Mission 1 : se faire embaucher
Cathy se lève tôt ce matin, et c'est avec le sourire aux lèvres qu'elle pense déjà au savoureux croissant chaud de la boulangerie du quartier. Le pas léger, elle ne s'attend pas à devoir esquiver sa voisine, le visage couvert de farine, qui sort de la boutique en criant. Lorsque Cathy franchit le seuil de la boutique, elle se retrouve au milieu d'un duel de baguettes, multicéréales et complètes, entre des personnes dont les regards auraient allumé des braises. Le terrain est miné de pains aux raisins coulants sur le carrelage.
Une dizaine de personnes tendent des mains luisantes de beurre et de miettes vers un magazine. LE magazine "CORPORATE".
Dès que quelqu'un s'en approche, il se prend une boule campagnarde lancée avec toute la hargne de monsieur Dupond. Qui à son tour tente de saisir le papier posé sur la vitrine, mais c'est sans compter sur madame Benhima qui fait preuve d'une incroyable dextérité du poignet en fourrant une tarte au citron sur son visage. Cathy s'exfiltre hors du champ de bataille et s'avance furtivement du comptoir dans une roulade, parfaite, évitant les tirs croisés d'éclairs au chocolat qui s'éclatent contre les murs.
Son regard croise celui de Véronique, la vendeuse, terrorisée sous une table. Elle progresse à quatre pattes, cachée par le comptoir. Cathy entend le son mat des pains qui frappent et les cris étouffés par diverses viennoiseries. Prenant une grande inspiration, elle se redresse d'un coup, agrippe le magazine posé à côté de la caisse et se remet à couvert tout aussi rapidement.
Curieuse, elle l'ouvre dans un doux crépitement.
Un silence soudain envahit les lieux. Des pas approchent de sa cachette. Cathy commence à fuir quand tous se ruent sur elle armés de baguettes, de tartes, de sandwichs et tout ce qui se trouve dans une boulangerie. Elle jette le magazine au milieu de la pièce pour faire diversion et sort de cet enfer de farine et de crème pâtissière.
₍⑅ᐢ..ᐢ₎
C'est seulement une fois arrivée dans son appartement, après s'être enfermée à triple tour, qu'elle sort de sa veste un coupon subtilisé au magazine. On peut lire blanc sur noir :
"Bravo ! Vous avez entre les mains un coupon pour un entretien d'embauche à Corporate ! Rendez-vous à l'adresse indiquée un lundi à 14 h."
le rythme cardiaque frénétique, Cathy placarde le papier sur sa table. Une goutte de sueur perle sur sa tempe. Ses yeux noisette roulent encore une fois sur le texte.
— Ce n'est pas une blague ?! s'exclame-t-elle.
Son chat lui répond par un miaulement espiègle.
— Il me faut un café !
Ah si seulement sa machine pouvait lui répondre "oui madame tout de suite". Et pendant que l'appareil chauffe, ses pieds l'entrainent à faire les cent pas dans sa cuisine. Quelle entreprise peut se permettre de recruter de la sorte ? Cela lui semble si absurde de trouver un emploi sur un coup de chance.
Pour considérer la situation, elle décide de faire des recherches et apprend que l'entreprise existe depuis environ 12 ans. Le PDG est un certain Mr Farer disposant d'un wiki qui tient sur une feuille de papier toilette. La page en question dit juste que cet homme est né en France, fils de Phillipe Farer, un industriel dans la fabrication de prothèses haut de gamme. Il a un frère, un certain Adonis Farer, grand avocat et actionnaire de la société. C'est tout. On n'apprend rien d'autre sur le PDG de Corporate. Pas même un scandale.
Google est aussi avare : aucune image, seules ressortent des photos d'un adorable lapin nain et roux qui porte un mini costard. L'animal est souvent posé sur l'épaule d'une magnifique femme "Natasha Perovski", interprète et vice présidente. Cathy reste pensive : ce serait fou que le PDG soit un animal non ?
Elle sourit en coin : c'est impossible voyons.
₍⑅ᐢ..ᐢ₎
La nuit finit par tomber, posant délicatement son voile sur la ville. Appuyée à sa fenêtre, Cathy profite de l'air du soir, un verre à la main. Au loin, on voit la tour Corporate dont la silhouette se découpe sur le ciel obscur. Quel genre d'endroit ça peut être ? Pourquoi voudrait-on d'elle là bas ? Son parcours professionnel s'apparente à une peinture abstraite d'un enfant de 4 ans : ça ne ressemble à rien et ne parle qu'à l'artiste.
Elle trempe ses lèvres dans la mousse. Boire seule n'est pas vraiment quelque chose qu'elle apprécie. Cette habitude s'est installée de jour en jour, car il n'y a plus personne pour boire un verre en sa compagnie. Pourtant il fut un temps où elle était bien entourée...
D'une traite, elle finit sa boisson pour abréger cette pensée, puis va se coucher : demain c'est lundi.
₍⑅ᐢ..ᐢ₎
Cathy est en pleine crise existentielle devant son armoire : une grande partie de sa garde-robe est composée de sweats, jeans et t-shirts. Mais pour un entretien à Corporate, il lui faut se mettre sur son 31 : jupe noire et longue, puis un chemisier blanc à col large. Et pour habiller le cou : un collier assorti à des boucles d'oreilles. Ensuite, des chaussures à petit talon, et enfin une fine veste de printemps. Classique, mais efficace.
Le temps de se regarder dans le miroir, Cathy a du mal à se reconnaitre tant elle se donne un air guindé dans cette tenue. Son sac à dos, très vieux, fait tache.
Elle soupire. Soit ils la recrutent telle qu'elle est, soit tant pis pour eux : ils ne savent pas ce qu'ils ratent, tente-t-elle de se convaincre.
Avant de sortir, elle n'oublie pas de mettre son énorme casque audio sur ses oreilles, lance sa playlist "City Pop" et part du bon pied.
À ses pieds, l'immense tour se dresse vers le ciel : anguleuse, brillante, et sombre. Ses façades sont entièrement vitrées, mais restent opaques depuis l'extérieur. Cathy lève la tête et essaye de compter les étages. Elle s'y reprend encore une fois, encore... impossible. C'est comme si la perspective du bâtiment regardait son cerveau droit dans les neurones et lui dit de recommencer. Elle déglutit et s'avance, ses mains tremblantes tiennent le précieux coupon.
La double porte vitrée coulisse sans un bruit à son arrivée. Le hall d'entrée est immense, lumineux : à l'opposé de la façade austère. Les murs sont clairs, décorés de tableaux et de plantes. Un espace détente est visible. Des canapés, prêts à vous engloutir dans leurs assises moelleuses, trônent devant une fausse cheminée au design industriel épatant. Une douce odeur de fleur d'oranger plane dans l'air. Alors que Cathy s'émerveille, quelqu'un se racle la gorge derrière elle.
Une dame, très vieille, aux cheveux gris et petites lunettes sur le bout du nez. Elle toise la jeune femme d'un regard ayant perdu toute l'énergie de sa jeunesse. D'un geste de la main, si lent que Cathy croit voir un ralenti, la dame lui demande d'approcher.
— Bonjour, dit timidement Cathy en posant son coupon devant elle. Je viens pour l'entretien d'embauche.
La dame regarde le papier, puis Cathy, le papier, la pendule, le papier, puis enfin Cathy.
— Votre nom ?
— Niss. Cathy Niss.
La dame se voute et tend vers son clavier d'ordinateur deux index tendus. Cathy déglutit : elle va vraiment taper avec deux doigts seulement ? On se croirait en compagnie du paresseux dans Zootopie, se dit-elle, mais en moins drôle.
— Veuillez patienter dans la salle d'attente. Quelqu'un viendra vous chercher.
Après ces interminables minutes, Cathy se retrouve dans une salle à patienter dans un de ces fameux canapés, très confortable. Plus le temps passe et plus ses fesses se font avaler par le moelleux de l'assise, tels des sables mouvants. L'anxiété la gagne, car elle ne sait absolument pas à quoi s'attendre.
Soudain quelque chose de petit, mignon et touffu attire son regard.
Un lapin rose se faufile doucement dans la pièce. Sa petite truffe remue, il a le regard alerte. Cathy n'ose pas bouger, la couleur de sa fourrure la sidère : il est vraiment trop chou et a l'odeur d'une barbe à papa. Le petit animal avance par petits bonds adorables dans la pièce silencieuse. Puis il se dresse sur ses pattes arrière, les oreilles tendues pressentant un danger.
Soudain, les vitres de la pièce explosent. Cathy sursaute, mais ses fesses restent enfoncées dans le canapé. Elle est alors témoin d'une scène complètement irréelle.
Tout se passe en quelques secondes : un individu vient de traverser la fenêtre. Très grand, il porte un harnais, et des lunettes sorties tout droit du futur, lui couvrant la moitié du visage. Le Lapin se met à détaler : ses petites pattes glissent sur le sol carrelé. L'homme fait une roulade dès que ses pieds touchent le sol, attrape l'animal et passe au travers d'une porte pour disparaitre.
Cathy reste figée, les yeux écarquillés. Son cœur a cessé de battre pendant un court instant.
Que vient-il de se passer ?
Un soupir la tire de sa stupeur. Un autre homme, en costard Fursac bleu marine, vient d'entrer par la porte principale. Son regard se pose sur l'état de la pièce.
— Je vais encore devoir contacter le service des Décapeurs... Il sort son téléphone, appuie dessus, et le range.
Ensuite, il s'approche de la jeune femme et lui tend la main. Il doit avoir plus de la trentaine, châtain et yeux gris. Plutôt bel homme, pas très grand, svelte. Son regard la fixent froidement. L'odeur d'un Armani Code émane de lui. Elle prend sa main, mais les mots sont encore terrorisés au fond de sa gorge.
— Madame Niss je présume, il l'extirpe des coussins mouvants. Vincent Lelouarn, enchanté. Veuillez me suivre.
Cathy regarde encore une fois derrière elle et pense au petit lapin. L'homme à l'air de trouver la situation complètement normale.
— Dites, le pauvre lapin... commence-t-elle inquiète.
— Il va bien, ne vous en faites pas. Les lapins sont mieux traités que les stagiaires, vous n'avez aucun tracas à vous faire.
Est-ce qu'elle a bien entendu ? Le temps que l'information arrive à son cerveau la voilà déjà assise à un bureau, prête à passer l'entretien. Encore abasourdie par son expérience, elle s'assoit et croise les mains. Il engage immédiatement les hostilités.
— Commençons : que pensez-vous apporter à Corporate ?
Son visage austère la fixe intensément. Il semble mener un siège invisible contre sa résistance au stress. Cathy sent ses doigts trembler et les serre pour ne pas qu'il le remarque.
— Je suis ici grâce au coupon. Il n'y a pas d'offre de poste précise alors... je souhaite savoir de quelles compétences votre entreprise a besoin.
Elle inspire un coup. Le très consciencieux Vincent semble inspecter sa tenue.
— Quel est votre métier ?
Ses yeux semblent vouloir transpercer son crâne. Il soupire souvent et tapote son stylo sur la table. Elle tourne sept fois son cerveau dans sa tête pour trouver une phrase correcte.
— Dernièrement j'étais Bibliothécaire pendant deux ans, monsieur. Je suis douée pour organiser, trier, classer et mener des recherches.
Un soulagement apparait sur le visage de son interlocuteur, ce qui n'est pas vraiment la réaction qu'elle attendait mais ça la rassure. Va alors débuter un Ping-Pong verbal des plus étrange :
— Enfin quelqu'un d'organisé. Bien, quelle est l'expérience la plus étrange que vous ayez eue dans votre carrière ?
— Consultante en tronçonneuse, pour les éditions Rebecca Barbecue.
— Et celle dont vous êtes la moins fière ?
— Mannequin pour couleur saumon.
— Votre fierté ?
— Je peux regarder un documentaire sur les marchepieds en entier, sans dormir.
— Intéressant. Une performance stupéfiante ?
— Je peux porter mon oncle, qui fait plus de 100 kilos, sur 20 kilomètres, torchée à 2h du matin.
— Parfait. Que se passerait-il si l'on mettait un bouton et un panneau avec écrit en peinture fraiche : "Ne pas appuyer sinon fin du monde" ?
— La peinture n'aurait pas le temps de sécher.
— Je suis une mite en pullover ?
— 5e élément.
— Vous êtes embauchée madame. Félicitations.
Il sort de la veste de son costard un cookie soigneusement emballé. Cathy reste interdite. Tout est allé si vite et s'est surprise elle-même d'avoir répondu avec autant de facilité. Quelque chose cloche ici, comme si la réalité s'étiole dans le temps. Le cookie qu'elle vient de mordre est incroyable en tout cas.
Vincent se lève. Cathy remarque alors qu'il a beaucoup d'allure, et se demande si tous ses collègues seront comme lui.
Lorsqu'ils reviennent dans la salle, où le lapin s'est fait attraper, tout est en ordre. La jeune femme s'arrête un instant et regarde le sol, les murs, les vitres : tout est intact. Comme si rien ne s'était passé. Son regard plein d'interrogations croise celui de Vincent.
— Nous avons un service réparation très efficace, dit-il, stoïque.
C'est surhumain, se dit-elle, son trouble est perceptible jusqu'au point il se sent obligé d'ajouter :
— Vous vous y ferez. Ce sont des choses qui arrivent souvent.
Elle le suit sans rien ajouter. Son cerveau a décidé de hausser les épaules et de ne plus réfléchir. Dans l'immense hall, il l'accompagne jusqu'au seuil de la grande porte, lui serre la main sans un sourire, toujours aussi sérieux.
— Revenez demain à 9 h, pour votre premier jour. Vous signerez les papiers demain.
Sur le chemin du retour, Cathy est encore dans un état de stupéfaction. Tout à l'air étrange là-bas, et elle ignore tout de son poste. Mais dans le tramway, la réalité la rattrape et habille son visage d'un timide sourire : elle a une chance inespérée d'intégrer Corporate.
₍⑅ᐢ..ᐢ₎
La chaleur du feu, la sensation cuisante d'une brulure intense, des cris, et la figure d'un homme qui lui tend une main désespérée depuis la carcasse d'une voiture. Il lui hurle
« C'est de ta faute ! ».
Son visage devient sanguinolent, sa peau fond, ses os sont à vif « Je te pourrirai la vie même dans la mort », dit-il en la fixant de ses yeux encore intacts dans leurs orbites creuses.
Brusquement, Cathy émerge de la mousse de sa baignoire. Son pouls frappe ses tempes. Le flou de son esprit se dissipe. Elle reconnaît petit à petit sa salle de bain, le blanc immaculé des murs qui contraste avec la noirceur de son cauchemar. Lentement, sa respiration redevient calme et des larmes coulent sur ses joues.
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Qu'avez-vous pensé de l'entretient d'embauche ?
Ci-dessous le portrait de Vincent Lelouarn, Directeur du SAS de Corporate, illustré par mes soins
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