Chapitre 2
Comme tous les lundis matin, je me rends au café de Blaire, au bout de la rue, pour prendre ma dose de caféine. Le temps des citrouilles approche et elles pullulent déjà dans la rue principale de notre vieille ville. Blaire est devenue une amie depuis qu'elle a ouvert le meilleur café de l'histoire. Entre ses mélanges audacieux et ses gâteaux à faire jouir un mort, j'ai commencé à me demander si elle n'est pas une sorcière elle aussi, mais ce n'est pas le cas. Je lui ai vraiment demandé. Beaucoup de sorcières et de sorciers ne font pas partie d'un coven ou en ignore tout simplement l'existence. Notre histoire n'a pas connu beaucoup d'heures de gloire, nous descendons pour la plupart de familles qui se sont efforcées de cacher leur vraie nature pendant des générations. Ce qui m'a amené à lui parler de notre existence. Et comme elle l'a très bien pris, je n'ai pas eu besoin d'effacer sa mémoire en découvrant qu'elle n'est pas du tout une sorcière.
— Bonjour Octavia ! s'exclame Blaire à mon approche.
Elle fait le tour du comptoir pour venir me prendre dans ses bras. Cette fille adore faire ça, donc j'ai dû m'y habituer. Ce qui n'est pas le cas de Carolyn qui recule d'un pas à chaque fois que Blaire s'approche de nous.
— T'es toute seule ce matin ?
Haussant une épaule, je lorgne déjà sur les gâteaux de toutes les couleurs qui me font de l'œil.
— Carolyn a eu une longue soirée, apparemment.
Elle ne m'en a pas dit plus et j'avoue que je ne me sens pas très bien en y pensant. Je ne lui ai pas demandé avec qui elle a passé la nuit, je ne le fais jamais. C'est ça vie, ça la regarde. Mais cette fois, après l'avoir vu passer des heures à attendre d'apercevoir Devon dans la rue samedi, je ne peux m'empêcher de sentir un pincement dans ma poitrine.
— Cette fille m'impressionne. J'aimerais avoir son courage.
Je balaye sa remarque de la main et pointe les cupcakes au citron.
— Tu es bien assez courageuse. A son stade, ça se rapproche plus de la folie.
Sans que je n'ai à dire un mot de plus, Blaire attrape une boite et y range six cupcakes au citron. La jolie brune est toujours très joyeuse et enjouée, une vraie pile électrique chargée au sucre. Alors forcément, lorsque je vois cette petite note de déception dans son regard, je me doute que ça ne vient pas des cupcakes. Depuis quelques temps, Blaire a repris contact avec son premier amour revenu d'Irlande. Il s'est installé dans la ville voisine et je vois bien que la jolie brune est toujours amoureuse de lui. Pourtant, rien n'est encore arrivé entre eux.
— Mon offre tient toujours, soufflé-je par-dessus le comptoir. Juste quelques gouttes et ton problème de cœur sera réglé.
Mon clin d'œil la fait rire, mais elle secoue la tête pour refuser. Je comprends très bien ce qu'elle ressent, un amour forcé n'est pas un amour sincère. Je suis bien placée pour le savoir et en comprendre les conséquences.
— J'ai rendez-vous avec lui samedi, pour la kermesse.
— C'est une excellente nouvelle !
— Je n'en suis pas sûre, grimace-t-elle en encaissant mon argent. J'ai peur de tout gâcher.
Tendant la main pour prendre la sienne, je serre ses doigts et lui offre un sourire rassurant.
— Le véritable amour ne craint rien.
— Je ne te pensais pas aussi romantique, annonce-t-elle en penchant la tête sur son épaule.
Elle fait la moue, le doute s'installant dans ses yeux. Je relâche sa main et récupère ma boite.
— Je ne le suis pas. C'est un fait, affirmé-je en haussant les épaules.
— J'aimerais beaucoup en savoir plus, intervient soudain une voix que je n'arrive pas à oublier.
Mes muscles se contractant subitement, j'écarquille les yeux face à l'air enchanté de Blaire et me tourne pour faire face à l'homme qui vient d'intervenir. Au moins, il n'est pas avec Carolyn. Les mains derrière le dos, vêtu d'un jeans noir, de boots brunes et d'un pull gris surmonté d'une écharpe, il m'adresse un sourire digne d'un acteur de cinéma.
— Ravi de vous revoir, lance-t-il de sa voix suave.
— Au revoir, réponds-je en passant à côté de lui.
Mon cœur bat si vite que je n'entends rien d'autre. Je pensais qu'il était assez occupé je-ne-sais où pour ne pas trainer dans le quartier, mais visiblement, ce n'est pas le cas. Je suis sûre que je peux m'y faire. Avec le temps, j'arriverai à dompter mon cœur, et ma raison reprendra le dessus. Il faut juste que je l'évite au maximum. Mais ça va devenir compliqué s'il me court après.
— Octavia !
Mes pas s'arrêtent brusquement au milieu du trottoir alors qu'un grognement frustré m'échappe. La rue est une succession de maisons mitoyennes en briques sur deux ou trois étages, aucun moyen de disparaitre dans une ruelle. J'ai toujours adoré cet aspect de la ville, plus authentique que les immeubles de métal de l'autre côté du pont. Pourtant, en cet instant, je donnerais n'importe quoi pour trouver une ruelle déserte et disparaitre derrière un mur.
Lentement, prenant une grande inspiration, je me jure d'étrangler Blaire pour lui avoir dit mon prénom et fait face à Devon qui trottine dans ma direction.
— Vous avez oublié votre café, annonce-t-il en me tendant le gobelet portant mon nom.
— Evidemment, soufflé-je pour moi-même.
Blaire, je te pardonne. J'attrape le café fumant, gardant ma boite en équilibre dans l'autre main. Sans se départir de son sourire, Devon remonte ses fines lunettes de vue sur son nez, les deux ronds cerclés d'or complétant sa panoplie de tombeur.
— Je n'ai pas droit à un merci ?
— Merci, marmonné-je avec mécontentement.
Un rire lui échappe, me stoppant dans ma tentative de reprendre mon chemin. Bon sang ! Je suis de moins en moins certaine d'avoir la force de lutter. Malgré tout, je pivote sur mes talons et reprends mon chemin vers ma boutique. J'ai un tas de choses à faire aujourd'hui, dont la décoration de la façade qui va sans doute me prendre deux jours.
— J'ai l'impression que vous ne m'aimez pas beaucoup, lance Devon en rattrapant mon pas.
Un grognement agacé m'échappe, plus contre moi que contre lui, mais il semble mal le prendre.
— Je n'ai pas l'impression d'avoir été désagréable à ce point. A vrai dire, j'ai été le plus civilisé de nous deux.
— Et vous avez totalement raison, répliqué-je dans le but de le dissuader.
Mais le mortel est tenace. J'accélère le pas, pourtant il soutient ma cadence sans problème, grâce à ses longues jambes.
— C'est votre technique de vente ? La charmante rousse et la méchante brune ?
J'arrive devant Spices&Charms, essoufflée, et me retrouve coincée avec ma boite dans une main, mon café dans l'autre et mes clés dans mon sac. Devant lui, je ne peux pas simplement ouvrir la porte par magie d'un claquement de doigts.
— Attendez, je vais vous aider, intervient Devon en prenant ma boite de gâteaux.
Je le laisse faire, fouillant ma mémoire dans l'espoir d'avoir une idée, une potion ou un charme pour qu'il ne puisse plus me voir. Il doit bien exister quelque chose. Si je ne peux pas l'envouter lui, je peux m'envouter moi. Il faut que je trouve un moyen de l'éloigner de moi avant que je ne succombe.
Sortant la clé de mon sac, j'ouvre le verrou et entre dans la boutique sans m'étonner qu'il me suive. Ses pas sur le vieux bois font grincer les planches.
— Cette boutique est vraiment magnifique, souffle-t-il en posant la boite sur le comptoir.
Ça me coûte, mais je l'ignore et bois une gorgée de café dans l'espoir de réveiller mes instincts maléfiques de sorcière.
— Ça fonctionne tout ça ? m'interroge Devon un sourcil dressé.
Il déambule dans les allées, prenant des huiles pour en lire les étiquettes, faisant glisser ses doigts sur les médaillons, rapprochant son nez des bâtons d'encens. Lyn avait raison, avec les étagères dans ce sens, on ne loupe rien de ce que font les clients.
— Si ça ne fonctionnait pas je ne les vendrais pas, réponds-je d'une voix provocante.
Il relève soudain le menton, l'air surpris de m'entendre parler. Un sourire ravi étire ses lèvres et il remonte ses lunettes avant d'attraper un bouquet de sauge. Je ne peux empêcher mon sourcil de se dresser.
— Je vais prendre ça, annonce-t-il en le posant sur le comptoir. Mon appartement a besoin d'être purifié.
— Vous savez vous en servir ?
— Plus ou moins.
Il hausse une épaule et boit une gorgée de café sans me quitter des yeux. Ses iris bleus ont l'air sortis d'un autre monde. Si clairs et envoutants. A tel point que je ne sais plus quoi faire.
— Si vous donnez des cours particuliers, je suis prêt à y mettre le prix, insiste-il.
J'ai la tête qui tourne tout à coup. Sans doute le manque de nourriture. Je n'ai encore rien avalé à part une gorgée de café.
— Ce n'est pas compliqué, vous trouverez toutes les informations sur internet.
Prenant le billet qu'il me tend, je lui rends la monnaie et glisse le bouquet de sauge dans un petit sac en papier que je pousse dans sa direction. Mais avant que je n'ai le temps de retirer mes doigts, Devon pose sa main sur la mienne, provoquant une décharge électrique si violente que nous sursautons tous les deux.
— Ah ! Foutue électricité statique, marmonne-t-il en pliant et dépliant ses doigts. Désolé.
Le problème maintenant n'est plus ma tête mais ma poitrine. Le courant d'énergie a parcouru mon bras pour aller tout droit à mon cœur avec une telle violence qu'il me fait mal.
— Vous devriez partir, maintenant, ordonné-je d'une voix à peine audible.
Les mains accrochées au comptoir pour ne pas tomber, je lui adresse un regard mauvais pour l'obliger à s'en aller. Ma tension monte si vite devant son obstination que tout à coup, la porte de la boutique s'ouvre en claquant contre le mur, l'obligeant à se retourner. L'air qui s'engouffre soudain dans la boutique agite ses cheveux et vient caresser mon visage avant de disparaitre. Confus, Devon m'observe avec curiosité, contrairement aux autres mortels qui auraient pris leurs jambes à leur cou. Il ne va quand même pas m'obliger à le jeter dehors. Je ne suis pas certaine d'en avoir la force. Je n'entends plus que le sang qui bat dans mes oreilles.
— Bonne journée, Octavia.
En récupérant son paquet, le mortel m'adresse un sourire, achevant de me terrasser, et s'en va d'un pas paisible. Ma vue se brouille à mesure qu'il s'éloigne. Mes jambes semblent de plus en plus molles.
— Il faut vérifier cette porte, lance Devon avant de la refermer derrière lui.
Il n'attend pas de réponse et à travers le brouillard, j'ai juste le temps de le voir traverser la rue pavée avant que je ne m'effondre d'un coup derrière le comptoir.
— Octavia ? Octavia ! crie Lyn au-dessus de moi.
Ses mains attrapent mes épaules et me secouent, puis frappent mes joues.
— C'est bon, gémis-je en essayant de la repousser. Arrête !
Ouvrant les yeux avec effort, je vois mon amie se laisser tomber à côté de moi, coincée entre le comptoir et la table de préparation.
— Tu m'as fait peur ! Qu'est-ce qui te prends de faire une sieste ici ?
Je ne prends même pas la peine de lui répondre et m'assois en passant mes mains sur mon visage.
— Qu'elle heure est-il ?
— Plus de 10 heures.
Ça fait près d'une heure que je suis inconsciente sur le sol.
— Tu n'arrives que maintenant ? demandé-je à travers mes doigts.
Lyn hausse une épaule et se lève, puis me tend les mains pour m'aider. Ma tête me tourne encore un peu lorsque je me retrouve à la verticale, mais beaucoup moins que tout à l'heure.
— Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
— Hypoglycémie.
— Tu n'es pas diabétique, souligne-t-elle avec une grimace.
Croisant les bras, Lyn me fait face, avec semble-t-il, la ferme intention de me faire cracher le morceau. Ce que je refuse catégoriquement. Il est hors de question que je lui parle de ce qui est arrivé ce matin, ou il y a trois ans. Tout ceci me vaudrait de gros problèmes et je ne suis pas en assez bon terme avec les Êtres des Ténèbres pour supplier leur indulgence.
— Avoue, insiste Lyn. T'as de nouveau essayé la projection astrale toute seule ?
Je n'y avais même pas pensé, mais merci à elle pour m'avoir donné l'excuse parfaite. Forçant un regard désolé, je lève les yeux vers mon amie et pince les lèvres, coupable. Il ne lui en faut pas plus pour me croire. Lâchant un soupir agacé, Carolyn lève les mains au ciel et retourne de l'autre côté du comptoir.
— Combien de fois dois-je te dire d'arrêter ce genre de bêtises ? L'accident de Paige ne t'a pas suffi ?
La projection astrale consiste à envoyer l'image de notre être dans un lieu différent, pour être littéralement à deux endroits en même temps. Chaque étapes est extrêmement difficile et nécessite beaucoup d'entrainement. La première phase consiste à parvenir à se dédoubler. Mais lorsqu'on le fait, au début, le corps vrai, notre premier corps, n'est plus conscient. Voilà pourquoi Carolyn a pensé que j'essaye la projection astrale.
L'étape suivante consiste à projeter nos pouvoirs avec nous pour parvenir à s'en servir avec notre corps astral. Puis nous nous entrainons pour que nos deux corps soient conscients en même temps et ainsi de suite pour arriver au résultat finale de pouvoir être à deux endroit différents en même temps en faisant deux choses totalement différentes. Evidemment, cet état n'est pas permanent. Il demande beaucoup d'énergie. Et moins une sorcière a de force, moins elle a de pouvoir.
L'année dernière, Paige, l'une des membres du coven, a voulu montrer qu'elle y arrivait. Mais alors que son corps astral était avec les Êtres des Ténèbres, son corps premier s'est effondré de fatigue en plein milieu de la route et une voiture l'a percutée sans pouvoir l'éviter. Elle est morte sans même espérer guérir de ses blessures grâce à la magie parce qu'elle était trop faible.
— T'aurais au moins pu fermer la porte à clé ! T'imagine si quelqu'un t'avais trouvé là ?
— Tu devais arriver plus tôt, souligné-je.
— Ne mets pas la faute sur moi, me menace-t-elle du doigt.
Levant la main, je fais un crochet avec mon index et tire d'un coup sec dans ma direction, comme si une corde invisible me reliait à la porte. Celle-ci s'ouvre brusquement et vient frapper Carolyn par l'arrière.
— Ne me menace pas du doigt.
Lyn trébuche en avant, mais parvient à garder l'équilibre pour me fusiller du regard.
— Tricheuse !
— Maintenant que tu es là, tu vas pouvoir m'aider avec les décorations, annoncé-je en pointant les cartons que j'ai sortis de la réserve samedi.
Soudainement moins enjouée, Carolyn laisse retomber ses épaules et grimace.
— Je suis obligée ?
— Si tu veux mériter ton salaire, oui.
— Je n'aurais jamais dû te laisser gérer les comptes, marmonne-t-elle en venant prendre un carton.
Elle sait très bien que je suis bien plus douée qu'elle. D'ailleurs, la question ne s'est jamais vraiment posée. J'ai pris le relais et quand maman est morte et que Rose-Mary a pris sa retraite, nous avons simplement continué ainsi. Si je gère l'administratif, Lyn s'occupe de la création, déniche les nouveautés, gère le marketing. Notre boulot est plutôt bien équilibré. Mais pour ce qui est de l'aspect manuel, nous devons toutes les deux mettre la main à la pâte, même si elle n'aime pas salir ses doigts.
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