Chapitre 5 : Gonplei
Bellamy
Étendu sur mon lit, j'attends. Je veux voir ce que cette fille renferme au fond d'elle ; je veux voir ce dont elle est capable. Je veux la combattre, la mettre à terre. Mes poings se serrent jusqu'à ce que j'en aie mal. Je ferme les yeux, essayant de faire le vide dans mon esprit, mais c'est impossible : jamais cette fureur, intérieure, invisible et inconnue ne me quittera. Elle est ancrée en moi, greffée sur ma poitrine depuis le jour où l'on a mis cette épée entre mes mains. Cette épée que je n'ai plus jamais lâchée. J'ignore pourquoi mon être a succombé à cet instinct vengeur, pourquoi je ne suis pas resté ce garçon innocent et juste qui ignorait tout de la guerre et de la mort. Tout ce que je sais, c'est que ce feu qui brûle à l'intérieur de moi est la seule énergie qui m'anime. Si on me l'enlève, il ne me reste rien, rien que cette lame sans vie dans mes mains. Je me fiche pas mal des gens, de leur passé, de leurs sentiments et de ce qu'ils peuvent bien penser de moi. Ce qui m'intéresse chez eux, c'est leur instinct, ce moteur de l'être qu'il suffit de provoquer pour le voir éclater à la manière d'un orage. Tout ce que j'ai besoin de connaître chez les autres, je l'apprends en liant mon arme à la leur ; leur histoire, c'est comme ça que je l'entends. J'ai besoin de sentir mon épée vibrer, de lutter, coûte que coûte, même si je dois en mourir. Parce que c'est ça qui me fait vivre.
Trois coups contre ma porte me sortent brusquement de ma léthargie. C'est l'heure. A la manière d'un automate sans raison, je me lève et range machinalement mon arme dans le fourreau qui pend à ma ceinture. Seul, je traverse le couloir qui me mène à l'ascenseur et descends les étages un à un, dans un silence écrasant. Quelque chose est différent, aujourd'hui. D'ordinaire, me battre ne procure en moi rien d'autre qu'une insatiable et monotone satisfaction - cette même satisfaction que celle d'un drogué qui vient d'avaler sa dose et refuse de penser à la prochaine fois que son corps la réclamera. Mais aujourd'hui, mon cœur bat avec plus de force, mon sang coule plus vite dans mes veines. Pour la première fois depuis longtemps, la perspective de me battre n'est pas seulement une nécessité, ni un énième défi à relever pour me prouver que j'en suis capable. Je le suis. La racine d'un sentiment inconnu et indéfinissable est en train de s'implanter silencieusement en moi ; j'ignore qui il est, mais je le sens, juste au creux de ma poitrine. Il est là, et tout est différent.
Lorsque je m'engouffre dans le couloir de l'étage le plus bas de la tour et que je pénètre dans l'immense salle d'entraînement, elle est déjà là. Aussitôt, je sais. Ce sentiment qui parvient à pousser malgré ma volonté sur cette terre aride qu'est mon cœur, sans que je puisse savoir si c'est une fleur ou du chiendent, je sais d'où il vient : c'est elle qui l'a apporté. Son regard translucide semble me le confirmer. Je détourne les yeux et m'approche de Titus, le maître de combat, le premier homme m'ayant enseigné les valeurs du combat. Vêtu d'une tunique noire qui descend jusqu'à ses pieds, le crâne rasé recouvert de tatouages représentant des symboles de notre peuple, il est un des porte-paroles les plus pures de nos traditions. Je le salue avec tout le respect que je lui dois puis fais volte-face et viens me poster devant la jeune femme. La surplombant de toute ma hauteur, j'attache mon regard au sien dans un échange silencieux et froid ; je crois encore entendre ses cris de rage résonner dans mon crâne.
-Tu as choisi ton arme ? lui demandé-je, impassible, sans la quitter des yeux.
Pour toute réponse, elle esquisse un mouvement vif et brandit sous mon nez un objet qui luit à la lumière faible du jour filtrant à travers les rideaux des larges fenêtres. Sans bouger d'un millimètre, je baisse les yeux vers ce qu'elle me montre et hausse les sourcils, surpris et amusé.
-Un poignard. Très audacieux, lui dis-je en esquissant un sourire narquois. Espérons que tu saches t'en servir.
La jeune Natblida me fusille du regard, et ça m'amuse presque. Je me rends compte en fixant ses iris bleutés que jamais on ne m'a regardé comme ça, avec un désir si évident de me tuer. Ça me plaît.
-Natblidas, gonplei. (Sangs d'ébène, battez-vous.)
La voix de Titus, grave, profonde, résonne dans la grande pièce circulaire et froide. Alors, le décor autour de nous disparaît dans une brume obscure ; il ne reste plus que moi et cette fille qui me fixe sans ciller. Le combat peut commencer. Je recule d'un pas et dégaine mon épée. Je me sens plus prêt que je ne l'ai jamais été. Brusquement, le temps qui semblait jusque là suspendu reprend sa course ; tout se passe très vite. En une poignée de secondes, Clarke se précipite sur moi, couteau pointé droit sur mon torse, en laissant échapper un grognement rauque. D'un mouvement habile, je l'esquive et fais tournoyer mon épée dans ma main.
-Alors, c'est tout ce que tu sais faire ? lancé-je, provocateur, voulant déchaîner la bête sauvage.
Ses attaques se font plus violentes, plus virulentes ; elle tente à tout prix de me toucher. Je sais que pour elle, ce n'est pas un entraînement ; son plus grand rêve, actuellement, c'est de me poignarder. Sans relâche, j'esquive ses mouvements, recule puis la fais reculer. Nos deux corps dansent au milieu de la salle vide, emportés dans un tourbillon d'acier, sous le regard scrutateur de notre mentor qui pour l'instant, s'est effacé. Notre première danse. Seuls le bruit de nos souffles et de nos armes qui se touchent et se repoussent viennent briser le silence qui nous enveloppe. Et toujours, ce regard qui me transperce avec bien plus de force que cette pauvre lame qui tente désespérément de m'atteindre.
-Anticipe davantage mes mouvements, et dévoile moins les tiens, lui crié-je pour couvrir le bruit des lames s'entrechoquant, en me baissant de justesse pour éviter une énième tentative de meurtre.
Et c'est alors que l'orage éclate, bien plus puissant, bien plus violent que je n'aurais pu l'imaginer. C'est une véritable tornade qui fond sur moi et me saute au cou, littéralement. Sans que j'aie le temps de réaliser ce qui se passe ni de distinguer ses mouvements, Clarke se précipite sur moi, laissant même tomber son poignard sur le sol. La jeune femme m'attrape par le col de ma chemise pour me tirer vers elle et envoie son poing cogner violemment ma joue. Cette fois, je n'ai pas le temps d'éviter le coup dont la force me laisse sonné. Je suis perplexe : personne ne parvient jamais à m'approcher d'aussi près, lors d'un combat. Personne, sauf elle.
Je laisse tomber mon épée à mes pieds : nos corps sont trop près, je risquerais de la blesser et ce n'est pas le but. Pas à l'entraînement, du moins : l'heure de la mort est une heure sacrée. Aussitôt que mes deux mains sont libres, je les place devant moi en position de défense. Moi qui me bats depuis toujours, je refuse de me faire mener par une petite lionne sans cervelle. Je n'ai aucun mal à reprendre l'avantage, tantôt me baissant, tantôt faisant un pas de côté pour l'éviter. Un à un, j'arrête tous ses coups et parviens à la faire reculer. Me déplaçant habilement pour me préparer à attaquer, les yeux ancrés à chacun de ses gestes pour parer ses mouvements, l'un de mes poings vient soudain s'écraser contre son estomac alors qu'elle tente de me faire tomber. Le souffle coupé, elle chancelle et tombe à la renverse, suffocante. Elle me semble si vulnérable, si faible ; si elle avait été n'importe qui d'autre, j'aurais bombé le torse face à ce coup magistral. Mais c'est elle, et avec elle, toutes mes sensations sont bousculées, déformées, transformées. Me maudissant intérieurement, je me surprends à me pencher vers elle pour lui tendre la main, sans vraiment savoir pourquoi je le fais. Elle la saisit, mais ne se relève pas. Mon regard croise le sien et pendant un instant, je me retrouve transporté dans un autre temps, un autre univers et je perds pied ; pendant un instant je reste hébété, perdu dans ses prunelles, le regard vide. Pendant un instant, j'oublie mon épée.
-Chit ste going ona ?! (Que se passe-t-il ?)
C'est ce moment précis d'égarement que choisit Heda pour faire son entrée. Un frisson me parcourt l'échine quand sa voix parvient à mes oreilles. Je tourne la tête, m'apprêtant à la saluer comme le veut la coutume, mais c'était sans compter les doigts de Clarke qui emprisonnent toujours les miens. Je suis brutalement projeté vers l'avant ; mon cœur rate un battement et, en une seconde, mon crâne vient heurter la pierre dure. Je me retrouve sur le dos, nez-à-nez avec ces deux iris bleus qui me provoquent . Penché au-dessus de moi, ses jambes enserrant ma taille, Clarke a les mains posés sur mon cou. Je la regarde.
-Je vais te tuer, lâche-t-elle, les dents serrés, les traits déformés par la colère.
-Em pleni ! ordonne Heda. (Assez !)
Je distingue sa silhouette debout à côté de Titus, à quelques pas de nous, l'épée à la main. Je dois reprendre le dessus. Maintenant. Alors c'est ce que je fais. Je saisis fermement les avant-bras de Clarke et, pratiquement sans aucun effort, je la fais basculer sur le côté pour prendre exactement la même place qu'elle, la plaquant durement contre le sol et maintenant tenacement ses bras au-dessus de sa tête. Les rôles sont inversés et je sens ma véritable nature s'emparer à nouveau de moi, comme si je redevenais lucide. J'approche mon visage du sien jusqu'à sentir son souffle se mêler au mien, et articule dans un souffle rauque, menaçant :
-Tue-moi, et tu seras tuée sur-le-champ. Incline-toi devant Heda, et tu pourras m'affronter quand notre jour sera venu. C'est toi qui vois : mourir maintenant sans aucun honneur, en parjure, ou te battre en respectant l'esprit du Commandant, et avoir une chance de vivre. Vivre, Tigresse, pas survivre. A toi de choisir.
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Nous avons encore passé du temps dans la tête de Bellamy. Je crois que cet affrontement est très important pour lui et qu'il va produire en lui de nombreux changements. Qu'avez-vous pensé de cette tension entre les deux personnages ?
Je suis impatiente d'en discuter avec vous ! Si vous avez la flemme d'écrire, mais que le chapitre vous a plu, envoyez-moi au moins du ciel une petite étoile... ouais, un vote, quoi.
xoxo
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