La chute
Les paroles des chansons sont empruntées à Julien Doré, à Serge Gainsbourg et moi-même.
Cinq jours ... cinq jours qu'il n'avait pas fermé l'oeil. Même pour lui, cela commençait à faire trop. Molly, son assistante particulière, avait eu beau insister pour qu'il tente de suivre le rythme de sommeil que le staff médical préconisait, l'exhorter à s'allonger dans la pénombre, le tenter avec des tasses de lait sucrées au miel, le cajoler avec des promesses de nuit sans rêves, il avait tout envoyé balader, les nerfs à vif. Ce fil mélodique ténu qu'il poursuivait sans relâche et dont il savait qu'il serait sa composition la plus intense, se refusait obstinément à lui. Il butait sans cesse sur cette tierce mineure qui brisait la ligne que son inspiration tentait de suivre, sans succès. Il était à bout de frustration et de colère contre lui-même. Le pire, c'est qu'il savait très bien ce qui aurait pu dénouer la situation, mais la part la plus intime de lui-même, s'y refusait. L'image douloureuse surgit encore une fois.
Non, Victor, non ...
Et maintenant, alors qu'il était au comble de l'exaspération, allongé, les yeux fermés, sur son sofa chez lui à Baker Street, repoussant l'anxiété familière qui n'avait pas manqué de se former quand l'évocation douloureuse s'était imposée à son souvenir, et qu'il était néanmoins, sur le point, enfin, de trouver cette mesure, Molly, deux doigts posés sur l'oreillette qui la reliait au reste de l'équipe de proximité en permanence, avait appuyé sa main sur son épaule, brisant par son geste, pourtant doux et attentif, toute possibilité de saisir les notes qui lui échappaient.
« Sherlock, c'est l'heure de partir pour la répétition. Ton chauffeur t'attend en bas. Tom et Fred ont éloigné les fans. Tu seras tranquille. Greg est déjà dans la salle en train de régler les derniers détails. Tiens, prends ton écharpe pour ta gorge. Il fait vraiment froid aujourd'hui. Et si tu pouvais avaler un thé avant de partir, cela serait vraiment une bonne idée, tu n'as rien pris depuis hier soir. »
Le poids de la main lui avait causé une décharge insupportable et il avait sursauté violemment, un refus prêt à jaillir de ses lèvres. Avait-il encore le choix de ne pas assurer le concert de ce soir ? Avait-il une possibilité même infime de ne pas y aller ? Il se sentait épuisé, même s'il ne voulait pas en convenir. Les mauvaises ventes, les papiers détestables dans les tabloïds, cette pression permanente du public, les paparrazzi, leurs shootings incessants et leurs questions indécentes...
Alors Sherlock, toujours pas attiré pas les femmes ... ? Sherlock, un sourire !... Sherlock, ça n'est pas trop dur, tout seul ... ? Sherlock, Sherlock, Sherlock ...
Il aurait pu gérer tout cela. Il l'avait fait pendant des années, de mauvaise grâce certes, mais il l'avait fait. Il avait assuré. Cela faisait partie du job, lui avait susurré au téléphone de façon menaçante, un soir où il avait tout envoyé promener, après un concert épuisant, l'homme qui tenait sa carrière entre ses mains, Charles Augustus Magnussen, le propriétaire de Underground records, la Major auquel il appartenait depuis trois ans.
Mais depuis quelques mois, après ce qui s'était passé avec Victor, il sentait qu'il était brisé, que la mécanique était cassée. Sortir de son lit, quand il réussissait à dormir, était parfois impossible. Et quand il était enfin levé, il était tellement las, il se sentait tellement vide qu'il lui fallait absolument quelque chose pour trouver un peu d'énergie. Son staff médical lui procurait tout ce dont il avait besoin, avec une complaisance que lui-même - il n'était pas dupe un seul instant - jugeait indécente, mais finalement ça arrangeait tout le monde de fermer plus ou moins les yeux sur les pilules qu'il avalait à tout bout de champ.
The show must go on ...
Avant la déroute de l'année précédente, il avait été l'un des plus gros vendeurs de disques du pays. Donc, oui, tout le monde faisait plus ou moins semblant de ne rien voir. Il n'y avait guère que la petite Molly pour tenter de lui tenir tête quand il réclamait deux cachets supplémentaires pour dormir ou au contraire pour se booster un peu. Et bien sûr, il y avait Greg. Il était furieux, inquiet. Il ne quittait plus Sherlock d'une semelle les derniers temps. Il l'avait menacé de tout révéler à son frère. Et Sherlock l'avait supplié de n'en rien faire. Il savait bien que si, Mycroft apprenait l'étendue de ce qui était en train de se passer, il aurait pris les choses en main et l'aurait éloigné des studios et de la scène.
Pas question d'aller me retaper, je ne sais où, avec un médecin sur le dos toute la journée
« Tu crois vraiment, Sherlock, que ton frère ne voit pas que tu es en train de perdre les pédales ? » avait demandé Greg, l'air de dire qu'on ne pouvait absolument rien cacher à Mycroft.
Il s'était déroulé une semaine depuis que les deux hommes avaient eu une cette conversation. Après une séance en studio vraiment tendue où le jeune homme avait fait sortir de ses gonds le batteur, pourtant rôdé à ses humeurs fluctuantes, Greg et Sherlock était rentré à Baker Street, dans le minuscule pied-à-terre baroque et improbable que le musicien voulait à tout prix garder près de Regent's Park, malgré le duplex de trois cent mètres carrés somptueux que la production louait pour lui à Belgravia et où il n'allait presque plus plus depuis les événements récents. Dans la voiture, la tension était montée d'un cran supplémentaire entre Sherlock et son agent. Greg avait fermé la vitre et tiré les rideaux pour que Rob, le chauffeur, ne puisse rien entendre. Il avait exceptionnellement demandé à Sally de ne pas les suivre.
« Tu sais que dès qu'il s'agit de toi, il a des antennes », avait lancé à nouveau Greg.
« Mon cher frère est trop occupé à gérer son label indépendant et à donner des coups bas à Magnussen. », avait tenté Sherlock pour faire diversion.
« Arrête, Sherlock, tu sais très bien que Mycroft a toujours ... » rétorqua Greg, l'air furieux. Mais Sherlock le coupa vivement.
« ... Toujours quoi ? Tiré les ficelles ? Manipulé les uns et les autres ? Fomenté ses jeux de pouvoirs pour faire survivre son label dans la jungle des maisons de disques ? Donné toute l' attention, toute l'énergie, je parle de sexe bien sûr, dont il était capable à un certain ... »
« C'est quoi, là, ce cirque Sherlock ? demanda vivement, Greg dont la colère montait dangereusement. A quoi ça rime ? Pourquoi tu nous attaques comme ça ton frère et moi ? » Tu veux nous faire du mal parce que toi et ... »
Mais de nouveau Sherlock ne le laissa pas continuer. Soudain, sa voix s'était faite ténue et il avait répliqué dans un souffle presque inaudible :
« Arrête, Greg, arrête... ne va pas sur ce chemin. »
Greg avait compris le message, sa colère s'était dégonflée et ne restait plus que la sourde inquiétude qui ne le quittait pas depuis qu'il voyait le jeune homme sombrer progressivement.
Si tu savais, Victor, le mal que ...
Les deux hommes étaient arrivés à Baker Street. Sherlock s'était enfermé aussitôt dans la salle de bain. Il en était sorti dix minutes plus tard, métamorphosé, une serviette à peine drapée autour des hanches, regonflé à bloc; il avait passé à toute allure un jean noir et une chemise cintrée prune; faisant un vague geste de la main vers Greg qui le regardait, stupéfait, il avait quitté l'appartement en trombe et avait demandé à Tom, l'un de ses gardes du corps de le suivre jusqu'aux Bains, une boite où il allait régulièrement. On ne l'avait revu que le lendemain matin, à sept heures, de nouveau épuisé. Et seul. Des photos volées par des fans dans la boite et publiées sur Instagram l'avait montré, au cours de la nuit, l'air déchainé, ses boucles noires en vrac, un rire faux plaqué mécaniquement sur le visage.
Évidemment, aux yeux de tous, ces derniers temps, il semblait être devenu encore plus capricieux que d'habitude, mais Sherlock savait bien, au fond de lui, que cela n'était pas ça et qu'il y avait autre chose en plus. Seul Greg avait compris bien sûr. Sherlock l'avait deviné à sa façon d'être plus vigilant encore, à ses regards interrogateurs, à ses tentatives vaines pour le faire parler.
Etre seul, c'est cela qui me protège
Une semaine avait passé depuis la folle soirée aux Bains et la tension n'avait fait que croitre à l'approche du concert qu'il devait donner au Palladium, une salle qu'il connaissait par coeur et qu'il affectionnait tout particulièrement en temps ordinaire. Mais il savait bien aujourd'hui que, vu son état intérieur, il n'était pas en état, même s'il devait assurer ce concert le soir même. Quand Molly lui avait secoué gentiment l'épaule, pour lui donner le signal du départ, il aurait tout fait pour ne pas y aller. La répétition de la veille avait été un cauchemar. Rien n'allait. Il avait exigé un changement d'orchestration sur Le Lac, le titre qui faisait l'ouverture du concert. Il lui fallait aussi revoir l'enchainement sur le mot mine qui faisait le lien entre la sixième et la septième chanson. Il butait sans cesse sur le mot qu'il n'arrivait pas à placer correctement.
Une nausée le saisit à l'idée de ce titre que Magnussen avait imposé. Sherlock composait toutes les mélodies. Les textes n'étaient pas de lui. Il avait quelques auteurs attitrés qui faisaient, pour la plupart, du très bon boulot. Mais ce que le public et les fans portaient aux nues, ce qui faisait son succès incandescent, ce n'était pas tant les textes des chansons, c'était sa voix, très profonde, vibrante, qui réchauffait de son timbre très particulier les salles les plus froides ainsi que les mélodies qu'il composait, les tonalités, les choix d'accord qui formaient un univers dont on admirait et jalousait l'élégance et l'originalité. Deux fois déjà, il avait été nommé pour aux Brits pour la chanson de l'année. Mais à chaque fois, il avait été battu. Quelques mois auparavant, Magnussen, qui avait très mal pris les deux défaites successives, avait imposé à la production un nouveau parolier, un de ses protégés, sorti d'on ne sait où , un jeune homme très mince à l'accent irlandais assez marqué. Il avait pris progressivement de plus en plus d'importance, exerçant une emprise sur les choix des chansons. Il était de tous tes les répétitions, de tous les moments de travail. Il fallait que Greg intervienne en permanence pour le remettre dans son rôle. James Moriarty avait une intelligence de mots remarquable, d'après Magnussen. Greg avait donc été très circonspect dès le départ. Un je ne sais quoi dans le comportement du jeune artiste le mettait très mal à l'aise. Mais, finalement, avait-il vraiment son mot à dire ?
« Je suis un génie de la rime », avait chantonné Moriarty, d'une voix singulière, au moment des présentations.
Greg avait grimacé intérieurement.
Quoi, un autre ego surdimensionné dans l'équipe ... ?
Sherlock, qui, dès cette première rencontre, s'était heurté avec lui au sujet des paroles d'un refrain qu'il n'aimait pas, n'avait pourtant pu s'empêcher de reconnaître son talent. C'était un auteur brillant, dont les mots acérés trouvaient dans les compositions de Sherlock l' écrin qu'il leur fallait. Les deux hommes avaient travaillé en commun assez difficilement : chacun faisant assaut d'intelligence et de sarcasmes, chacun essayant de dominer l'autre mais, finalement, ils avaient écrit ensemble quelques chansons. Magnussen avait forcé la main sur l'une d'entre elle, Mine, une mélodie ensorcelante en ton mineur sur laquelle James avait écrit des paroles troublantes sur la soumission amoureuse. Sherlock ne voulait pas la chanter sur scène, elle demandait trop d'engagement. Il avait la sensation qu'elle dévoilait une part intime de lui-même qu'il ne voulait pas révéler au public. Mais plus il refusait, plus Magnussen s'entêtait. Le patron de la Major voulait absolument Mine en live. On aurait dit, qu'outre les ambitions qu'il mettait sur ce titre pour les prochains Brits, il prenait un certain plaisir à voir Sherlock en difficulté. Magnussen, c'était un fait connu de tous, avait un certain penchant pour la souffrance.
S'extirpant du sofa, Sherlock se leva, la tête tournant un peu. Il refusa la tasse de thé que lui tendait Molly, attrapa l'écharpe qu'elle lui tendait et d'engouffra dans l'escalier en bas duquel ses deux gardes du corps, Tom et Fred l'attendaient. Jetant un coup d'œil sur le trottoir, il vit que Rob, son chauffeur faisait un signe aux fans qui campaient nuit et jour devant la porte noire du 221B. Il l'entendit s'exclamer.
« Non, les garçons ... pas aujourd'hui. »
Mais Sherlock, déjouant le plan prévu, un sourire soudain charmant aux lèvres, s'avança vers le petit groupe.
« Sherlock, une photo, s'il te plaît, Sherlock » supplia un jeune adolescent en se précipitant vers le musicien.
« Encore, Tim ? Mais tu en as déjà une hier ! Et puis, tu ne devrais pas être au collège ? » Sherlock ressentait une certaine tendresse pour le frêle adolescent chez qui il sentait tout un monde de fragilité. Depuis quelques mois, Tim suivait Sherlock partout. Il semblait avoir fait du musicien son étoile, jusqu'à aller camper de temps en temps au bas de Baker Street pour ne rater aucun déplacement de son idole. Sherlock s'était fait renseigner discrètement sur l'adolescent. Il vivait plus ou moins dans la rue avec un réseau de sans-abri et allait très irrégulièrement au collège.
« S'il te plait, Sherlock ... » répondit l'adolescent.
« Oui, mais après tu vas directement en classe », fit le musicien en ébouriffant d'une main légère les cheveux du garçon. « Promis ? » Et, dès que l'adolescent eut pris le cliché, Sherlock s'éloigna d'une allure rapide, sans plus le regarder, et s'engouffra à l'arrière de la voiture, se faisant à lui-même un rappel pour demander à Molly de vérifier si Tim était bien retourné en classe. Sally l'attendait assise sur le siège passager, à l'avant.
« Bonjour Sherlock, comment ça va ? » Elle enchaîna sans attendre la réponse. « Greg est déjà au Palladium. La prod aussi. Je te rappelle que le concert de ce soir est filmé pour BBC 4. Il est 13 heures. Les musiciens seront là à 13H30. » Elle ajouta avec une grimace parce qu'elle savait que c'était un sujet sensible : « James Moriarty aussi sera là aussi, sur demande expresse de Monsieur Magnussen, au cas où tu aurais besoin d'un coup de main pour répéter Mine . On fait la balance à 14 heures. Filage complet entre 15 et 17 heures. Ensuite, tu vas en loge. Ton kiné sera là, sieste pendant une heure. Greg veut que tu reposes et que tu manges. Il a fait venir pour toi du miel de lavande, celui que tu aimes. Habillage, maquillage. A 20h30, positionnement plateau. 21 heures tu commences sur le premier titre. On lance les rappels à 22h 50. A 23h on baisse le rideau. Conférence de presse et shooting dans ta loge. Tu files ensuite sur le plateau de BBC news pour la dernière édition. Et à une heure, champagne et après dodo. Ordre de Greg », fit-elle avec un sourire forcé. « Tiens, prend l'oreillette. A partir de maintenant, tu suis les consignes. » Pendant le discours de Sally, Sherlock avait eu l'air absent, il regardait droit devant lui, très crispé.
« Sherlock, tu as écouté, au moins ? Tu as des questions ? » demanda Sally. Comme pour lui-même, il murmura très doucement :
« Parce que j'ai mon mot à dire dans tout cela ? » Et il ajouta beaucoup plus fort, d'une voix dure.
« Oui, j'ai une question. Tu as pensé à mes petites pilules adorées ? » Sans dire un mot, Sally fouilla dans son sac et lui tendit une boite, l'air maussade et peu assuré. Sherlock ajouta en la regardant droit dans les yeux :
« Ça reste entre nous, pas la peine d'en parler à Greg ». Et il avala les deux cachets, rejetant sa tête en arrière. Cela irait beaucoup mieux dans vingt minutes, songea-t-il froidement, comme détaché de lui-même.
Lorsqu'ils arrivèrent au Palladium, un autre groupe de fans faisait le pied de grue devant l'entrée et se mit à hurler en voyant arrivée la Jaguar,
« Rob, fais le tour du théâtre et arrête-toi devant la porte de l'immeuble d'à côté. On va traverser par les sous-sols pour rejoindre la salle », commanda Sally. « Je passe devant, Sherlock, tu me suis et Rob couvrira l'arrière, c'est d'accord ? » fit-elle d'une voix qui ne souffrait de toute façon aucune réserve.
Sherlock arriva finalement sur le plateau avec une bonne demi-heure de retard. L'équipe était déjà très tendue. Il y avait un monde fou sur la scène entre les gars du matériel qui positionnaient les pupitres, les éclairagistes, le régisseur et les musiciens en train de déballer leurs instruments personels. En voyant arriver Sherlock, Greg poussa un soupir de soulagement, vite arrêté quand il jeta un regard sur les yeux trop brillants et les mains tremblantes que le jeune homme s'efforçait de dissimuler dans ses poches.
« Putain, Sherlock, ça va ? Tu ... »
Mais le musicien l'écourta d'un geste brusque.
« Mais oui, Greg, ça va très bien ! », répondit-il fortement pour que tout le monde l'entende. Il lui tourna le dos et murmura : « Pourquoi en serait-il autrement de toute façon ? Ce n'est pas comme si j'avais pris quelque chose, n'est-ce pas ? » Se dirigeant vers les musiciens, sans plus regarder son agent dont il sentait le regard brûlant derrière lui, il les interrogea d'un ton rogue. « Alors, on la fait cette balance ? »
Lorsqu'une heure plus tard la balance fut enfin terminée, Greg était au bord de la panique. Sherlock avait été brillant, incroyablement profond dans ses basses, caressant chaque changement d'accord de son baryton exceptionnel, passant de tonalité en tonalité avec une facilité déconcertante. Mais, si sa voix encore une fois avait fait des miracles, son attitude avait été encore plus détestable que lors de la dernière répétition, renvoyant chacun dans ses cordes. Sa dernière pique avait vraiment jeté un froid sur le plateau. Il était très doué pour déduire un tas de vérités embarrassantes sur les gens, à partir d'indices les plus improbables, un ticket de métro qui trainait sur un bureau, un reflet dans un miroir, des lettres à demi-effacées sur un bijou, un papier qui dépassait d'une poche ...
"Putain, Hugh, arrête de m'envoyer le projo en plein visage. C'est pas parce que ta femme couche avec ton banquier que tu dois m'aveugler comme ça ..."
Sherlock était donc passé de l'apathie à un état de surexcitation inhabituelle. Sur la scène, chacun faisait le dos rond, attendant que l'orage passe. Mais plus les minutes s'égrenaient, plus la tension montait et la balance se termina dans un climat d'agressivité qui n'annonçait rien de bon pour le filage qui allait suivre.
" Quinze minutes de pause, tout le monde" , annonça Greg. Les musiciens reposèrent précautionneusement leurs instruments, le régisseur se mit à discuter certains détails avec l'équipe technique. Andrew commença à circuler parmi les uns et les autres en distribuant des sandwiches, du café et des sodas.
" Sherlock, où tu vas, comme ça ?" Greg attrapa fermement le poignet du jeune homme qui se dirigeait déjà vers les coulisses. Il sentit d'emblée sous ses doigts la peau trop chaude et le battement trop rapide du pouls.
" Oh, pitié Greg, je vais juste ... tu sais ... satisfaire une envie naturelle", répliqua Sherlock, d'une voix exaspérée, tentant vainement de se dégager, la main déjà plongée dans la poche arrière de son jean.
" Ça tombe bien, moi aussi, reprit Greg, l'air déterminé. Et ce fut lui qui passa devant Sherlock, le tenant toujours étroitement, comme s'il avait peur de le perdre.
Greg verrouilla de l'intérieur la pièce où se trouvaient les toilettes, les douches et les salles de repos. Il n'avait pas lâché Sherlock et ce fut seulement quand la porte fut fermée qu'il le laissa aller. Il s'appuya contre le mur, les bras croisés sur la poitrine et observa le jeune homme qui s'était dirigé vers un des lavabos et le regardait dans le miroir, comme s'il n'osait pas l'affronter directement en face.
" Tu m'expliques, Sherlock ? C'était quoi, ton numéro sur le plateau pendant la balance ? Et puisqu'on va parler de choses qui fâchent, qu'est-ce que tu as à tripoter comme ça ta poche de jean ? Qu'est ce que tu as à l'intérieur ? Tu crois que je n'ai pas vu tes yeux .. tes mains ... ? demanda Greg, très froidement.
Un air de défi plaqué sur le visage, mais sans se retourner pour autant, comme s'il se refusait à un réel face à face, Sherlock lança :
« Et alors ? »
« Et alors » répéta Greg « A quoi tu joues avec l'équipe ? Tu ne crois pas qu'il y a assez de pression comme ça avec le concert de ce soir ? Pourquoi tu en rajoutes comme ça ? » Comme Sherlock restait silencieux, Greg continua « Tu as pensé aux implications si on a une mauvaise critique ce soir ? »
« M'en fous ! » lança vivement Sherlock. On aurait dit un adolescent traqué, bloqué dans ses derniers retranchements.
« Évidemment tu t'en fous, tu ne penses qu'à toi, comme d'habitude ... Les autres, ça n 'est jamais ton problème, n'est-ce pas ? Même pas tes musiciens ni Molly bien sûr ... Tu sais très bien qu'on est sur le fil du rasoir...Tout le monde compte sur le concert de ce soir pour relancer la machine. Si tu continues à jouer les divas, tu vas te ramasser. Et tu vas entrainer toute l'équipe dans ton marasme ... Il y a des gens qui ont besoin de payer leurs factures, tu sais ... des gens qui font leur boulot sans avaler des tonnes de cachets. Donne-les moi » fit Greg en avançant d'un pas vers Sherlock qui avait blêmi en entendant les accusations.
« Fiche-moi la paix » gronda le musicien.
« Donne- moi ça tout de suite » reprit Greg avec autorité en avançant d'un pas supplémentaire.
« Pas question », répondit Sherlock ... « Tu ne comprends donc pas ? Tu ne comprends pas que j'en ai besoin », fit-il d'une voix moins assuré. « Je ... Il faut ... Je dois ... » Sa voix s'arrêta ... Et comme Greg était désormais tout près de lui, le musicien, d'un geste rapide, attrapa les pilules nichées dans sa poche et les avala, en regardant son agent dans les yeux. « Je te promets, c'est la dernière fois... C'est ... C'est pour ce soir, tu comprends ... Faut que je sois en forme, tu sais bien, c'est Magnussen qui l'a dit, ajouta-t-il avec une sorte de rire rentré. »
Greg regarda le musicien - il avait baissé son visage et le bassinait à à l'eau fraiche - il était plein d'une colère qui l'aurait poussé à le gifler, si au fond de lui, ce n'était pas l'inquiétude qui dominait bien davantage. Ce n'était pas des cris et de la violence qui allaient aider Sherlock à ce moment précis. Il lui fallait autre chose. Il reprit alors très froidement la parole, et parce qu'il savait que c'était un coup qui allait lui faire très mal mais qui risquait de le faire réfléchir, il ajouta :
« Et bien je vois que tu as pensé à Tim, tu sais ton jeune fan... Il va te voir dans ton plus bel état ce soir ... Joli spectacle, pour un ado ! Bien joué Sherlock !
Sous le coup porté, Sherlock se sentit vaciller et il se rattrapa de justesse au rebord du lavabo.
« C' est très bas, ça Greg ... Pourquoi tu me fais mal comme ça ? »
« Je te laisse », finit Greg sans répondre directement, la voix lasse, en ouvrant la porte pour sortir. « Puisque tu n'as pas l'air de faire grand cas de notre ... » Il s'arrêta puis reprit « ... de tout l'intérêt que je te porte , je te laisse avec le cher Moriarty pour le filage. Une dernière chose ... je te retrouve dans ta loge une demi-heure avant le lever du rideau ... Par pitié, essaie de manger et de dormir vingt minutes. Regarde-toi. Tu es à faire peur. » Il referma la porte derrière lui, sans la claquer. Sherlock releva alors lentement son visage vers le miroir. Le reflet renvoyé le terrifia. Fouillant sa poche d'une main tremblante, il en extirpa un cachet supplémentaire qu'il avala immédiatement. De toute façon , cela ne lui faisait plus aucun effet. Et il lui fallait bien ça pour aller répéter Mine avec Moriarty.
Le parterre était plongée dans l'obscurité. Le régisseur avait déjà fait le noir dans la salle. Sally avait pris la suite de Greg et avait demandé de dégager le plateau sur lequel il n'y avait plus maintenant que les trois musiciens de Sherlock.
« Tu as ton oreillette, Sherlock ? Tu ne le vois pas mais James est au premier rang. Il supervise le placement des textes. Tu commences par Le lac, tu enchaines avec Silence, ensuite ... »
« Je sais, Sally, ça fait deux semaines qu'on répète ... pas la peine de me materner, même si Greg te l'a demandé, coupa Sherlock.
« Salut Sherlock, parait que tu as disjoncté pendant la balance ? chantonna la voix aiguë de Moriarty, son accent irlandais poussé à l'extrême.
« Ferme-la. » Tu n'es ici que sur la demande de Magnussen et je te jure que ...'
« ... que quoi ? Que tu vas foirer Mine si je ne donne pas un coup de main ? Tu sais ce que le patron veut, n'est-ce pas ? Il veut que tu sortes tes tripes sur ce titre et je te jure que tu vas le faire, même si je dois faire de ton coeur un tas de cendres ce soir ! » lança le jeune homme. Sherlock lui aurait sauté dessus si les paroles de Greg ne résonnaient pas encore en lui.
Je vois que tu as pensé à Tim, tu sais ton jeune fan... Il va te voir dans ton plus bel état ce soir ... Joli spectacle, pour un ado ...
Tout le plaisir qu'il prenait, il y a un an encore, à chanter sur scène, à communier avec son public avait disparu, dissous dans cette collaboration que sa maison de disque lui imposait avec cet auteur, le demi-échec de son dernier album, la pression des fans, le poids de la nervosité de son équipe et, ce qui surplombait le tout, le sentiment que Greg et Mycroft avaient foutrement raison de s'inquiéter pour lui. Repoussant désespérément l'envie d'aller gifler Moriarty et de quitter le plateau, il regarda le batteur et lança du signe convenu la première chanson. Sa voix se posa sur les premiers accords, tellement basse et profonde que, sur le plateau, toute la tension accumulée lors des heures précédentes parut s'évanouir dans les notes et l'harmonie ensorcelante des instruments et de la voix.
T'aimer sur les bords du lac
Ton coeur sur mon corps qui respire
Les premières chansons se succédèrent, presque magiquement. C'était parfait. Aucun de besoin de reprendre telle ou telle mesure. Sherlock n'avait jamais été meilleur, pensait Sally en regardant le jeune homme qui, les yeux clos, la gorge rejetée en arrière, oscillait sur lui-même, en se déhanchant d'une façon si sensuelle que le tee-shirt étroit qu'il portait ce soir-là laissait voir la ligne noire du duvet qui plongeait dans son jean. On aurait dit que ses hanches incarnaient les paroles qu'il était en train de chanter.
Comme la vague, irrésolu,
je vais et je viens
entre tes reins
et je
me retiens
Ce fut sur Mine que tout dérapa brutalement. Moriarty, resté entièrement silencieux jusque là, arrêta Sherlock dès la fin du premier couplet.
« Pourquoi-tu te retiens autant, Sherlock ? Dès que tu attaques yours sur la troisième mesure, on dirait que tu avales le mot. On ne l'entend pas. Reprends. »
Au fond de lui, Sherlock savait que l'auteur avait raison, qu'il ne se donnait pas assez sur cette chanson, que ses inflexions restaient en deçà de ce qu'elles auraient pu être. Le texte résonnait trop intimement en lui. C'était tout simplement insupportable. Il se mettait à nu. Ses mains, de nouveau tremblantes, agrippèrent le micro, il fit signe au batteur de reprendre.
Yours jusqu'au bout de mon corps
Yours jusqu'au bout de ma vie
« Non, Sherlock, recommence, tu te caches encore », interrompit de nouveau la voix de Moriarty. « Je sais ce qu'on va faire, les mecs, » continua Moriarty en s'adressant maintenant au guitariste et au batteur. « Sur ces deux vers, vous stoppez tout. Je veux juste Sherlock et la basse, comme ... » , il hésita, « ... comme un battement de coeur derrière sa voix. Et toi, Sherlock, descends d'un ton dans l'octave. Tu es encore un peu trop haut, c'est pour ça qu'on ne t'entends pas. Plus bas, tu ne pourras pas te retenir. »
Sur le plateau, tout le monde retint son souffle. C'était un arrangement risqué, surtout à quelques heures du concert. Juste la voix pendant les longues minutes du refrain. L'éclairage était réglé au minimum, la scène entièrement plongée dans le noir avec un juste un projecteur bleuté sur le chanteur. Dans ce passage, avec le nouvel arrangement, il n'y avait plus que lui. Il devait aller chercher au plus profond de lui ses derniers retranchements pour porter sa voix, s'offrir au public, se donner entièrement à lui.
Une troisième fois, Sherlock recommença.
« Plus bas Sherlock », coupa Moriarty, « plus bas, bouge davantage tes hanches. Glisse ta main dans ta ceinture, donne les mots, vis-les. Tu te retiens encore ».
Sur l'un deux écrans géants qui encadraient la scène, on pouvait voir le visage de Sherlock qui avait blêmi. Il était déjà en sueur, ses boucles brunes plaquées sur ses tempes translucides. Bizarrement, comme s'il ne s'appartenait déjà plus vraiment, dans une une sorte d'état second qui ne lui ressemblait pas, il posa sa main sur la ceinture de son jean et, s'appuyant sur la basse qui avait repris, commença à se balancer les yeux fermés, allant chercher les mots. Il sentait son coeur battre dans sa gorge. Une vague nausée au bord des lèvres, l'autre main accrochée au micro pour ne pas tomber, il reprit encore une fois.
« Non, Sherlock, claqua à nouveau la voix de Moriarty, on dirait une marionnette, je veux beaucoup plus. » Et il ajouta d'un ton qui tenait autant du sarcasme que de l'ironie : « Tu sais quoi ? Je vais te dire quelque chose qui va t'aider ... quand tu dis yours pense à ... Victor ».
Le prénom surgit de façon indécente dans la salle plongée dans un silence presque absolu. Sherlock s'arrêta net.
« Qu'est ce que tu as dit ? » demanda-t- il à Moriarty d'une voix soudain bouleversée.
Le jeune homme, toujours à l'abri dans l'ombre de la salle, passa la langue sur les lèvres et très lentement, répéta :
« Tu n'as pas entendu, Sherlock ? Quand tu dis yours ... je veux que tu penses à Victor. »
Sous l'attaque, Sherlock se tendit comme un arc, prêt à bondir et, si ces deux gardes du corps qui ne le quittaient jamais, même sur le plateau, voyant la crise venir, ne l'avaient pas ceinturé, il aurait sauté à la gorge de Moriarty.
« Foutez-moi la paix, lâchez-moi, hurla-t-il alors qu'il se débattait sous la poigne sans merci de Tom et Fred.
Mais ce ne fut que, beaucoup plus tard, quand les deux hommes le sentirent se calmer et s'immobiliser qu'ils desserrèrent leur étreinte. Se redressant alors lentement, Sherlock, respirant lourdement, jeta un dernier coup vers la salle et, sans dire un mot de plus, prit son manteau qui traînait dans un coin et disparut dans les coulisses. Sans même hésiter, au lieu de descendre vers les loges, il prit l'escalier de droite, celui qui montait sur le toit du théâtre. Il avala les marches quatre à quatre, les larmes brouillant son regard, incapable de penser, le coeur au bord des lèvres. Il crut qu'il allait vomir quand il se retrouva sur la terrasse plongée dans le clair obscur du soir tombant, balayée par les bourrasques et la pluie. Relevant son col, il aperçut un renfoncement près du muret qui donnait sur la façade et se laissa glisser au sol, le dos appuyé contre le béton trempé. Assis par terre, il ramena ses jambes à son menton et recroquevillé sur lui-même, il tenta d'apaiser sa respiration, tandis qu'une autre nausée le secouait.
Deux pilules, deux pilules seulement, et cela ira mieux
Tout se mélangeait en lui en une valse folle. Les yeux de Tim, remplis de cette folle dévotion qui lui faisait presque peur ... l'inspiration qui le fuyait désespérément ... les ventes qui ne cessaient de dégringoler ...les cachets qu'il avalait pour se sentir moins mal ... cette chanson, Mine, qui le mettait à chaque fois dans un état de vulnérabilité intolérable ... Greg, enfin, si concerné et que, pourtant, il avait blessé sciemment par ses allusions déplacées à la relation qu'il entretenait avec Mycroft. Sherlock refusa de penser davantage à son frère et à Greg. Trop de culpabilité ...
La réalité présente était tout simplement insupportable, surtout quand il évoquait celui à qui il lui semblait maintenant appartenir - le mot ne lui paraissait pas trop fort - le patron de Underground Records, Charles Magnussen. Il avait l'impression d'avoir vendu son âme au diable, de ne plus être aux commandes de son propre destin. Et pour quoi ? Il ne le savait pas lui-même. Quant à penser au concert de soir, il n'en était pas question. Frissonnant sous les rafales et le crachin, Sherlock ramena plus près de sa poitrine encore ses longues jambes, tentant de faire écran au froid qui s'insinuait en lui. Il se sentait au bord du gouffre, prêt à tomber.
Pourtant tout n'avait pas été toujours si sombre. S'il avait été plus honnête avec lui-même, il aurait su pertinemment quand avait commencé cette spirale infernale qui le menait ce soir à ce fiasco.
Victor ...
Une image brûlante surgit soudain en lui. Victor, impérieux, superbe, lui dictant des gestes qu'il n'aurait pas su trouver seul. Victor imposant sa loi, le dévorant de caresses, lui interdisant le plaisir. Sherlock, agenouillé, devant lui, sa bouche ouverte, accueillant sa jouissance. Victor, la gorge tendue à l'extrême, rejetée en arrière, ses mains dures et autoritaires dans ses cheveux, un seul mot à la bouche pendant que le plaisir déferlait en lui alors qu'il en privait son amant.
Mine
Une plainte sourde franchit les lèvres de Sherlock. Il ne savait plus depuis combien de temps il se trouvait sur le toit. Titubant sur ses jambes engourdies, il se dirigea vers le muret qui se trouvait à la limite de la terrasse à ciel ouvert et qui formait une dérisoire protection contre le vid, s'assit sur le béton froid et laissa tomber ses jambes vers le bas.
Fixant son regard vers la rue qui lui apparaissait d'où il était comme une bande minuscule sur laquelle les points lumineux des voitures semblaient glisser, tels des jouets mécaniques, tripotant de nouveau sa poche à la recherche d'un dernier cachet, il entendit soudain un bruit. Évidemment, ça ne pouvait être que Greg.
« Pas maintenant. Je ... Laisse-moi, Greg. » fit Sherlock qui, plus que tout à ce moment là, désirait rester seul. Il savait bien sûr que Greg n'obtempérait pas. Il ne fut pas surpris quand il entendit son ami lui dire d'une voix qu'il voulait très calme mais dans laquelle crépitait l'anxiété :
« D'accord, Sherlock, d'accord ... je te laisse. Juste je t'ai apporté ton écharpe. Tu sais, la bleue, celle que tu aimes bien ... »
Tou se passa alors très vite. Pendant que Sherlock lui répondait et se mettait debout sur le muret pour se retourner et prendre l'écharpe, Greg, sans doute trompé par le geste inconsidéré de Sherlock, bondit vers lui et se précipitai pour l'attraper et le mettre l'abri. Mais emporté par son élan et glissant sur la margelle recouverte d'eau, avec un cri étranglé, regardant Sherlock comme s'il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, Greg tomba dans le vide.
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