Chapitre 3 Andrew : Proposition-
Vendredi 16H30 - Justin Black
Transmettre des messages faisait partie de mon rôle et je l'accomplissais généralement avec plaisir, mais rarement avec autant de jubilation que lorsqu'il m'avait fallu interrompre la scène de séduction du Sieur Follen et de ma jolie brune. J'avais un prétexte pour les déranger. Il allait détester et elle allait repartir... Avec moi peut-être. Seulement rien ne s'est passé comme je l'avais prévu. Je suis dégouté.
J'ai eu l'impression qu'ils riaient à mes dépens et je me suis senti... comme un chiot qui avait fait une bêtise et dont les maîtres se moquaient.
Humilié.
Et en plus, elle est montée chez lui.
ooOoo
Andrew
Je referme la porte de l'appartement derrière Livie. Elle reste sur le seuil, muette. Je pense qu'elle découvre l'espace de vie. Il est vaste, lumineux grâce à deux portes fenêtres. À gauche, un grand espace cuisine. À droite un escalier et une chambre. Celle de Lisa.
- Livie, merci d'être venue. Euh... Je vais accueillir demain ma fille, Lisa. Avant elle dormait dans la pièce voisine de mon bureau à l'étage supérieur du loft, mais c'est un peu... petit et je... enfin, je préfère être seul en haut.
Je ne vais pas expliquer que certaines de mes nuits sont très... pénibles et que Lisa n'a pas à être réveillée par les cris de son père.
– Ma mère a acheté des meubles pour sa nouvelle chambre comme tu l'as compris. Cette pièce était jusqu'ici non utilisée ou presque. C'est juste ici.
Je me déplace de quelques mètres sur la droite et ouvre la porte d'une pièce presque vide. Elle s'avance à son tour et son parfum me submerge. Elle ne dit rien.
- Et ... ma foi... ça, la déco et tout... c'est au-dessus de mes forces. Si tu veux bien m'aider à gérer, je t'offre... une assiette de délicieux muffins maison ?
Je sais, j'exagère un peu. Mais si peu. Elle rit. Enfin. Avec elle, tout est simple.
OK. Opération "chambre de Lisa" peut démarrer. Les meubles arrivent quand ?
La sonnerie de la porte nous interrompt... Je souris.
Maintenant.
En une heure, Livie a résolu pour moi ce qui m'aurait... agacé si j'avais dû le prendre en charge. Ma mère serait furieuse de m'entendre, ne serait-ce que penser ceci, mais la disposition de la commode par rapport au lit et la couleur des rideaux et de la couette me sont totalement indifférentes.
Je me demande souvent si c'est un locus particulier du chromosome X qui exige la parfaite coordination de tout ceci. Si mon hypothèse est vraie, Livie possède, tout comme ma mère, un chromosome X, plutôt deux, parfaits et le mien est loin de suffire pour me transformer en chef décorateur, même pour ma Lisa.
Je reste donc assis très tranquillement sur mon canapé, caressant distraitement Luna, dont l'humeur agacée par la présence des livreurs, se traduit par des frissons réguliers de sa peau sous la fourrure soyeuse. La voix patiente et malgré tout ferme de Livie, distille dans la pièce voisine des indications précises à deux des hommes pour monter les meubles, installer les rideaux et le home-cinéma pendant que le troisième fait disparaître les quelques meubles jugés inadéquats par ma mère.
Livie est... adorable. Je ne reconnais pas la jeune femme qui m'a traité de tous les noms. Ou plutôt si, c'est comme une évidence, elle est « elle », elle fait ce qu'elle dit et pense. Elle ne dissimule pas ses sentiments et c'est rafraîchissant pour moi. J'ai cette impression reposante que je n'ai pas à réfléchir au sens caché de ses paroles.
Elle a d'abord accepté de me suivre dans mon appartement lorsque Justin Black a interrompu notre conversation. Mon soulagement a été intense car je n'ai pas le souvenir d'une discussion aussi riche et intense avec une inconnue. J'ai voulu instinctivement créer un lien avec elle, juste après sa réaction – ou plutôt son absence de réaction - lorsqu'elle a compris mon problème. Sa réaction franche, sa compassion ni tabou m'a surpris. M'a soulagé.
Livie, à contrecœur au départ, est entrée dans mon jeu dans le jardin. Puis chez moi.
Elle a pris les choses en main dans mon appartement, pour mon plus grand bonheur. J'ai l'impression de la connaître depuis longtemps et je brûle d'en savoir plus sur son histoire, sur les raisons de sa colère et de sa fragile situation.
La vibration de mon téléphone dans la poche de mon jean interrompt ma réflexion.
- Andrew, tu vas bien ? Je suis désolée de t'avoir laissé en plan.
La voix de ma mère est légèrement affolée.
- Tout va bien, maman. Ne te tracasse pas.
- Mais je t'ai laissé les livreurs à gérer et je sais que tu n'aimes pas cela. Je t'avais promis de m'occuper de tout et je t'ai...
- Maman ! Je l'interromps rapidement, il n'y a rien de grave, mais pourquoi es-tu en retard ?
C'est à mon tour de m'inquiéter. Ce n'est pas son style en effet de me laisser tomber ainsi.
- J'ai rencontré, euh... une amie par hasard dans une galerie. Nous nous sommes attardées à discuter, nous ne nous sommes pas vues depuis longtemps. Et ...
Sa voix, gênée se tait.
- Maman ?
Elle me cache quelque chose.
- Oui, Andrew ?
- Ok, une amie. C'est pas grave... mais qui est-ce ?
Je l'entends déglutir et prendre son souffle. Je n'aime pas insister ainsi, mais mon instinct me dit que je dois savoir.
- C'est Carmen, Andrew, chuchote-t-elle.
Ah. Un frisson me saisit et je passe ma main dans mes cheveux, espérant réduire la tension qui vient de m'envahir. Je ne m'attendais pas à cela. Carmen habite encore Chicago, je crois. Le monde est vraiment petit.
– Elle ne savait même pas que Lisa allait venir à New York, reprend doucement Sue. Elle voudrait que je prenne un thé avec elle, pour discuter un peu plus mais...
Ma mère hésite à poursuivre. Je secoue la tête. Carmen est une femme adorable. Son seul défaut est d'avoir assez mal élevé sa fille, Alana. Elle aussi souffre de la situation : elle ne voit plus ni sa fille, ni sa petite fille, je pense. Mais cela ne me regarde plus. Je hausse les épaules
- Maman, n'hésite pas, je te dis que tout va bien. J'ai une... amie qui dirige l'opération « Chambre de Lisa » de main de maître, aussi bien que tu l'aurais fait. Profite de la présence de Carmen et .... embrasse-la de ma part.
Je n'aurais jamais cru dire cela un jour. Je progresse sûrement. Mais je me rends compte que j'ai parlé un peu trop et je sens les antennes maternelles s'agiter en frémissant d'espoir.
- Une amie ? Je la connais Andrew ? Je serai là dans une heure, tu sais ! Garde cette amie avec toi, que je la remercie de son aide.
- Non, tu ne la connais pas, maman, et... euh on verra, si elle peut rester un peu plus longtemps, je la retiendrai. À tout à l'heure.
Je glisse mon téléphone dans la poche arrière de mon jean en souriant à demi aux intentions clairement affichées de ma mère. Je lui parle rarement – voire jamais - de mes relations, aussi je comprends sa surprise. Elle ne l'a pas dit, mais je sais qu'elle bout de curiosité de voir mon « amie ». Curieusement, même si je préfère rester seul avec Livie, cela ne me dérange pas que ma mère arrive et fasse sa connaissance. Nul ne peut résister aux femmes de la famille Follen. Peut-être saura-t-elle mieux que moi la convaincre, si j'échoue. Enfin, il faudrait d'abord que je lui demande. Je me trouve pour une fois et curieusement, assez hésitant devant la réaction probable d'une femme.
Un des livreurs se plante alors devant moi et me demande timidement si je peux signer le bon de livraison. Soudain irrité je grimace. Je suis aveugle, pas analphabète. Je lui demande de poser son doigt à l'endroit exigeant ma signature, puis paraphe nerveusement le papier qu'il a mis devant moi.
- Tout a été placé suivant les indications de Mademoiselle Parker ?
- Bien sûr, M. Follen ! Elle est drôlement efficace votre amie, s'exclame-t-il.
Même si je suis tout à fait d'accord avec son commentaire, je ne lui réponds rien et me contente de sortir de mon portefeuille, un billet que je glisse dans son bon de livraison, lui rendant ensuite le tout.
- Merci, Monsieur Follen. Nous vous souhaitons un bon après-midi.
Il s'éloigne, appelant ensuite ses deux collègues et j'entends Livie les saluer avant de refermer la porte d'entrée derrière eux.
- Voilà, Andrew, tout est fin prêt pour accueillir Lisa. C'est une petite fille gâtée par son père et sa grand-mère.
Je souris en direction de la jeune fille et me laisse guider vers sa voix joyeuse.
- Et ceci, aussi grâce à toi.
Je la tutoie soudain.
- Suis-moi et assieds-toi ici, Livie, s'il te plaît. On doit discuter un peu.
Elle s'est encore approchée de moi et je la dirige de ma main, en effleurant son coude, vers un des tabourets qui s'alignent derrière le comptoir de ma cuisine ouverte dans la pièce à vivre. M'éloignant rapidement d'elle, je contourne le bar et pose alors devant elle une assiette pleine des muffins de ma mère et un jus de fruits frais que j'ai préparé pendant qu'elle surveille le chantier dans la chambre de ma fille.
- Pour te remercier de ton aide, je t'offre ce modeste goûter. On peut se tutoyer, n'est-ce pas ? dis-je en m'installant en face d'elle.
- Merci Andrew, c'était un plaisir pour moi. C'était... amusant de... faire cela.
Elle marque une pause, je la sens hésitante.
- Vas-y, dis-moi ce qui te tracasse ?
Elle bouge légèrement sur son tabouret et je l'entends poser son verre. Les rouages de son cerveau fonctionnent tellement qu'il me semble les entendre.
- Il y a une heure, tu envoyais mes livres en l'air, ensuite tu m'entraînes à venir voir des personnages magiques sur un vieux mur très laid qui devient un livre d'histoires, maintenant, je suis chez toi à boire un jus de fruits comme si nous nous connaissions depuis longtemps. C'est curieux, non ? Je ne suis pas comme ça. Ma mère dit que je suis encore plus asociale que mon père.
Elle se pose les mêmes questions que moi. Je choisis de lui répondre franchement à mon tour.
- Je n'ai pas d'explications. Je ressens un peu la même chose. Il semble que tu m'apportes un petit quelque chose dont j'avais besoin sans le savoir. Une amitié immédiate, spontanée, ça existe peut-être.
Je hausse les épaules. Quitte à être sincère, autant se jeter à l'eau. Le moment est idéal. Je prononce les mots qui m'étonnent moi-même et qui pourtant sont présents dans ma tête dès l'instant où elle a découvert que j'étais aveugle.
- Je vais être franc. Il me faut une personne à domicile pour accompagner ma fille. L'aider. Lui tenir compagnie, que sais-je. À partir d'aujourd'hui et pour une durée indéterminée. Accepterais-tu ce rôle ?
J'entends un petit hoquet de surprise et m'empresse de poursuivre.
- Je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas de moi. Je m'occupe de moi tout seul. C'est pour Lisa. Ma mère s'inquiète, elle pense que je ne peux pas la prendre en charge.
Une pointe d'agacement m'a échappé. Le tabouret racle le sol et j'entends Livie marcher de long en large.
- Je comprends ce que tu veux dire, Andrew. Mais... je ne sais pas si je peux m'occuper d'une enfant.
- Je ne veux pas que tu t'occupes d'elle. C'est mon rôle. Elle aura juste sûrement besoin d'une compagnie féminine de temps en temps. Et puis, quand je travaille, même si je suis présent physiquement dans mon bureau, je montre d'un mouvement vague de la tête les pièces de l'étage, concrètement je ne vois pas le temps passer. Je risque de l'oublier,
Je suis un peu confus d'avouer ceci, mais sur ce point, ma mère a totalement raison.
- Je suis sûre que non. Ta mère a peur par rapport à ta cécité, n'est-ce pas ?
Droit au but. Toujours. Un sourire effleure mes lèvres.
- Oui. Elle a peur de tout pour moi. Jusqu'ici, j'avais une assistante pour mon boulot qui, peu à peu, avait pris un rôle plus conséquent : courses, repas, vêtements. Elle faisait de l'intendance dès qu'elle venait ici. Ça rassurait Maman de la savoir présente pour moi. Elle a dû partir, mais surtout, je n'ai plus besoin de cela. Je refuse de prendre une nouvelle assistante qui ferait tout à ma place.
- Que lui est-il arrivé ? Pourquoi n'est-elle plus avec toi ?
- Je l'ai poussée vers son futur conjoint. Elle est maintenant mariée et follement heureuse d'être débarrassée d'un patron pénible et associal.
Elle souffle, tournant toujours autour de moi. Quelque chose d'autre semble la perturber.
- Livie, que se passe-t-il ? Dis-moi franchement quel est le problème ? Tu n'auras pas à faire tout cela. Je veux dire ... la cuisine et tout ... La cuisine, j'essaye et je commande une pizza ou autre chose quand je n'ai pas le temps. Une femme de ménage passe tous les deux jours. Tu aurais juste à prendre soin de ma fille quand je ne suis pas disponible pour elle.
Elle ne dit toujours rien. Le silence que j'adore me tue. Je répète alors les arguments les plus forts.
– Je te propose un emploi, logée, nourrie, qui te laissera beaucoup de temps pour préparer tes cours afin d'être kiné. Mais je sens que ça ne te plaît pas.
Je finis de parler, un peu découragé. Dès le départ, je sais que ce sera difficile de la convaincre. Mais je n'ai pas prévu cette... résistance silencieuse. C'est un des moments où mon handicap me fait rager. Je ne la vois pas. Je sens juste qu'elle s'éloigne. Que je perds sa complicité, son aide, sa présence.
- Quel âge a ta fille ? demande-t-elle en murmurant presque craintivement.
De quoi a-t-elle peur ?
- Lisa aura 7 ans dans un mois, le 18 février exactement.
Un gémissement à peine audible lui échappe. Elle ne bouge plus ensuite. C'est le silence le plus lourd qui puisse exister. Je ne sais plus que dire, que faire.
- Andrew ...
Seul mon prénom franchit ses lèvres. Plaintif. Elle souffre. Je m'aperçois que je déteste absolument l'idée même de l'avoir fait souffrir. J'ai juste voulu l'aider, en aucun cas rajouter à sa douleur. Je soupire. Je dois renoncer.
- C'est pas grave, Livie. Oublie ma proposition.
- J'ai... besoin de temps. De réfléchir aussi. Tu veux bien attendre un peu ?
Retient-elle des sanglots ? Je m'interroge pendant que l'espoir renait. Elle n'a pas dit non.
- Bien sûr, réponds-je. Prends tout le temps que tu veux. La proposition reste valable, de toute façon, je ne cherche pas d'autres candidates. Promis !
Elle s'approche de moi, créant un léger courant d'air autour de nos corps, et sa main effleure la mienne. Elle hésite à me toucher.
- Je repasse ce soir te donner ma réponse.
- Bien. Prends soin de toi, et quelle que soit ta réponse, je serais heureux de te revoir.
Je l'entends rejoindre précipitamment la porte de l'appartement qui se referme derrière elle.
Je suis affreusement malheureux d'être seul. C'est la première fois que la solitude est désagréable.
Dans le terrible calme de mon loft, je ne sais pas vraiment comment interpréter cette fuite, ni même comment réagir aux sentiments terriblement protecteurs que cette femme a su réveiller en moi.
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