarque dans ma chambre, un petit plateau dans les mains.

« -Votre thé Monsieur –Sourit ce dernier-

-Tu as l'air de bonne humeur, ça change de ces derniers jours.

-J'ai beaucoup réfléchi Monsieur et... Et je crois que je suis prêt à vous suivre.

-Vraiment ? –Je demande en me redressant, finissant de fermer mon tiroir avec mon pieds ce qui attise la curiosité de Michael un tiers de seconde-

-Oui, je viens avec vous à Londres. Et n'importe où d'ailleurs. »

Mon visage s'illumine et j'attends qu'il ait posé le thé en sécurité pour venir l'étreindre. Non pas que j'ai peur de voyager seul, mais comme avec Barton, j'ai presque grandi aux côtés de Michael. Il est comme un frère pour moi et je pense que partir avec un proche est parfois bien plus bénéfique que de partir seul.

« -Le thé risque de vous manquer quand nous serons partis –Se moque mon domestique-

-Oh je pourrais demander à Otalia de me faire des réserves. C'est elle qui t'a donné le plateau ?

-A vrai dire je l'ai trouvé comme ça dans la cuisine –Il hausse les épaules- Je suppose qu'elle est trop occupée pour vous l'amener et je ne voulais pas que ce soit Audréaline qui vous l'apporte.

-Tu es jaloux d'elle ?

-Du tout ! Juste que c'est moi votre domestique attitré à la base, pas elle. En dehors de ça je sais qu'elle est sympa, elle aide beaucoup Otalia et la dernière fois elle s'est même occupée de Pearl.

-Elle connait ta sœur ?

-Oui et elle l'a prise sous son aile comme Otalia et Cyann avant elle. Je pense que son handicap l'a beaucoup touchée et elle m'a dit qu'elle comprenait le sentiment de Pearl, celui de chercher des repères auxquels s'accrocher, car elle-même en cherchait depuis qu'elle avait quitté Paris et elle les a trouvés ici.

-Donc si je résume bien, tu es jaloux d'elle mais tu en pinces pour elle ?

-Qu... -Ses joues deviennent vite rouges- Non ! Je dis juste qu'elle aussi n'a pas eu une vie facile et que je suis content que Pearl se trouve ainsi entourée de personnes compréhensives.

-Donc tu ne vois plus d'inconvénients à partir sans elle ?

-Non, elle sera bien mieux avec les filles qu'avec nous.

-Peut-être as-tu raison. »

Cependant je reste d'accord avec mon père. Pearl a besoin de s'évader, mais peut-être cette phrase avait-elle un double sens. Après tout le fait de s'évader ne nécessite pas obligatoirement un voyage au sens physique. Je devrais méditer là-dessus.

Alors que mon euphorie redescend petit à petit je la sens dégringoler tout d'un coup lorsque je remarque qu'une fois encore Otalia n'a pas laissé de mot avec le thé. Etait-ce la fin du Blind Tea ? Inconsciemment ça me ramène en arrière, lorsque la mort de Mali avait forcé le destin et que je m'étais retrouvé tout seul à jouer...Sauf qu'on ne peut pas jouer seul à ce jeu.

Et je ne veux pas me dire qu'une fois encore j'ai perdu ma camarade de jeu, cette 'pas-si-mystérieuse' O qui m'a fait renouer avec un plaisir oublié de mon enfance.

Je veux continuer à jouer et oublier mon chagrin.

Je trempe le bout de mes lèvres dans le liquide foncé avant d'en avaler quelques gorgées. Fruit du Dragon... Un des thés préférés de Mali...

Je frotte mon visage sous le regard intrigué de Michael.

Je crois que ce voyage me fera le plus grand bien.