Mission 19 : livrer
Daniel se tend, puis brandit le club de Golf qu'il tient entre ses mains gantées. D'un mouvement souple et maitrisé, il envoie la balle loin dans la clairière de la forêt de sapins de Corporate. Des petits lapins joueurs courent après la balle. Cette dernière atterrit non loin de l'entrée d'un terrier, roule sur quelques centimètres, mais s'arrête sans y entrer.
Daniel soupire en souriant, il manque encore de pratique.
— Je t'ai connu un meilleur swing par le passé.
L'homme au costard blanc se retourne pour regarder celui qui vient de faire cette remarque pleine de sous-entendus. Al lui rend son sourire, un club de golf sur l'épaule.
— Tu es bien placé pour le savoir c'est vrai. Surenchérit Daniel. J'avais peur que tu ne viennes pas.
— Mon ami me propose de faire une pause : j'avais une raison de refuser ?
— Oh oui, pleins : la fatigue, un rendez-vous, le travail, une Cathy ...
Al ne dit rien et prend une balle dans le sac avant de se positionner. L'ange surenchérit :
— Je suis jaloux des réactions qu'elle te provoque.
Daniel affiche une expression d'amusement tandis que Al donne un coup net et précis dans la balle qui s'élève dans les airs.
— Que veux tu dire ?
Le projectile tombe directement dans le trou du terrier. Deux secondes après, un lapin en sort en tenant ladite balle, et la grignote pour dévoiler son cœur en carotte tendre et savoureuse.
— Je ne t'ai jamais vu comme ça, même à l'époque où nous étions ensemble. En tout cas je constate que tu maitrises toujours aussi bien le manche.
Al et Daniel ont gardé ce drôle de petit jeu entre eux : un concours de sous-entendus tendancieux. Ça les amuse même si aujourd'hui, entre eux, ne reste qu'une amitié solide et des souvenirs malicieux.
— Pourtant ça fait très longtemps que je n'en ai pas fait.
Daniel se penche pour prendre une balle à son tour.
Depuis maintenant deux ans, peut-être plus, Daniel n'a pas vu son ami avec quelqu'un. Bien avant le départ de cette employée qui l'a lâchée... Pourtant avec un tel charme il serait aisé pour Al de ne jamais dormir dans un lit froid. Mais aujourd'hui, il ne veut plus de ça, Daniel le sait.
— Ça ne te manque pas ? demande Daniel.
Al est plutôt doué pour ne pas répondre aux questions qu'on lui pose. Il donne un coup dans un superbe swing cette fois.
Le grand homme pose sur l'ange un regard sérieux. Sa mâchoire se crispe.
— Tu sous-entends que je réagis comme ça car je suis en manque ?
— Pardon ?
— Avec Cathy.
Daniel soupire, vraiment cette manie de ne pas terminer ses pensées correctement, ou de discuter dans le désordre, met son cerveau à l'épreuve. Al reprend :
— Je ne le suis pas... Al donne un coup violent dans une balle qui se perd loin dans la forêt : il est vexé. Je ne suis pas une bête.
— Dans un certain sens, tu l'as été...
Dit l'ange en l'analysant du coin de l'œil : pour le faire parler il faut l'énerver ou l'émouvoir. Et Daniel sait s'y prendre : Al glisse vers lui un regard froid, accentué par son myosis. Lui rappeler cette écœurante période de sa vie où il s'est perdu dans les pulsions des autres lui donne la nausée.
— C'est toi qui m'a sorti de ça, et je ne compte pas revenir en arrière.
Daniel ne le lui dira pas, mais c'est ce qu'il voulait voir : cette détermination à ne pas replonger, ou faire plonger quelqu'un, sans ça il est impossible pour lui de se faire des amis, ou mieux. Rassuré, Daniel lui sourit chaleureusement et s'excuse.
₍⑅ᐢ..ᐢ₎
Lorsqu'ils repassent devant la desserte, le cuistot et les Burritos ont disparu. Cathy hume l'air : même l'odeur de cuisson a disparu : décidément les "décapeurs" sont vraiment très efficaces.
Cathy se sent très en forme, probablement l'énergie donnée par le Burrito, se dit-elle, ne voyant pas non plus que ses pupilles sont aussi dilatées que celles d'un chat qui joue à la souris.
Le trio est guidé par Luan qui sait comment se rendre au service Robotique du laboratoire. Et fort heureusement car le chemin n'est pas des plus intuitifs, pour changer. D'un pas très pressé les archivistes arrivent dans une immense pièce qui prend tout un étage : une chaine de montage dernier cri. Tout est automatisé et cadencé au millimètre près.
Des machines à café, aspirateurs, et autres robots ménager sont montés et emballés à grande vitesse. Il y a quelques employés qui surveillent que tout se passe bien et improvisent des battles de dance sur le rythme des bruits de machines qui résonnent dans tout l'entrepôt.
Cathy sourit, amusée. Mais pas le temps de participer, ils enfilent les portes et couloirs jusqu'à arriver à un open espace où des scientifiques sont occupés à la recherche, telles des fourmis devant des ordinateurs et des Lego 3ème âge, littéralement : il y en a partout.
Luan met en garde ses compagnons :
— Attention ! Le terrain est miné : faites gaffe où vous mettez les pieds !
Le personnel présent ignore totalement les cabrioles des archivistes qui traversent leur espace de travail, trop concentrés. Mika n'est pas le plus doué pour se faufiler, et sa batte le gêne. Luan quant à elle montre son incroyable dextérité, suivie d'une Cathy peu sure d'elle mais qui se débrouille bien. Elle a toutefois l'impression d'être dans un film d'espionnage, où l'héroïne doit avancer au travers de rayons laser.
Soudain, les jeunes femmes tournent la tête derrière elles : Mika vient de pester. Un Lego roule sur quelques centimètres sous les yeux du trio, le souffle coupé.
Une tension se ressent et les employés de l'open espace se tournent lentement vers eux. Ou plutôt vers le Lego qui n'est plus à sa place. Trois personnes se lèvent, doucement, et se dirigent vers Mika qui serre sa batte, le cœur en panique. Cathy lui mime de respirer pour garder son calme. Il ne bouge plus.
Les trois scientifiques se penchent aux pieds de Mika et déplacent les jouets en plastique, quand une femme du groupe s'exclame soudain :
— Mais ?! Celui-ci n'est pas à sa place !
— Bien sûr que si ! Il devait être là regarde : ça correspond à la formule "Du Plow". Dit l'homme en pointant du doigt le plan sur une boite de Lego.
— Oh arrête ton Manspreading ! L'autre femme du groupe se redresse. Regarde autour de toi, nous travaillons en ce moment sur un mapping de la mise en place d'une valorisation sans concessions de ces caractères spécifiques de l'IA ritournelle dans l'objectif d'une mondialisation des axes principaux de nos recherches à travers cette formule mathématique de Marshalendroit, en opposition avec l'autoreverse du principe de la mite en pullover.
— ça n'a aucun sens directionnel Quantique comme mapping !
Mika se glisse derrière le groupe et rejoint ses collègues. La dispute se termine par une bataille de Lego qui volent dans la pièce, et presse le pas des archivistes vers la salle suivante.
Une belle odeur de cannelle embaume cette pièce et la température est plus douce qu'ailleurs. Les murs sont noirs et comme dans un studio d'enregistrement : une large console longe une immense baie vitrée. De l'autre côté une autre salle vide, faiblement éclairée par une lumière bleutée.
— Bonjour, je suis Lola. Je peux faire quelque chose pour vous ?
Leur demande une femme aux cheveux courts et blonds, souriante. Son fauteuil ressemble à un vaisseau spatial et avance lentement vers eux.
— Bonjour, nous sommes... commence Cathy
— Les archivistes, je sais.
— Nous devons livrer ceci avant 11h au client Bouchard. Le docteur Ghelal nous a dit que vous pourriez nous aider.
Cathy montre le cube rose, la scientifique l'observe attentivement puis regarde sa montre puis s'exclame :
— Nom de Zeus ! Vous n'allez jamais y arriver ! Elle leur sourit de toutes ses dents. J'ai exactement ce qu'il vous faut !
Elle se retourne et tape sur un gros bouton rouge de la console. Dans la salle vide le sol s'ouvre lentement et les lumières tournent. Arrive alors un monte-charge supportant quelque chose que Cathy identifierait comme un traineau, tout rutilant comme une Ferrari aux couleurs de l'entreprise : blanc et noir.
— Je vous présente le prototype Doloréapinus !
— Oh bordel... Murmure Mika en déglutissant. Vous dites prototype... ça été testé ?
Avant que Lola ne puisse répondre, Luan a déjà le nez collé à la vitre :
— Morteeel ! Qu'est-ce qu'on attend ? Il nous reste 10 minutes !
— ça va vraiment nous amener à temps chez Bouchard ?
Dit Mika pétri de doute à l'instant : il a peur de comprendre ce qui l'attend. Lola lui répond simplement d'un hochement de tête, très sûre d'elle. Cathy sent son manager hésitant et lui prend délicatement la main. Il frémit, la voit sourire et fond à l'intérieur.
— Installez-vous ! Vous n'avez plus beaucoup de temps !
Lola les pousse à entrer dans la pièce et ferme derrière eux. Le manager se sent fébrile et pose sa batte dans un coin. Les archivistes s'installent sur le char, les fesses sur le banc. Ils trouvent des ceintures qu'ils attachent et des casques qu'ils enfilent. Luan est surexcitée tandis que ses deux collègues sentent le stress monter en eux.
De part et d'autre arrivent une dizaine de lapins, de la taille d'un husky, qui s'alignent parfaitement avec le véhicule. Du plafond descendent des harnais qui les attaches au traineau. Dans une crainte mutuelle Cathy et Mika se serrent la main.
— Téléchargement du trajet le plus court !
Lance la voix de Lola dans un interphone. Le casque des lapins affiche une petite LED orange, puis verte. Les ceintures émettent un claquement : il est désormais impossible de fuir. Le mur face à eux s'ouvre comme un sas donnant sur un long tunnel éclairé par une piste de bande réfléchissante.
Mika se demande ce qu'il fout là.
— Vitesse requise : 2.21 Lapowatt ! Vous risquez de déchirer le continuum espace-temps ! Bonne chance !
Le char démarre à cet instant.
Les archivistes sentent leur visage se déformer sous la vitesse malgré leur casque. Leur cœur est pressé dans leur poitrine et cesse de battre pendant les quelques secondes d'accélération jusqu'à la vitesse maximale. Les mains des archivistes se crispent, ils ont l'impression de peser des tonnes.
Le tunnel défile à une vitesse folle jusqu'à la lumière du jour. Le charriot, tracté par des lapins sur-vitaminés, surgit à l'extérieur comme une fusée. Le traineau slalome sur la route, si vite que les automobilistes ne peuvent que constater un courant d'air à son passage.
Luan hurle comme sur des montagnes russes, Mika est muet et Cathy voit un défilé de couleurs et de formes psychédéliques pleins les yeux. Burrito ou effet de vitesse ?
Cela ne dure que quelques minutes, Cathy est en sueur quand le char ralentit enfin et s'immobilise. Son cœur veut sortir de sa poitrine et se rouler en boule sous un plaid. Luan descend et hurle, surexcitée. Mika quant à lui s'est évanoui.
La jeune femme le secoue doucement, il va bien même s'il n'a pas supporté le choc de l'accélération soudaine. Le véhicule s'est stationné sur le parking d'une entreprise. Alors que les archivistes se remettent de leurs émotions, chacun à leur rythme, un petit homme en costard vient à leur rencontre.
— Ah ! Des lapins de Corporate : vous apportez la commande de monsieur Bouchard ?
Cathy ne dit rien, marche un peu, la jambe flageolante, et lui donne le cube rose. Le monsieur sourit, et lui tend en échange un papier. Il est 10h58, la mission est accomplie.
Le reste de la journée des archivistes leur donne l'impression de se dérouler dans les nuages : comme si leur cerveau n'avait toujours pas atterri de cette expérience. Ils ont travaillé tout l'après-midi avec un air béat à saisir des numéros et contenus de carton dans leur logiciel, sans se parler. Une bien étrange atmosphère jusqu'au soir, où enfin ils se sentent petit à petit atterrir sur le bitume de la réalité.
Lorsque Cathy part, la dernière, elle ne s'attend pas à retrouver Mika qui l'attend sur sa moto à quelques pas de la station de tramway.
₍⑅ᐢ..ᐢ₎
Il est 18h déjà, Vincent desserre sa cravate, l'air agacé. Sa journée a été longue et un autre message, reçu il y a cinq minutes cette fois, n'allait rien arranger. Il appelle alors : à son oreille et une femme décroche.
— Anne, c'est quoi ce message ?
— Bonjour... De quoi tu parles ? Soupire une voix exécrable.
— Ne te moque pas de moi : celui que tu m'as envoyé il y a 5 minutes.
— Ah oui... Je pars voir ma mère, et j'emmène les enfants avec moi.
— C'est mon week-end de garde Anne ! J'espère que tu me proposes de les voir au moins le week-end suivant ?
— Ne me fais pas une scène : leur grand-mère a aussi le droit de les voir. Et tiens-toi tranquille si tu ne veux pas tout perdre dans ce divorce.
Vincent ravale son ego avec sagesse. Mais ses mains tremblantes trahissent son mal-être.
— Très bien Anne. Mais cesse de me menacer avec le divorce. Je ne suis qu'un père qui veut voir grandir ses enfants...
La femme à l'autre bout du réseau lâche un râle d'exaspération : elle n'a aucune empathie pour lui. Puis, elle le congédie rapidement pour raccrocher.
Il reste un moment debout, le regard perdu sur la ville grise qui s'étend aux pieds de Corporate. Des ombres semblent danser aux portes de l'entreprise : ses angoisses n'attendent que de se jeter sur lui dès qu'il mettra le pied dehors.
Ses yeux brûlent et sa gorge reste nouée. Comment en est-il arrivé là ? Il aime ses enfants, plus que tout, et ne regrette pas son mariage. Mais depuis cette énième dispute tout a basculé dans cet enfer de paperasse et combat perpétuel pour la garde de Julien et Amélia.
Le divorce est entamé, plus que quelques mois avant le verdict et il sait que les mères ont souvent l'avis favorable des juges. A moins d'avoir des éléments qui prouvent qu'elle ne peut s'occuper décemment d'eux.
Si on le lui demande, il n'hésiterait pas à qualifier son ex-femme de "maman tigre". Si dure et inflexible dans l'éducation : c'est même l'origine de leur fracture. Quand il voyait ses enfants épuisés physiquement et moralement après les cours du soir, et une remontrance de trop pour ne pas avoir eu une note parfaite, il n'hésitait pas faire cesser leurs activités pour jouer avec eux.
Et pour un homme comme lui, qui adore l'ordre, accepter le chaos des jeux est une épreuve. Mais il y a pris goût depuis. Anne lui hurlait de ne pas les "abrutir" avec des jeux et dessins animés : tout est parti de là.
— C'est une connasse.
Il se retourne et voit Daniel en train de refermer doucement la porte de son bureau avec un petit sourire en coin. Il a ce don pour deviner ce qu'il se passe dans la tête des gens.
— Il faut vraiment que tu cesses d'écouter aux portes.
— J'arrivais à l'instant : tu devrais cesser de la laisser ouverte.
Vincent lâche enfin un sourire, amusé.
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J'ai eu beaucoup de mal à terminer ce chapitre, j'espère qu'il vous a plu et que vous avez appris quelques petites choses, et vu des indices ;)
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