Les vampires n'étaient pas réputés pour s'entendre avec des humains. Ils étaient même perçus comme des êtres les chassant, et buvant leur sang encore chaud d'une manière avide.

      Alors, quand Kayato aperçut Evan aux côtés d'un homme aux cheveux rappelant la mer, il fut étonné. Étonné de voir cet humain si détendu à ses côtés, bien qu'il semblait nerveux en ayant aperçu les 5 intervenants entrer chez lui. Ils semblaient pouvoir communiquer sans parler, se toucher sans être à côté.

      Evan s'installait vers son canapé en cuivre, et invitait ses invités à faire de même avec un grand sourire, révélant ses canines acérés. Son seul œil visible, l'autre étant caché par un cache œil, reflétait des pupilles d'une rougeur comparable au sang.

     Kayato s'installa, essayant de déchiffrer au maximum le personnage devant lui. Son œil étincelait d'une lueur presque théâtrale alors qu'il ouvrait grand les bras, comme pour embrasser tout son domaine et ses visiteurs inattendus.

   — « Bienvenue chez moi, mes chers amis ! » s'exclama-t-il d'une voix chantante, presque exagérée. « Je présume que ce n'est pas simplement pour écouter mes contes et légendes que vous avez bravé les dangers de la forêt interdite, n'est-ce pas ? »

      Sa manière de parler était empreinte d'une étrangeté captivante, comme s'il récitait les lignes d'une pièce de théâtre dont ils étaient tous des acteurs malgré eux.

     — Allez, allez, ne soyez pas timides, continuait Evan. Vous n'êtes sûrement pas venus jusqu'ici juste pour le plaisir de ma compagnie et boire un délicieux thé, alors dites-moi tout ! Quelle quête grandiose vous amène en ces lieux ? La forêt interdite, après tout, en voilà un objectif !

      Panda était allé voir Haru, laissant à son grand plaisir ses 4 amis parler avec ce personnage déstabilisant. Kayato comprit bien que le plus jeune voulait voir l'échange qui va se créer sans son aide, ce à quoi il soupira.

     — Eh bien, Panda nous a beaucoup parlé de ta capacité à fournir des armes, bien que ce soit illégal. Nous voulons...

     Il cherchait ses mots. C'était comme si chaque mot aurait un impact direct sur le choix d'Evan, qui continuait de le regarder avec un énorme sourire peu bienveillant.

     — Nous voulons que tu nous en fournisse aussi, informe-t-il tout en cherchant une quelconque réaction chez le vampire.

     — Et j'y gagne quoi ?

      Evan continuait de sourire, tout en s'enfonçant davantage dans son canapé et en écartant ses jambes. Il ne semblait pas intéressé, mais c'était prévisible.

    — Les pierres de sang. Nous t'en ramèneront.

      L'immortel se redressa, et passa sa main pâle sous son menton.

    — Les pierres de sang ? Se trouvant dans le Royaume aux profondeurs de la mer ? Celles capables de créer des armes dotées de dons ? Vous voilà ambitieux.

      — Nous comptons nous mettre le roi à dos ainsi que son royaume, bien sûr que nous sommes ambitieux, rétorqua Kayato.

       — C'est Panda qui vous a dit que j'en voulais, n'est-ce-pas ? Me voilà ravi qu'il s'en souvienne. Je ne savais pas qu'il allait vous rejoindre à ce suicide, mais le voilà. C'est ma légende qui t'as influencé ? demanda t-il au plus jeune.

     Les regards se tournent vers Panda, qui empilait des objets aux côtés de Haru. Panda rendit simplement son sourire espiègle tout en haussant les épaules, tandis que Haru ne laissait rien paraître. Ses joues étaient couvertes de bandages, ce à quoi Kayato fronça les sourcils.

      Evan se leva de son fauteuil, un sourire mystérieux aux lèvres, et commença à faire les cent pas, ses gestes théâtraux et sa voix vibrante emplissant la pièce. Il était dans son domaine, personne ne pouvait en douter.

      — Ah, laissez-moi vous conter une légende, mes chers invités. Une légende ancienne, aussi ancienne que les antiquités elles-mêmes.

Il y a bon nombre d'années, Thalassia régnait sur l'océan, une antiquité marine, sœur des sirènes, dont la respiration pouvait provoquer des tsunamis et dont les rires faisaient fleurir les coraux. Elle aimait les reflets du soleil sur son eau scintillante, mais par-dessus tout, elle chérissait les lueurs de la lune. Éperdument amoureuse de Lune, elle admirait sa beauté céleste et ses doux rayons argentés. Mais Lune ne daignait même pas la regarder.

Thalassia comprit alors : il aimait une autre, une créature qui respirait le même air que lui. Brisée par ce rejet, elle se réfugia dans les ténèbres de la tristesse. Ne voulant plus ressentir ce malheur, elle pleura des larmes de sang. Ses émotions et son cœur furent arrachés de son être, et elle devint une antiquité incapable d'aimer. En perdant son cœur, elle perdit également sa beauté. Sa peau de sirène devint trouée, sa voix envoûtante devint grinçante, et ses yeux, autrefois reflétant la joie, ne reflétaient plus que la mort.

Scryllathor, son frère, ne la reconnut plus comme une sirène, mais comme une ennemie. Thalassia, transformée en hydre hideuse, chercha désespérément à retrouver ses larmes de sang, espérant ainsi regagner sa beauté et son amour. Mais même en utilisant toute sa magie, elle ne parvint pas à récupérer son cœur. Thalassia n'éprouvait plus d'amour, seulement du désespoir. Ses larmes de sang se solidifièrent et devinrent des pierres, dispersées dans les profondeurs de l'océan.

      Toute la pièce s'était tue. La voix d'Evan était envoûtante, chaque mot semblait s'engouffrer au plus profond de l'âme de chacun. Le silence qui régnait enveloppa chacun tandis qu'Evan,  avec une grâce détachée, se rassit pour conclure :

      — Et ainsi, les larmes de Thalassia devinrent les légendaires Pierres de Sang. La magie qu'elle y a infusée sous un élan de désespoir permettra à chaque arme de bénéficier de ce que le porteur désir le plus.

       Panda avait arrêté de construire sa tour de cartes, admirant chaque mot de Evan comme s'il était ensorcelé. Mina, bien qu'impressionnée, ne voulait pas l'admettre. Elle signala :

     — Ce n'est qu'une légende, il n'y a aucune preuve...

    — Ma chère dame, ne trouvez-vous pas que le monde serait bien ennuyeux si nous nous contenterions simplement de faits bruts et secs ? N'est-il pas bien plus amusant de l'interpréter, de le tordre et de le faire évoluer selon nos mots et nos caprices ?

       Mina fronça ses sourcils fins, mais ne dit rien. Parfois, comprendre n'était pas nécessaire.

      — Quoique, saviez-vous que les Royaumes de Thalassia et de Scryllathor sont aujourd'hui en guerre ? Vous voulez vraiment y aller en échange de quelques armes ?

       — Eh bien, non.

       Evan se retourna pour faire face à Panda qui avait finalement décidé de prendre la parole. Il souffla la pile de cartes qu'il avait faite avec Haru, puis fit face au groupe. 

        — Nous récupérerons tes pierres de sang, en échange de tes armes et aussi de ton aide et celle de Haru pour renverser la Lumière. En allant en guerre à nos côtés.

       Evan ne souriait plus, il se contentait de fixer Panda, de qui il était toujours difficile de savoir à quoi il pensait. Haru, sur la table derrière, fronça les sourcils, toujours sans un mot. Kayato ne put s'empêcher de sourire très légèrement à la vue confuse des deux amis.

     — Attendez... Vous souhaitez que je batte le Roi ?

     — Non, pas seulement le Roi, mais aussi l'armée de Lumière.

      Evan allait répliquer, mais Panda fut une nouvelle fois plus rapide :

      — On te trouve tes Pierres de Sang, avec quoi tu fourniras des armes magiques. Ensuite, on s'infiltrera dans le Royaume de la Lumière pour retrouver Soleil et Deyfa, puis nous attaquerons.

      Evan chercha des yeux Haru, comme s'il voulait vérifier son état. Le négociateur le remarqua une nouvelle fois, pour continuer :

       — Haru sera à tes côtés. Armé. Si tu n'es pas intéressé, très bien. L'honneur de créer des armes venus de l'amour de Thalassia ira à quelqu'un d'autre.

        Evan ne dit rien. Sa grande musculature ainsi que ses cheveux mi-longs et noirs étaient imposants. Mais le voilà, face à face avec un adolescent. L'œil d'Evan bascula ensuite vers les 4 ennemis de la Lumière. Chaque seconde durant laquelle son regard était ancré semblait une éternité, comme s'il jaugeait la probabilité. Finalement, il soupira avant de déclarer avec une pointe d'amusement :

       — Je suppose que je n'aurai rien à perdre. Ramenez-moi ces pierres de sang. Le premier homme à fournir des armes de Thalassia sera le vampire que le Royaume de Lumière a lui-même exclu. Comme c'est amusant et humiliant pour eux.

       Leyo s'allongea dans son lit. Après avoir passé quatre heures à coudre sans relâche, il était épuisé. Il voulait seulement dormir. La nuit blanche se faisait ressentir, mais son souhait de dormir s'opposait avec sa peur de décevoir. Ce ne fut qu'après que Shai l'avait privé de ses ciseaux et de son fil jusqu'à ce qu'il dorme que le métisse dû s'y résoudre.

     Il repensa à cette histoire. Tout était arrivé tellement vite. Si le Royaume de la Lumière apprenait sa contribution, il irait droit vers le couloir de la mort. Cette pensée lui nouait l'estomac. Mais il repensa à Panda. Pour une fois, il le comprenait.

      Néanmoins, il se sentait faible. Lâche de ne fournir que des vêtements, et pas d'affronter ceux qui ont détruit la vie de bon nombre de ses amis.

     Alors, quand Takumi revint toquer à la porte pour l'appeler, sur son nuage volant, lui et Shai, il sauta de son lit. Sa nuit de sommeil attendrait. Les mots de Takumi, prononcer avec un timbre satisfaite, étaient clairs :

« Ça vous dit de rencontrer les Hydres et les Sirènes ?»

      Haru n'était pas sociable. Il préférait observer les poissons et lire des livres plutôt que sortir en ville, sous les bruits grinçants des papotages et le rythme de la foule. Il n'aimait pas être entouré de trop de personnes. Alors, quand il vit Shai et Leyo se rajouter et former ainsi un groupe de neuf personnes, il ne put s'empêcher de plier et déplier des bouts de papiers. Bien qu'il était adulte, il avait la taille de Panda, et n'avait pas le charisme de son meilleur ami le vampire.

      Dès lors que Takumi revint, sur son nuage avec la compagnie de Shai et Leyo, l'œil d'Evan s'illuminait de la même manière qu'un enfant.

         — Je veux ce nuage ! pointe-t-il du doigt.

       Takumi plissa des yeux et entrouvrit la bouche.

       — Jamais, le vampire !

       — T'es un démon, tu n'es pas mieux !

       Takumi ne dit rien, car il n'avait rien à dire. Mais il était bien trop fière pour donner son nuage, c'était évident. Evan détourna son attention pour saluer les nouveaux arrivants. Son étonnement en voyant Leyo était visible.

       — Ils t'ont aussi eu, mon petit Leyo ? Eh bien, ça ne m'étonne pas vraiment de toi.

    Leyo rougit légèrement, gêné d'être prévisible. Il ne connaissait pas très bien Evan comme Kayato aurai pu le penser. Ils se retrouvaient qu'à l'intermédiaire de Panda. Avec Haru, c'était pire, ils ne s'étaient jamais parlé : leur seul interaction était une teinture faite par Leyo, dans un silence complet, sous les monologues du vampire.

      — Tu nous accompagnes, Leyo ? demanda Kayato.

      — Pas avant d'avoir dormi, honnêtement, bailla celui-ci. Je réclame une sieste.

      — Il y a des lits à l'étage, informa Evan.

      Alors que Shai et Leyo allaient monter dans le calme, les deux ayant été privés de nuits, Panda rajouta de sa voix malicieuse « Celle de droite est de loin la plus confortable, honnêtement ». Les deux hommes épuisés se stoppèrent, et après s'être regarder dans le blanc des yeux, ils coururent dans les escaliers en se bousculant sans pitié.

     — Je suis le plus jeune ! J'ai besoin de bonnes nuits de sommeil !

     — Ce n'est pas toi qui a invoqué des objets depuis 9 heures ! Je suis l'aîné, j'ai 23 ans, je mérite respect !

      Leur chamaillerie continuait jusqu'à ce que leur voix se fasse étouffer par la distance. Panda affichait un sourire satisfait. En réalité, les deux lits étaient de confort égal.

      Kayato balada son regard en détail sur le salon. C'était la première fois qu'il était légalement dans une pièce aussi grande. Les murs étaient peints en rouge sang, et les rideaux empêchaient les lumières envahissantes de s'inviter dans la maison du vampire. Les murs étaient décorés de tableaux, desquels Kayato n'osait pas demander l'origine. Le salon était correctement meublé, de canapés ainsi que de longues tables. L'archer pouvait apercevoir une porte discrète au coin de la pièce, sans doute l'entrée de leur chambre.

      Il chercha du regard Haru, qui s'était fait discret jusque là. Il le trouva assis, en train de le fixer réciproquement, près de la longue table. Kayato se rapprocha.

     — Eh bien, j'interromps ton quotidien, ça va le faire ?

       Haru plissa des yeux. Un, deux trois... Il avait 7 pansements au visage. Entre lui et Evan avec son cache oeil, Kayato se posa des questions, qu'il garda pour lui-même.Haru avait un nez fin et des cheveux aussi lisses que les vagues sous la lune. Leur teinte étaient bleu marine, probablement le résultat d'une teinture réussite. Sa coiffure était original, l'arrière étant assez court, mais les deux mèches de l'avant étant mi-longs. Il fixait Kayato de ses yeux ambrés.

       — Ça m'est égal, répondit simplement Haru.

       — Eh bien, c'est quand même un choix important, non ?

        — On mourra tous tôt ou tard, pas besoin d'être dramatique. Ma présence n'influencera en rien l'issu de cette guerre.

        Kayato ne répondit pas. Il n'était pas assez proche pour se permettre de faire des commentaires sur sa façon de penser. Il se retourna et fixa Mélina. Elle avait le même discours quelques années auparavant. Pourtant, c'était elle qui donnait la force à Kayato d'aller de l'avant. 

     Le métisse se rapprocha de la rousse, mais fut interrompu par la voix monotone de Mina.

      — Il y a un problème, souleva Mina après avoir constaté le calme. Les armes. Sous l'eau, nous sommes tous inefficaces, sans compter Takumi et sa forme de démon, mais ce n'est pas évident. Kayato a aussi des flèches pouvant naviguer dans l'eau, mais ça sera à la force de ses bras...

       Mina pouvait léviter. Shai pouvait invoquer des objets en dessinant. Mélina maniait un sabre, Panda un fouet et Leyo une faux. Tous perdaient leur efficacité sous l'eau.

      — Si nous nous retrouvons au milieu du conflit des abyres et des Sirènes, nous mourrons. Sans compter notre incapacité à nous mouvoir correctement dans l'eau, continua Mina.

       — Concernant la capacité de respirer, parler et se mouvoir, je peux vous fournir des pastilles. Mais, je préviens, il y a des effets secondaires, et elles perdent leurs effets au bout de vingt-six heures, prévint Evan tout en fouillant dans des bocaux suspects posés sur une armoire.

       Mélina ne fut pas rassurée à la mention d'effets secondaires, et elle ne savait pas très bien nager. Elle ravala sa salive. Bien que Kayato voulait en savoir plus pour son amie, Evan insista sur le fait que ce serait plus amusant de découvrir les effets par soi-même. 

       — Et je suppose que vous n'allez pas nous accompagner ? déduit Takumi.

       Evan parvint finalement à trouver ce qu'il cherchait, et l'exposa aux yeux de ses peut-être futurs alliés. Au fond du bocal patientaient quelques pastilles lesquelles était gravés des larmes. 

      — Eh bien, tu as vu juste, le démon ! Je ne vais certainement pas vous aider avant d'avoir en main ces fameuses pierres ! informa Evan en continuant de faire des gestes théâtraux. De plus, je n'ai que 6 pastilles.

      Ils étaient sept. Mina se proposa pour rester aux côtés de Evan, afin de pouvoir se renseigner sur les armes, et inclure ses connaissances en informatique uniques.

     Ainsi, l'équipe aquatique était fondée. Ils devaient éviter le conflit à tout prix, mais en cas d'urgence, ils avaient des armes blanches, Kayato et Takumi. Ils allaient partir dans les trois heures qui arrivaient, pour sortir de la forêt et plonger dans l'eau du Royaume des abyres, des créatures peu chaleureuses, récemment envahi par les Sirènes. L'équipe était composée de Kayato, Mélina, Takumi, Shai, Panda et Leyo. 

        Au fin fond de l'océan, elle attendait. Sa queue était noircie, ses yeux ternis, et ses cheveux avaient perdu leur splendeur. Elle n'avait plus rien. Elle touchait sa peau douloureuse, qui commençait à se désintégrer. Elle n'en avait plus pour longtemps. L'eau n'était plus purificatrice : là où elle se baignait autrefois avec sa sœur en rêvant de leur avenir radieux allait devenir le lieu de sa mort, dans l'oubli. Qu'attendait-elle ? La mort ? La délivrance ? La vengeance ? 

        En réalité, elle n'attendait que l'espoir. Mais seul le désespoir venait à elle.