Chapitre 44 - Sink to the Bottom
« Tu le sais pourtant, que je sais pas nager ! » pestait Moniyah en s'accrochant au bastingage.
Miracle sourit en la regardant batailler contre le roulis des vagues en furie. La louve avait repris forme humaine et s'était habillée avec, littéralement, les moyens du bord. En l'occurrence, un pantalon et un ciré tous deux de couleur jaune pétant. Elle ne portait pas de chaussettes dans ses grosses bottes, pas plus qu'elle n'avait de vêtements sous son manteau. Ni de sous-vêtements, d'ailleurs. L'idée de sa peau de perle qui se laissait deviner entre les boutons du blouson fit monter le rouge aux joues de Miracle. Mais le moment était mal choisi pour penser à la bagatelle. En pleine tempête hivernale, l'océan ne pardonnait pas.
En plus, il neigeait à pleins seaux. Miracle avait eu beau dériver d'Ombre en Ombre, même sur le dos de Moniyah lancée à toute allure elle n'avait pas réussi à éliminer cet élément de l'équation. Pas plus que l'obscurité, d'ailleurs. Tous les mondes qu'elles avaient traversés étaient plongés dans la même invariable ambiance de nuit d'hiver. Enfin, l'essentiel demeurait qu'elles étaient enfin arrivées à un endroit où se débarrasser de l'esquisse de Nyx. Alors tant pis pour la météo. Comme disait le Saint D'Arcourt, ce vieux marin un peu porté sur la bouteille qui avait formé Miracle en Elysion, "Qui trop souvent regarde la météo passe sa vie au bistrot". Il avait quand même dû en passer, des journées au troquet, et pas sûr qu'il aurait approuvé la sortie du jour.
Miracle jeta un œil à la carte marine sur l'écran de Bub. L'électricité fonctionnait normalement dans ce monde, aussi Miracle en profitait pour recharger son terminal sur la batterie du bateau. Au passage, elle avait mis son IA à profit pour scanner toute l'inutile et encombrante paperasse et gérer la navigation en mode dématérialisé. L'affichage indiquait une profonde faille sous-marine qui fendait les fonds à dix miles nautiques du point bleu de leur position. Avec les creux de facilement huit mètres que formait la tempête, sans compter les vents de travers qui ne cessaient de secouer le petit chalutier, le cap ne serait pas facile à tenir et les réserves de gasoil ne dureraient pas éternellement. Un crachotement s'éleva soudain de la radio. Une voix rauque entrecoupée d'interférences déversa des torrents de paroles dans une langue inconnue, que Miracle interpréta comme des insultes. Sûrement le propriétaire du bateau. Elle n'en était pas fière, mais elle avait eu recours aux méthodes de Raemone pour réquisitionner leur moyen de transport. Du moins, la partie qui consistait à prendre les affaires des gens sans leur demander leur autorisation ni rien laisser en compensation. Et de s'en foutre royalement. Elle tourna le bouton du volume pour éteindre l'appareil.
Moniyah poussa la porte du poste de pilotage et vint se tenir à ses côtés. Miracle laissa un silence relatif s'installer, sur fond de vrombissement du moteur, de rugissement de la bise, de craquements de la coque et de gouttes d'eau qui ruisselaient des vêtements imperméables de la louve. De longues minutes s'écoulèrent ainsi sans qu'elles ne disent un mot. Pourtant, une question brûlait les lèvres de Moniyah, elle finit par franchir la barrière de sa bouche.
« Et donc, c'est qui ce Raemone ?
— Je te l'ai dit, un rejeton du Chaos qui faisait partie des Cavaliers d'Elysion. Il s'est rallié à moi après que je lui ai promis de l'aider à échapper à Nyx. C'est un métamorphe, il connaît les petites habitudes de sa grande sœur, ce sera un super atout pour nous. »
Un silence de quelques secondes.
« Et sinon, tu te l'es tapé ? »
Miracle explosa de rire mais ne manqua pas la pointe de jalousie dans la question. Elle ignora le sujet.
« Putain non ! Avec les histoires qu'il m'a racontées sur lui et sa famille, j'aurais trop peur de me faire gober la tête au moment de l'orgasme. »
Son éclat de rire remplit la cabine, cependant le silence de Moniyah lui indiqua que ce n'était pas exactement le genre de réponse qu'elle attendait. Elle dévia à nouveau la conversation.
« Si tu veux boire un truc chaud, j'ai vu des soupes en poudre dans le placard de la cabine.
— Tu m'as prise pour une végétarienne ou quoi ?Je mange pas de ces machins chimiques, de toute façon. »
Il était inutile d'insister. De son côté, Miracle n'aurait pas dit non à une petite tasse de bouillon de légumes pour se réchauffer les doigts et l'estomac, mais elle n'osa pas demander à sa compagne. Moniyah prit place derrière le siège du pilote et regarda sans dire un mot tandis que Miracle bataillait avec le gouvernail pour rectifier le cap et éviter la houle de travers.
La coque de noix lutta contre les éléments déchaînés pendant un temps interminable. Quand enfin Bub annonça qu'il restait moins d'un mile avant la destination, la jauge de carburant affichait le quart. Ce n'était qu'un aller simple, de toute façon. Miracle bloqua le gouvernail et descendit dans la cabine pour faire ses dernières vérifications. Grelotante de froid, elle remplit la bouilloire et déchira un sachet de soupe instantanée. Pendant que l'eau chauffait, elle sortit de son sac le symbole maudit de la Déesse de la Nuit.
« J'arrive pas à croire que ce petit objet te colle une frousse pareille, commenta Moniyah en observant la plaque de cuivre gravée.
— Crois-moi, répliqua l'humaine en posant la main à plat contre la surface, si ces cultistes n'étaient pas aussi nuls en magie, ils auraient déjà invoqué Nyx en Svata Zeme et on ne serait même pas en train d'avoir cette conversation. J'ai failli l'activer rien qu'en la regardant une demi-seconde.
— Cette Nyx, hésita la louve, elle est si puissante que ça ? Tu as bien réussi à la blesser, non ?
— C'est la Gemme du Chaos qui a fait tout le travail. Quand j'ai essayé de m'attaquer à elle sur Terre, j'ai terminé emprisonnée dans une geôle de ténèbres. De plus, si j'en crois mes visions, elle a le pouvoir de briser les mondes, littéralement de détruire une Ombre. C'est ce qu'elle s'apprête à faire avec Svata Zeme. Tu veux vraiment la provoquer ?
— Je dis ça pour aider, protesta Moniyah. On l'invoque ici maintenant et on lui fait sa fête. Problème réglé.
— Tout est si simple avec toi. » soupira Miracle.
Le clac de la bouilloire mit fin à la conversation. Le liquide brûlant apaisa les tremblements de Miracle. La suggestion de Moniyah tournait autour de sa tête comme une mouche trop insistante. C'était idiot, bien sûr. Pourtant, elle entrevoyait une utilité à activer l'esquisse de Nyx, juste pour un instant. Un simple geste de la main suffirait à rompre le contact, cela lui permettrait d'avoir un aperçu fugace et alors... Non, c'était de la folie.
Une notification en forme de carillon émana de Bub. Miracle se pencha sur l'écran et nota la profondeur à la verticale de leur position, 3402 mètres avant le plancher océanique, d'après la carte. Les bords de la fosse étaient à plusieurs miles de là, donc même avec de puissants courants un objet jeté à l'eau coulerait jusqu'au fond. C'était précisément la raison pour laquelle elle avait choisi cette Ombre.
Elle monta au poste de pilotage et coupa les moteurs. Puis elle enfila un ciré et s'enroula une corde autour de la taille.
« Si je tombe à la mer, tu n'auras qu'à tirer là-dessus pour me remonter, rassura-t-elle Moniyah. Tout va bien se passer, j'en ai pour à peine quelques instants. Reste là. »
D'un pas titubant, l'esquisse maudite serrée au entre ses doigts transis de froid, elle ouvrit la porte et se livra aux éléments. Les éclaboussures salées lui arrosèrent le visage et ses yeux se mirent à piquer. Elle se raccrocha à la rambarde et prit une seconde pour épouser le ballotement des vagues. Une fois qu'elle en eut assimilé la cadence, elle progressa un pied après l'autre en direction de la proue, une fois plaquée contre la vitre de la cabine, une fois vers le bastingage, et ainsi de suite. Arrivée au bout, elle enroula sa corde autour de la rampe en métal et fit un nœud de cabestan pour libérer ses deux mains.
Au creux de sa paume, l'esquisse de Nyx luisait d'un éclat de feu. Les sombres sillons du motif promettaient une issue fatale, elle ne le savait que trop bien. Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de penser à Raemone et au sort qui l'attendait si sa sœur l'avait bel et bien capturé. Or, Miracle n'avait aucune certitude à ce sujet. Un simple coup d'œil à ce que faisait la Déesse de la Nuit et à l'endroit où elle se trouvait, confirmerait ou infirmerait ses craintes. Ce serait rapide, sans risque.
Les courbes de la gravure formaient un visage saurien vu de profil, ciselé de manière somme toute assez directe et sans fioriture. Un symbole de croix à huit branches encadrait le portrait. Les reflets du métal orangé ondulaient et reflétaient des lignes qui se précisaient. Une pièce richement meublée, surplombée par les vifs éclats d'un chandelier en cristal étrangement éteint, si bien que la pièce toute entière baignait dans une pénombre quasi absolue. Une timide lumière laiteuse soulignait à peine les motifs fantasmagoriques du papier peint, les angles des fauteuils et les plissages du baldaquin.
Soudain, la silhouette au centre se tourna et siffla entre ses crocs. Ses yeux aux pupilles fendues, que Miracle savait pourtant aveugles, se braquèrent droit sur elle. Son cœur fit un bond dans sa poitrine et tambourina de panique. Elle couvrit à la hâte l'image et l'étouffa entre les paumes de ses mains. Un vif halo bleuté s'échappait des interstices entre ses doigts. Avec un cri de détresse, elle jeta l'objet maudit de toutes ses forces au loin dans les vagues déchaînées.
Elle le vit toucher la surface, être avalé par la houle. Mais elle resta immobile, comme paralysée, les mains crispées sur la barre de métal, priant de ne pas avoir commis la pire connerie de toute sa vie.
« Miracle ! » l'appela la voix de Moniyah depuis la porte de la cabine. Elle ne répondit pas.
Un grand fracas ébranla la carcasse du navire, accompagné du craquement sec de planches qui se brisaient, et tout à coup le monde se renversa.
Juste avant de plonger dans les flots glacés, Miracle eut un flash de débris volant dans tous les sens et d'une masse gigantesque, couverte d'écailles blanches, qui s'élevait dans un rugissement assourdissant.
Son corps frappa une vague et immédiatement le froid la saisit comme un cercueil de glace. La surface lumineuse ondulait au-dessus d'elle et s'éloignait peu à peu. Des morceaux de bois et des objets divers coulaient avec elle, attirés tout droit vers le fond et les ténèbres.
La corde, pensa Miracle alors que son corps s'engourdissait. Moniyah va me hisser vers le bateau. Il suffit que je retienne ma respiration assez longtemps. Mais la flamme de cet espoir s'éteignit lorsque jusqu'à côté d'elle passa un morceau de bastingage arraché, avec sa ligne de vie encore attachée à la barre. Le débris s'enfonça vers les profondeurs et tira Miracle avec elle comme une ancre.
Elle n'avait pas la force de lutter contre ce poids. L'océan était si calme. Elle avait si froid, son corps pesait si lourd, ses oreilles la faisaient tant souffrir. La lumière était si loin.
Deux bras massifs saisirent la corde autour de sa taille, arrachèrent le nœud et la libérèrent de son fardeau. Dans l'obscurité, elle eut du mal à reconnaître Moniyah. Sa carrure était plus large, son visage légèrement allongé et trop envahi de pilosité pour être humain. Des crocs affleuraient de ses lèvres scellées par l'effort de l'apnée. Ses pieds nus, couverts de poils, conservaient une forme approprié à la nage. Si seulement elle avait su nager.
À cet instant, la semi-humaine s'accrochait à la taille de Miracle et gigotait comme elle le pouvait, sans parvenir à contrer la gravité qui les entraînait toutes les deux vers le fond. Miracle reprit ses esprit et saisit sa compagne sous les bras. Il lui restait si peu d'air, elle ne savait pas si elle aurait la force de les ramener à la surface. Mais il faillait essayer, lutter jusqu'au bout pour cette infime chance de survivre. Elle remonta, elle y était presque. Ses poumons agonisaient dans sa poitrine. Elle avala une pleine gorgée d'eau salée.
Le mugissement de la tempête explosa à ses oreilles. L'écume lui frappa le visage . Elle toussa, cracha et inspira, comme un nouveau né qui prendrait sa première respiration. Quand l'air remplit sa trachée et descendit dans ses bronches, ce fut comme si un sac d'éclats de verre se déversait en elle. Mais elle était vivante.
« Je sais pas nager, articula péniblement la semi-humaine encore agrippée à elle.
— Je sais ma belle, répondit Miracle entre deux hoquets. Ça t'a pas empêchée de plonger pour me chercher. Tiens-toi bien à moi. »
La silhouette sombre du chalutier éventré dansait sur les vagues. Tant bien que mal, Miracle pataugea dans sa direction. Au moment où elle toucha la coque, un poids lui libéra la taille. Une demi-seconde plus tard, une poigne d'acier lui saisit le poignet et la tira des flots pour la déposer sur le pont.
Elle n'avait pas le temps de se reposer.
« Mon', haleta-t-elle. Va chercher mon sac et Bub. Vite, avant que ce rafiot ne coule pour de bon. »
Un grognement de confirmation lui répondit et la vitre de la cabine explosa au moment où Moniyah bondit au travers plutôt que de passer par la porte. Miracle leva les yeux au ciel et s'arrêta net, saisie d'horreur par le produit de son imprudence.
Juste en-dessous du plafond des nuages, un long corps serpentin ondulait parmi les nuées. Sous la forme titanesque du dragon blanc de l'Apocalypse, parmi les flocons et les bourrasques de vent, Nyx dansait au gré de la tempête de neige et hurlait le triomphe de son avènement.
Moniyah revint aux côtés de Miracle avec son butin. De ses doigts tremblants de froid et d'épuisement, Miracle sortit son carnet et feuilleta les pages. Elle rassembla ses forces et puisa dans le Fluide pour ouvrir le portail.
« Allons-nous en avant qu'elle ne nous tue pour de bon. »
Moniyah la souleva dans ses grands bras et franchit le passage sans protester.
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