Chapitre 14 : Costya derrière le masque
Costya
Un peu plus tôt
J'ai toujours su que j'aurais une vie hors du commun. La vie d'une étoile filante : aussi intense, aussi époustouflante et surtout, aussi rapide. Oui, je sais que je mourrai avec mon pouvoir dans une main, et ma jeunesse dans l'autre. Parce que sur cette terre, les gens comme moi ne meurent pas vieux. C'est comme ça ; c'est une fatalité qu'il faut accepter tout de suite avant de l'enfouir au fond de soi. Voilà le truc, avec les étoiles filantes : leur destin est tracé. Est-ce un avantage, ou bien un inconvénient ? Il m'arrive de me poser la question, lorsque j'en ai le temps ; car en réalité, je n'en ai pas tant que ça à me consacrer. Je sais que mon existence ne m'appartient pas, et que mon statut accompagne un devoir que je dois remplir jusqu'à mon dernier soupir.
Mon ombre porte les traits de la Faucheuse. Et depuis quelques temps, j'ai le sentiment irrépressible qu'elle me suit de plus près. Quelque part, quelqu'un tient le Sablier de mon existence avec un rictus au coin des lèvres. Qui est cette ombre qui viendra m'enlever à la terre ? Chaque visage, chaque lame qui brille au détour d'un corridor a l'air de me chuchoter « Prépare-toi », alors je passe ma vie à me méfier de tout et de tous, tout en sachant pertinemment que ça ne suffira pas toujours. Être Commandant, c'est être seul ; voilà ce que j'entends depuis mon ascension.
Si je le pouvais, peut-être que j'aurais peur, parfois ; de savoir que jamais je ne vivrai réellement pour moi. De savoir que mes jours sont comptés. De savoir que mon dernier souffle est redouté autant qu'il est désiré. Et de savoir que personne ne sait réellement qui se cache derrière ce titre singulier : Heda.
Parce que tout le monde connaît Heda.
Tout le monde veut être Heda.
Mais qui connaît vraiment celle qui respire derrière le masque ?
Qui connaît vraiment Costya ?
Oui, si je le pouvais, cette pensée me rendrait sûrement triste. Mais ça fait déjà bien longtemps que j'ai fermé mon esprit aux sentiments. C'était une décision nécessaire, autant pour survivre que pour pouvoir manier correctement la justice et le pouvoir. Rien ne doit pouvoir fléchir mon jugement. La plupart du temps, je parviens à maintenir ce rempart d'indifférence qui m'a demandé tant de sacrifices pour le bâtir. Ne pas aimer, c'est ne pas souffrir. Mais la plupart du temps, ce n'est pas tout le temps. Chacun a sa faille, celle qui le raccroche à son humanité. La mienne est un homme.
- Heda.
Bellamy.
Lorsque je l'ai vu passer les portes de Polis, il y a treize ans, j'ai immédiatement senti que d'une façon ou d'une autre, je devrais me confronter à lui. Si je ferme les yeux, je peux encore voir la démarche assurée et le regard brillant de détermination qu'il avait ce jour-là. Déjà, son corps ne laissait paraître aucune hésitation ni peur, et sa main ne tremblait pas autour de son épée. Il était si jeune et pourtant, il était prêt dès son arrivée. C'est un guerrier né : il a toujours eu cette force en lui. Quand mes yeux se sont posés sur les siens, j'y ai lu qu'il serait le meilleur de tous. Et du haut de mon trône, je l'ai regardé devenir un homme et se préparer à prendre ma place. Nous avons presque le même âge et pourtant, il y aura toujours ce fossé inexorable entre nous, ce décalage que rien ne saurait effacer. Parce que je suis le Commandant et que lui est mon sujet, il me sera toujours impossible de l'atteindre.
Je peux trancher la gorge d'un de mes sujets et voir la vie quitter son corps sans ciller. Je peux mener une armée au front et en revenir tâchée de sang. Je peux gouverner douze clans ennemis et réussir à instaurer la paix entre eux. Mais je n'ai jamais pu empêcher mon cœur de tressaillir en regardant Bellamy et, en le voyant là, sur le seuil de ma tente, je frémis. Je me retourne et fais un pas vers lui, relevant la tête, m'effaçant à nouveau derrière mon masque glacial.
- Bellamy. Je ne t'ai pas entendu entrer.
Je le détaille un instant du regard : le jeune homme est aussi couvert de sang que moi. Je viens à peine de regagner le campement de mon armée, que nous avons établi à mi-chemin entre Polis et le territoire de la Nation des Glaces, dans une vallée rocailleuse et étroite.
D'un geste de la main, j'invite Bellamy à me rejoindre autour de la table de fortune où sont déroulés des dizaines de plans compliqués et détaillés.
- J'aurais voulu avoir un mot avec vous, Heda.
Sa voix rauque et grave m'arrache un frisson. Sans un mot, je fais signe aux gardes postés à l'entrée de la tente de se retirer, et lève les yeux vers le jeune guerrier, je jette un œil aux cicatrices qui marquent son visage auxquelles s'ajoutent maintenant des plaies encore sanguinolentes.
- Encore une fois, tu as prouvé que tu es digne d'être l'un des nôtres.
Bellamy se courbe devant moi et je retiens un soupir. Lui que je considère comme mon égal ne pourra jamais se considérer comme tel, ni ne pourra l'être réellement. J'aimerais parfois que mon statut de Commandante ne m'élève pas tant au-dessus de tout le monde. Je lui somme de se redresser d'un nouveau geste. Je le vois jeter un œil aux plans de stratégie que j'étais en train d'analyser, avant son arrivée. Il en pointe un du doigt.
- Vous n'avez déployé qu'une partie de notre armée. Pourquoi ?
Je laisse glisser ma main sur le papier rêche en secouant doucement la tête.
- J'ai des raisons de penser que cette attaque était une simple provocation de la part de Nia. Son armée non plus n'était pas au complet.
Mon sang bouillonne à mes tempes tandis que je déroule dans mon esprit toutes les informations qui sont à ma connaissance. Le corps ne suffit pas pour être Commandant ; il faut aussi savoir se servir de sa tête. Je sens le regard attentif du guerrier posé sur moi et poursuis tout en continuant de réfléchir :
- Nia espérait sûrement que je mène tous mes guerriers au combat et que mon armée en revienne affaiblie...
Je fronce les sourcils, m'interrompant un instant. Mon regard croise celui de Bellamy dans lequel passe soudain un éclair. Comme s'il avait réussi à entrevoir mes pensées, le jeune homme achève de les formuler :
- Pour pouvoir mener une autre offensive lorsque nous aurons baissé notre garde.
Je hoche la tête, pensive.
- Les Azgedas ont sonné la retraite bien trop vite, poursuis-je. Ils veulent nous laisser croire qu'on a gagné, pour nous prendre par surprise.
- Quand ?
Je tourne la tête vers Bellamy qui se tient immobile à côté de moi, les bras croisés. Il lui suffirait d'un mot de ma part pour s'élancer sur le front. Je désigne une carte d'un signe du menton, et déplace un pion de bois.
- Ici, c'est l'emplacement parfait pour une embuscade : on voit tout Polis sans être vu. Ils sont probablement déjà en route et attendront notre retour pour lancer l'assaut.
Le jeune homme se raidit, serrant la mâchoire. Tout comme moi, son corps entier se tient constamment sous tension, prêt à affronter n'importe quel danger. Bellamy est un prédateur sans arrêt aux aguets. Depuis que je le connais, je ne l'ai jamais vu reculer devant rien. C'est comme ça qu'on survit.
- Donc, si je comprends bien, Heda... L'armée est déjà au courant. Le reste de vos hommes sont déjà sur place..., répond-il, le front plissé par la concentration.
Un rictus victorieux vient étirer mes lèvres.
- Tel est pris qui croyait prendre.
A son tour, Bellamy esquisse un petit sourire. Il en faut plus que ça pour m'avoir... Ce n'est un secret pour personne que la Reine des Glaces veut ma place depuis des années. Après tant de temps passé à batailler pour la pousser à faire entrer son peuple dans la Coalition, je commence à la cerner. Il est vrai que Nia est une stratège remarquablement intelligente... Mais je suis encore plus futée qu'elle.
D'un mot, je rappelle mes gardes qui apparaissent immédiatement, comme des chiens aux aguets.
- C'est l'heure.
Pas besoin d'en dire plus pour qu'ils comprennent de quoi il s'agit. Les sentinelles acquiescent et s'éclipsent en silence, sachant exactement ce qu'ils ont à faire. Bien, ne perdons pas de temps, à présent. Alors que je m'apprête à sortir à mon tour, je suis retenue par la voix de Bellamy :
- Heda...
Je me retourne, intriguée, le dévisageant avec insistance. Comme chaque fois, mon cœur bat plus vite même s'il sait qu'il ne devrait pas. En apparence, je reste de marbre.
- Qu'y a-t-il ? réponds-je en le voyant hésiter.
Son regard croise le mien et je déglutis face à son expression impassible. Si seulement j'arrivais à lire en lui, ne serait-ce qu'une étincelle, un battement de cœur... mais rien. Aucun sentiment n'émane de lui. Y en a-t-il, cachés au fond de lui ?
- Je voulais vous parler de Clarke, explique-t-il en reprenant contenance.
Je dois faire un effort pour ne pas me renfrogner, mais malgré moi, mon cœur se serre dans ma poitrine. Détournant le regard, maintenant la tête bien haut pour faire illusion, j'arpente d'un pas lent la tente, attendant que le guerrier poursuive.
- Sauf votre respect Heda, je souhaiterais demander sa libération.
Je m'arrête, prenant une grande inspiration, et lève la tête vers Bellamy pour rencontrer ses yeux. La lueur qui y brille me glace le sang. De tous les hommes sur cette terre, il est bien le seul qui serait capable de me faire peur. De me rendre faible.
- Et sous quel prétexte ? l'interrogé-je froidement.
- C'était de la légitime défense. Trisha m'aurait transpercé le cœur si Clarke n'était pas intervenue.
Ses prunelles ambrées semblent me demander : est-ce ce que vous auriez souhaité, Heda ? Et elles semblent connaître pertinemment la réponse. Toutefois, je maintiens notre échange de regard, refusant de ciller une nouvelle fois. Parfois, je me surprends à penser que c'est presque drôle, de me démener autant pour ne pas me trahir, alors que de toute façon, Bellamy ne me voit pas derrière le masque. Il ne voit que Heda.
Je fais un pas vers lui, le corps droit, inflexible. Arrivant à sa hauteur, je le vois tressaillir.
- Clarke est coupable de meurtre sur un Sang d'Ébène. Elle doit payer pour son crime.
- Elle est innocente. C'est à cause de moi qu'elle a dû agir ainsi.
La mâchoire carrée de Bellamy se crispe. Je ne sais que penser. S'il y a une valeur à laquelle le jeune homme n'a jamais accepté de céder, c'est l'honneur. Pour survivre dans notre monde, je l'ai vu menacer, frapper, tuer et toujours prendre ce qui lui était dû. Mais jamais il n'a arraché à qui que ce soit ce qui lui revenait de droit. Jamais il ne s'est emporté contre un innocent, jamais il n'a menti pour échapper à son sort. Je l'ai toujours admiré pour ça. Mais maintenant, voilà qu'il se déclare coupable pour les actes de Clarke ?
Une question tourne en boucle dans ma tête et me fait mal : pourquoi essaie-t-il de la protéger ?
Au fond de moi, je sais qu'il a raison, en partie. C'était bien lui qui était visé et, ayant connu Trisha depuis son enfance, je n'ai aucun doute quant à la manière dont se serait terminé l'affrontement si Clarke n'avait pas dégainé. Que suis-je censée faire ? Dans des instants comme celui-ci, je ne supporte pas de devoir prendre des décisions seule.
Si seulement quelqu'un pouvait me dire ce que je dois décider... Laisser Clarke subir les conséquences de son acte, comme je le ferais pour n'importe qui d'autre ? Ou la libérer... pour avoir sauvé la vie de celui que j'aime en secret ?
- J'ai dit à son arrivée que Clarke ne recevrait aucun traitement de faveur. Que me proposes-tu en échange de sa liberté ? m'entends-je lui souffler.
Je dois prendre sur moi pour ne pas détourner mes yeux de lui qui semble n'avoir aucun mal à me toiser de sa hauteur, droit comme une lance et le regard chargé d'un respect profond mêlé de gratitude. Le même regard que d'habitude, le même regard que je croise à longueur de journée. Pourtant, je vois soudain le jeune homme s'abaisser à mes pieds et mettre un genou à terre. Mon souffle se coupe tandis qu'il relève la tête vers moi.
- Faites de moi ce que vous voudrez, Heda. Je mets ma vie entre vos mains.
Je cligne des yeux, désarçonnée. Mon cœur rate un battement, me paralysant toute entière. Ressaisis-toi, Costya ! Pendant une seconde, un flash inonde mon esprit : un autre monde, un autre temps, lui, et moi dans ses bras. Dans un univers où le sang ne règne pas. Un univers qui m'est inaccessible... à moins que... ?
- Relève-toi, Bellamy.
En le voyant si beau et si dévoué, j'ai envie de pleurer. J'ai envie d'être une petite fille, innocente, loin de la violence et de la mort, et de pouvoir me jeter dans ses bras. Mais ses mots viennent de forger en moi un espoir infime. Je veux m'y raccrocher.
- Le promets-tu ? Promets-tu de me livrer ton existence toute entière ? D'être ce que je veux, où je le veux, à chaque instant où je le désirerai ? le questionné-je en tournant autour de lui avec solennité, faisant voler ma cape derrière moi. Peux-tu me promettre d'être à moi pour toujours ?
- Je le promets.
Au son de sa voix, je sais qu'il dit la vérité, mais je poursuis tout de même, voulant être sûre à tout prix que je ne perdrai pas sa parole et que je ne le perdrai pas, lui :
- Et si tu brises cette promesse ?
- Vous ferez ce que bon vous semble de moi.
Un sourire s'empare de moi et cette fois, je ne cherche pas à le réprimer. Bellamy me tend son bras et, sans hésitation, je l'entoure du mien pour sceller notre promesse.
- Personne ne doit jamais être au courant, soufflé-je en serrant un peu plus son bras.
Lorsque je m'écarte, je me sens plus légère que jamais, délestée du poids du devoir et des conventions.
- Va. Pars devant. Mais je veux que tu me retrouves à Polis dès que tu en auras fini avec Clarke.
Le jeune homme incline la tête dans un geste de soumission avant de se retirer d'un pas pressé. Soulevant le pan de ma tente, je le regarde grimper sur un cheval et s'élancer au grand galop à travers la vallée. Je reste immobile, les yeux posés sur sa silhouette qui s'éloigne, jusqu'à ce qu'il disparaisse de ma vue. En regagnant ma tente, je souris : il en rejoint peut-être une autre mais désormais, il est à moi.
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GUESS WHO'S BACK !
Wooo... J'ai cru que je n'arriverai jamais à écrire ce chapitre ! Je n'en suis pas extrêmement satisfaite, mais... vous me direz ce que vous en pensez... hein ? ☺
Je reviens de vacances avec des idées plein les poches... j'ai hâte de vous montrer tout ça héhéhé.
J'espère que vous avez apprécié cette introduction à Costya. Vous la connaissiez déjà, mais c'est la première fois (et peut-être pas la dernière, qui sait...) que vous pouvez entrer dans sa tête ! Alors ? Quelle impression vous a-t-elle fait ?
Je dois vous informer que le 13e chapitre a été partiellement réécrit (bon, vous affolez pas, il se passe toujours la même chose, globalement, mais vous pouvez retourner y jeter un œil si vous le souhaitez !)
La couverture a aussi été modifiée pour la énième fois... x) J'espère que vous l'appréciez !
Comme d'habitude, j'ai hâte de vous entendre ou au moins de vous voir dans mes notifs ♥
Des bisous !
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