Chapitre 5 - The Garden
L'équipe de secours débarqua le lendemain à la première heure. Miracle dormait encore lorsque trois individus firent irruption dans sa chambre. Réveillée en sursaut, elle bondit sur ses pieds et se posta en garde, bien décidée à fracturer la mâchoire du premier qui oserait pénétrer dans son cercle vital.
Une femme s'approcha, les mains tendues en signe d'apaisement. Blanche, blonde, la trentaine, les orbites légèrement creusées par des cernes marqués, elle parla d'une voix douce qui apaisa quelque peu la jeune sauvage. L'ambulancière, ou plutôt Bergère selon son titre en Elysion, rappela pourquoi Miracle avait besoin d'aide et demanda poliment l'autorisation de l'ausculter. Elle lui fit remarquer l'hématome violacé à son côté droit et lui demanda à quel point il la faisait souffrir. À ce moment, la jeune femme se rendit compte qu'elle était à moitié nue et cela finit d'anéantir sa dernière parcelle d'agressivité. Elle tomba à genoux et se couvrit avec le drap.
La soignante s'approcha et en profita pour débuter un examen sommaire. Au bout d'une minute, elle permit à ses deux collègues, un homme et une femme, d'approcher et de l'assister. Miracle ne s'y opposa pas. Ses blessures furent classées superficielles, y compris les brûlures sur le torse et le cou qui n'étaient qu'au premier degré. En revanche, la Bergère diagnostiqua une probable côte cassée. Il faudrait confirmer la suspicion, mais elle banda sans attendre la poitrine de sa patiente et lui ordonna de se tenir tranquille pendant plusieurs jours, jusqu'à nouvel ordre. Au grand soulagement de Miracle, elle ne posa aucune question sur les circonstances dans lesquelles elle avait été blessée. Sa langue se délia donc quelque peu et elle échangea quelques mots avec la gentille secouriste, à commencer par son nom.
« Enchantée, Miracle. Tu as un très joli nom. Moi c'est Héloïse, et voici Tray et Lucie. Nous sommes des Bergers et notre mission consiste à nous assurer que tu vas bien. Nous avons fini de t'examiner. Je vais te donner des vêtements propres et ensuite nous t'emmènerons vers un endroit où tu pourras tranquillement suivre ta convalescence. Est-ce que ça te convient ? »
Miracle hocha la tête et sourit au nom bizarre qu'Héloïse avait utilisé pour parler de son métier. Elle ne se sentait pourtant aucune ressemblance avec un mouton. Elle garda ses réflexions pour elle-même et laissa la Bergère continuer.
« Bien. Tu as des questions ?
- Et ensuite, qu'est-ce qui m'arrivera ?
- Comme tous les Anges Égarés, tu seras accueillie au Jardin. Quand les Saints t'auront remise sur pied, tu suivras la formation de base et ensuite tu seras libre de commencer ta nouvelle vie en Elysion.
- Des Saints ? s'étonna Miracle. C'est quoi ce délire avec des Anges et un Jardin ?
- Je peux comprendre que notre vocabulaire te semble étrange, rit Héloïse. Après tout, tu viens de faire l'expérience de la mort, tu es encore sous le choc de ta transition. Beaucoup d'Égarés mettent du temps avant de retrouver le sens de la réalité et c'est bien normal. Pour l'instant, nous allons nous concentrer sur l'essentiel, à savoir ton bien-être physique. Est-ce que tu peux faire ça ?
- Je crois. »
Dans l'ambulance qui cahotait sur le chemin terreux, Miracle gardait le visage collé à la vitre, les yeux levés vers le ciel. Elle ne détachait plus son regard de l'immense étendue colorée et se tordait le cou lorsque la cime des arbres lui cachait la vue. Le ciel était vert. D'une couleur vive et acide, entre citron et pomme. Et toujours ces étoiles qui perçaient à travers la lumière, des aiguilles acérées que même le jour le plus brillant ne suffisait pas à noyer. Enfin, en point d'orgue majestueux dans ce firmament fantastique, le large cercle blanc du soleil, doux et intense à la fois. Un ricanement la tira de sa rêverie.
« Ne le prends pas personnellement, s'excusa Tray le Berger. Tous les nouveaux réagissent pareil. Pour nous c'est devenu normal, mais quand on débarque de la Terre, ça fait un sacré changement. Je veux dire, quand on voit ça, on ne peut plus nier...
- ... que c'est un tout autre monde, compléta Miracle avec un hochement de tête. Comment vous appelez ce soleil ?
- Psyché, répondit Héloïse. L'autre se nomme Éros. » La patiente lui renvoya un regard de stupéfaction, elle compléta donc. « Les fondateurs étaient légèrement portés sur la mythologie grecque, à ce qu'il paraît.
- Il y a longtemps qu'a été fondée votre... comment dire ? Colonie ?
- Communauté, corrigea Tray. Ça va faire 116 ans. »
Miracle poussa un grognement approbateur et tenta d'évaluer l'équivalent terrestre à partir de la date où Désiré et Jenovefa avaient commencé de parler d'Elysion. Sans pouvoir calculer précisément, cela plaçait le quotient temporel à plus ou moins huit pour un. Pour Svata Zeme, c'était trois pour un. Voilà qui expliquait pourquoi Désiré parlait de passer plusieurs nuits sur place, puis de rentrer pour le dîner. Héloïse posa une main ferme mais réconfortante sur son bras.
« Tu apprendras tout ça en temps voulu. Pour l'instant, je te conseille de te concentrer sur ta guérison. Est-ce que tu souhaites davantage de calmants ? Non ? Bien, alors repose-toi. Nous arriverons dans une petite heure. »
La jeune rescapée posa la tête sur le dossier et se laissa ballotter au rythme des ornières de la route, dans une demi-inconscience qui lui permit de perdre la notion du temps. La voix perchée de Lucie, la conductrice, la tira de sa micro-sieste.
« Nous arrivons au Jardin. »
Devant le pare-brise se dessina un groupe de baraquements reliés entre eux par des passages couverts. Le complexe reposait dans un écrin de verdure, bordé par la lisière d'un bois et flanqué de bosquets de feuillus qui embaumaient l'air de leur parfum capiteux. La route venait s'achever là, après avoir traversé une interminable prairie aux herbes hautes. Terminus, tout le monde descend.
L'ambulance se gara devant le bâtiment central. Miracle descendit, soutenue par Tray et Héloïse. Des promeneurs, tous vêtus de blanc, tournèrent des regards vaguement curieux vers la nouvelle arrivante. Une vieille femme assise sur un banc afficha un large sourire aux dents tordues et salua de la main. Personne ne se pressa pour venir à sa rencontre et l'atmosphère conserva son indolence. Miracle songea qu'une horde de babouins enragés ne suffirait pas à troubler le calme du lieu. La sérénité semblait un euphémisme pour décrire le sentiment qui flottait dans l'air. Elle en eut la nausée par avance.
Ses gardes du corps la conduisirent à un vaste hall d'accueil sobrement décoré de peintures monochromes et de bacs végétalisés. Un homme affable les accueillit. De physique assez jeune, la petite quarantaine, typé asiatique, il leva une main amicale et s'adressa à Miracle d'une voix apaisante.
« Bonjour, Ange Miracle. Je suis le Saint Dirigeant Amaury Kim. Vous pouvez m'appeler Saint Kim. Vos Bergers ont informé le Jardin de votre arrivée, nous avons préparé le nécessaire. Veuillez me suivre. »
Miracle resta bouche bée devant de déballage de vocabulaire pompeux. Elle n'arrivait pas à croire que ce type avait réellement le culot de se faire appeler "Saint". Avant que des mots désobligeants ne franchissent ses lèvres, son escorte prit congé en lui exprimant leurs sincères vœux de rétablissement et de bonheur. La jeune Égarée eut un pincement au cœur à l'idée de se retrouver à nouveau seule dans cet endroit étrange, puis elle se reprit et suivit son guide.
Saint Kim la conduisit à travers les locaux, précisant qu'elle aurait amplement le temps de visiter le complexe. Ils dépassèrent des salles aux murs décorés de couleurs vives et de fresques accompagnés de maximes positives, telles que « Chqaue juur est uen vitcoire » ou encore « Eixster ets une raélité, virve est nu chiox. » Dans certaines, des sessions étaient en cours, des groupes de dix ou quinze patients allongés les bras en croix sur de grands ballons gonflables riaient de concert. Une vraie bande d'allumés, songea Miracle.
« Vous aurez quelques jours pour prendre vos marques, indiqua Saint Amaury Kim. Ensuite, nous introduirons peu à peu les ateliers dans votre emploi du temps. Mais rien ne presse. En attendant, voici votre chambre. Mettez-vous à l'aise. Vous êtes attendue pour le repas de midi au réfectoire, à tout à l'heure. »
La porte se ferma derrière elle. Miracle trouva l'intérieur sobre et dépouillé, mais finalement plutôt à son goût. Le lit avait un matelas ferme et confortable, des couvertures épaisses, un oreiller moelleux. L'armoire contenait plusieurs tenues propres, toutes blanches. Sur le bureau, une interface graphique affichait le message « Beinveneu au Jradni Vremuelne opur la rvealorisatino des Éagrés »
À peine installée, Miracle sortit son terminal et demanda à Bub de se connecter au réseau local. Malheureusement, les données étaient en accès limité et la connexion restreinte ne lui offrait qu'une poignée des programmes culturels.
« En raison de la fragilité psychologique des hôtes du Jardin Vermuelen, tout contenu potentiellement difficile a été filtré. » justifia l'IA.
Sa propriétaire jura et remarqua que les œuvres complètes de Charlie Chaplin et de Laurel et Hardy ne suffisaient pas franchement à constituer une cinémathèque digne de ce nom. Bub rétorqua qu'elle exagérait. Certes, il y avait d'autres références au catalogue mais Miracle se sentait frustrée de ne pas encore avoir accès à la base de données complète d'Elysion. Davantage que des films ou de la musique, elle avait espéré trouver des pistes pour commencer la tâche qui l'amenait dans ce monde. L'enquête devrait attendre. Pourtant, pensa-t-elle, il y avait urgence à accéder à davantage d'informations, car le Jardin par lequel passaient tous les arrivants représentait un point stratégique. Il y avait forcément, parmi les Saints, un djabel humain chargé de repérer les individus instables et éventuellement, réfléchit-elle avec un frisson d'appréhension, le porteur du Joyau.
Ainsi commença le quotidien de Miracle au Jardin Vermuelen. Les repas avaient lieu au réfectoire à heure déterminée. Une centaine d'Anges s'y rassemblaient et prenaient leur petit-déjeuner, déjeuner, collation et dîner dans une ambiance feutrée, où les conversations dépassaient rarement le volume d'un murmure. Tout éclat de voix valait à son auteur une volée de regards aussi perçants qu'une nuée de flèches. Il n'en fallut pas plus pour raviver la phobie de Miracle, qu'elle croyait enterrée depuis la fin du lycée. Elle fut prise par surprise au dîner de son troisième jour, en plein au milieu de la dégustation de son bouillon de légumes du jardin. Un adolescent aux cheveux roux assis tout près d'elle laissa échapper, pour une raison inconnue, un cri de détresse. Les innombrables paires d'yeux se tournèrent dans la direction de l'infortuné, mais Miracle crut que c'était elle-même que les piques transperçaient, que toutes ces pupilles se changeaient en trous noirs béants qui siphonnaient son âme, la vidaient de l'intérieur et gobaient son essence comme le jaune d'un œuf à la coquille percée. Sa poitrine se comprima et elle ne put soudain plus respirer. Ses mains tremblaient et tous ses muscles se contractèrent. Sa chaise tomba à la renverse et elle suivit le mouvement pour venir heurter le carrelage. Elle connaissait par cœur les symptômes d'une crise de tétanie. Elle les avait expérimentés cent fois durant sa scolarité, parfois même en classe virtuelle. La panique n'en demeurait pas moins aussi tangible qu'une cage d'acier. Elle se doublait de rage et d'incompréhension à l'idée de ne pas avoir avancé depuis tout ce temps, de ne pas être plus forte que ça, avec les épreuves qu'elle avait traversées. Elle, la Sorcière des Cendres, la Lépreuse Vipérine, Pourfendeuse de Djabels. Prisonnière de son propre corps paralysé. Une moins que rien.
Voilà où la menèrent ses pensées tandis que les Bergers l'allongeaient sur un brancard et la transportaient à l'infirmerie. Elle convulsa encore une minute avant que l'intraveineuse de calcium ne fasse effet. Elle demeura allongée sur son lit et observa sans les voir par la baie vitrée les branches des saules qui ondulaient dans la lumière dorée du couchant. Le Berger lui recommanda de se reposer et s'éclipsa pour lui laisser un moment de tranquillité. La vision des rameaux d'or se brouilla et des larmes coulèrent sur les draps.
« Moniyah me manque. » sanglota Miracle. La louve aurait su comment réconforter sa compagne. La séparation s'avérait d'autant plus cruelle. Que pouvait-elle donc faire en cet instant, avec les Chasseurs de Svata Zeme ?
« Oh ben ça peut s'arranger. »
La voix inattendue fit sursauter Miracle qui se redressa d'un bond. Une ombre fugace tira un rideau et le petit rouquin du réfectoire apparut, assis sur un siège incliné.
« Désolé, poursuivit-il. J'ai pas pu m'empêcher de t'entendre. Tu sais, on peut tenter une restauration système sur ton terminal. Si ton IA a eu un pépin, je suis certain d'arriver à la récupérer.
- Petit con, soupira la métisse en se rallongeant.
- Non, insista-t-il. Je t'assure, je suis un pro de l'informatique. Tu peux me faire confiance.
- Laisse tomber. » grogna-t-elle en guise de réponse. Un ange passa.
« Dis. »
Silence.
« Dis.
- Quoi ? rétorqua-t-elle ulcérée.
- Chapeau pour le skin.
- Hein ?
- J'aurais dû m'en douter. "Un seul corps", ça m'a semblé logique. Mais en fait, toi tu as choisi l'autre chemin. "Réinventer jusqu'à la moindre part de soi." La couleur de peau elfe noir, ça claque. »
La colère écarquilla les yeux de la métisse. Elle le foudroya du regard.
« C'est ma couleur naturelle, hurla-t-elle. Petit merdeux, va ! »
La rage lui permit de se lever et de s'approcher du sale gosse, avec l'intention de lui coller son poing dans le nez.
« Désolé, bredouilla-t-il. C'est juste que ça m'aurait bien servi, à moi. Un nouveau corps, je veux dire. »
De surprise, Miracle s'arrêta net et détailla le jeune imbécile. Quinze ans à tout casser, une tignasse à la Ron Weasley et les tâches de rousseur qui allaient avec, mais la ressemblance s'arrêtait là. Il avait les joues creuses et les yeux perçants. Cependant, c'est sa posture qui interloqua la cendrée. Les jambes arquées reposaient dans une position qui n'avait rien de naturel. Elle remarqua le fauteuil roulant à côté du siège médical, et comprit alors.
« Tu as suivi le chemin jusqu'en Elysion, avec les énigmes aux embranchements ?
- Évidemment, rétorqua-t-il d'un haussement d'épaules. Tout le monde ici est passé par là.
- J'ai vu les traces de ton fauteuil, admit-elle. Comment est-ce que tu as fait pour... ? » Le pénible souvenir lui revint de son périple dans le noir, sur le sol irrégulier, dans le boyau interminable qui montait en pente raide, puis la descente périlleuse sur le flanc de la montagne.
« J'ai galéré, lâcha-t-il avec une désinvolture qui acheva de la désarmer.
- Pour ta gouverne, j'ai fait le même choix que toi. Un seul corps. J'ai du mal à comprendre pourquoi tu as décidé ce chemin.
- J'ai réfléchi un peu. Dans ce genre de MMO, on te laisse créer ton avatar dans le tuto mais c'est pas grave si tu te goures. Plus tard dans le jeu, tu peux toujours acheter ou crafter un item pour customiser ton skin. Donc j'avais tout intérêt à rien changer. Je voulais voir comment on m'accepterait dans ce monde tel que j'étais dans ma vie d'avant. J'ai compris ça pendant mon séjour ici au centre. C'est pas à moi de souffrir pour m'adapter. Les gens montrent leur vrai visage en fonction de la façon dont ils me traitent. »
Elle laissa le temps à ces paroles étonnamment profondes de s'inscrire dans sa mémoire. Ce gamin semblait plein de ressources. Sauf que...
« Attends, c'est quoi cette histoire de MMO ?
- J'ai ma petite théorie, répondit-il avec un clin d'œil complice. Je te la dirai un jour. Comment tu t'appelles ?
- Miracle, fit-elle en lui serrant la main.
- Sans dec, t'as aussi changé ton nom ? »
Elle lui broya les doigts et lui aboya que c'était également son vrai nom sur Terre. Il retira la main, la massa contre sa poitrine et dévisagea son assaillante d'un œil contrarié et suspicieux.
« Et toi, c'est quoi ton blase ? questionna-t-elle d'une voix froide.
- MisterAwesome84, rétorqua-t-il avant de se raviser devant l'expression outragée qu'elle lui renvoya. Euh, Grégoire.
- Enchantée, Greg. On va être potes.
- Ah bon ?
- Ouais, t'es trop con pour être un méchant. »
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