Chapitre 41 - Fortress
Malgré l'obscurité, Piaget insista pour faire une halte. Le haut gradé fulminait et ordonna un rapport de toutes les unités. Miracle resta consciencieusement à l'écart pour s'épargner la colère du commandant. Elle renouvela ses doutes auprès de Raemone, cependant le pilote lui certifia que le monde dans lequel il les avait menés correspondait en tout point à la description que lui en avait fait Miracle. Elle lui demandait pour la troisième fois comment il pouvait être aussi catégorique, quand soudain un éclat du voix tonna au milieu des troupes.
« Comment ça, perdu ?! s'écria la voix du commandant. Mais qui est-ce qui m'a foutu une pareille bande de bleus ? »
Sa curiosité attisée, Miracle tendit l'oreille et comprit que le camion de queue de convoi manquait à l'appel. Le véhicule qui le précédait avait perdu de vue ses phares trente minutes avant l'arrêt. Étant donné les difficultés de communication, l'information n'avait pas atteint le haut de la chaîne de commandement. Piaget enrageait et frappait du pied dans la fine couche de neige qui tapissait le sol. Il forma un groupe de recherche mené par Jocelyn et l'envoya en arrière pour retrouver le camion égaré. Les hommes s'éloignèrent en file indienne dans l'obscurité.
Dans l'attente de leur retour, le convoi se mit en configuration défensive, avec des patrouilles régulières et des sentinelles. Miracle et Raemone se retrouvèrent confinés dans le griffon, sans rien pour tuer le temps que d'essayer de trouver un peu de sommeil dans les sièges inconfortables. Au moins, Raemone avait raison sur un point, la batterie de Bub était complètement déchargée et rien ne fonctionnait plus. Heureusement, le chauffage du Griffon était encore en service, tant que le moteur tournait.
Elle dut piquer du nez un instant. Un claquement la réveilla. Puis un autre, dont elle ne comprit pas la nature. Soudain des cris accompagnèrent les détonations et elle comprit qu'il s'agissait de coups de feu. La porte arrière s'abaissa et Piaget entra en trombe, suivi de Jocelyn dont l'uniforme était maculé de sang. Le conducteur reçut l'ordre de démarrer à toute allure.
De part et d'autre, des grognements accompagnaient le véhicule, des masses heurtaient la carrosserie, des griffes rayaient la tôle. Un corps lourd atterrit sur le toit. Le conducteur effectua une embardée et une ombre bestiale tomba sur le côté. Certains tentaient de s'interposer devant le passage du véhicule et se faisaient heurter avant de passer sous les roues.
« On ramenait l'équipage du camion perdu quand je les ai repérés, expliqua Jocelyn toujours à bout de souffle. Ils essayaient de nous encercler, heureusement on les a pris de vitesse et on a pu se replier jusqu'à vous. Ils sont trop nombreux, on n'a rien pu faire d'autre.
— C'est une horde de djabels, intervint Miracle. La même que celle qui a attaqué l'Ordre des Chasseurs sur le Mont Sniejka. »
Les yeux de Jocelyn se froncèrent au souvenir de la dure bataille qui avait failli anéantir l'Ordre, et où lui-même avait combattu pour sa vie.
« Nous n'avons pas les effectifs pour tenir tête à autant de ces saletés, conclut-il.
— J'en suis bien conscient, acquiesça Piaget. Heureusement, ils ne peuvent pas nous atteindre dans les véhicules, du moins tant que les camions restent en mouvement. Si nous restons en terrain dégagé et que nous roulons à vitesse modérée, ils finiront par se fatiguer. »
La consigne fut relayée en morse aux autres véhicules. Des coups de feu éclataient par moments et les djabels maintenaient l'allure, mais le convoi restait groupé. Le conducteur, épaulé par les yeux de lynx de Jocelyn, parvint à stabiliser une allure de trente kilomètres heure tout en évitant les pièges de la plaine enneigée. L'obscurité se fit moins dense, si bien que les obstacles apparaissaient plus distinctement. Jocelyn signala alors une ligne de maisons et une route pavée qui y démarrait. Au moment où le convoi s'y engagea, des explosions retentirent, ainsi que des cris de guerre.
Piaget saisit l'occasion et ordonna d'arrêter les véhicules, puis de déployer les hommes. Miracle ne fut pas autorisée à sortir. Elle resta dans le blindé tandis que les rafales d'armes automatiques se déchaînaient et que les hommes hurlaient des ordres de bataille. L'assaut dura moins de cinq minutes, au bout desquelles le fracas des armes se tut.
Malgré les mises en garde de Raemone, Miracle hasarda une sortie. Ce lieu lui était vaguement familier. Avec un effort mental, elle reconnut le quartier du fleuve en bordure de Pribam. Les docks se trouvaient à une petite centaine de mètres.
Mais ses pensées furent interrompues par des éclats de voix. Les soldats de Piaget tenaient en joue des hommes dissimulés derrière les ouvertures des maisons, armés d'arcs et d'arbalètes.
« Étrangers, dit l'un des hommes en tchèque, ce territoire est sous la protection de l'Ordre des Chasseurs. Déposez vos armes et constituez-vous prisonniers.
— On ne va rien déposer du tout, rétorqua Jocelyn qui devait être le seul de la troupe à maîtriser la langue. Vous allez juste nous laisser passer.
— Je ne crois pas, non.
— Qu'est-ce qu'ils veulent ? s'inquiéta Piaget qui n'avait pas pu suivre l'échange.
— On va pas se laisser commander par ces péquenauds ! » s'écria Jocelyn.
La tension monta d'un cran et les armes automatiques cliquetèrent. Miracle se jeta entre les deux camps.
« Qu'est-ce que tu fous, Miracle ?! hurla Piaget. À couvert, nom de Dieu ! »
Mais la jeune femme ignora l'ordre. Elle se tourna vers les Chasseurs.
« Nous venons vous prêter main forte.
— Ils viennent du Grand Froid, on ne peut pas leur faire confiance ! retentit une voix depuis l'intérieur.
— Je m'appelle Miracle N'Kanté. J'ai été recueillie par l'Ordre autrefois. Je souhaiterais parler à Maîtresse Marika. »
Un long silence s'ensuivit. Puis un visage apparut à la fenêtre.
« Miracle ? interrogea un homme d'une quarantaine d'années aux visage buriné, envahi par une barbe et des cheveux couleur de jais. C'est bien toi ?
— On se connaît ? hésita la métisse.
— C'est moi, Lukas ! »
Le groupe d'une dizaine de Chasseurs se répartit sur les côtés et à l'avant du convoi. Les véhicules se mirent en mouvement à allure de marche. Les zemeiens regardaient les grandes masses d'acier avec circonspection mais s'abstinrent de tout commentaire. Lukas marchait en tête et Miracle se joignit à lui.
« Tu n'as pas beaucoup changé, hasarda-t-il dans son français scolaire.
— Par contre toi oui, répondit-elle avec une honnêteté qu'elle regretta immédiatement.
— Il y a plus de vingt cycles que nous étions apprentis.
— Tant que ça ? C'est incroyable comme le temps passe. »
Miracle se garda bien de lui expliquer que pour elle seulement sept années s'étaient écoulées. Un silence gêné s'installa entre eux et ils cheminèrent sans plus dire un mot dans la large rue pavée qui menait vers le cœur de Pribam. La température s'était largement adoucie, même si le ciel demeurait menaçant. Un fin crachin s'abattait sur les toits et faisait luire les tuiles d'ardoise. Miracle tira sa capuche sur ses cheveux.
« Tu devrais... hésita Lukas, cacher un peu plus ton visage. Les habitant seront déjà un peu effrayés par vos étranges chars. Je ne voudrais pas...
— Ça va, j'ai compris. »
En toute honnêteté, elle avait prévu que le contact avec les autochtones serait rendu plus compliqué par sa couleur de peau. Elle avait donc pris soin d'emmener avec elle la panoplie de son identité secrète. Alors qu'elle enfilait ses gants en peau de serpent et son masque au symbole de l'Œil, Lukas lui jeta un regard dubitatif, toutefois il n'ajouta rien.
Des gens commençaient à s'assembler sur leur passage. Ils sortaient des habitations et formaient une haie de plus en plus compacte de chaque côté de la rue. Des Chasseurs durent précéder le convoi et les obliger à faire place pour laisser le passage aux énormes camions qui toussaient leur fumée de gasoil. Des femmes et des enfants, des hommes et des vieillards de toute condition sociale se pressaient aux fenêtres et sur le bas côté. Leurs visages creusés et crasseux suivaient la progression du convoi, leurs vêtements déchirés et mal reprisés cachaient des corps amaigris et éprouvés par la faim et le manque de sommeil. Pourtant ils ne criaient pas de joie ni ne lançaient de hourras à la parade de leurs sauveurs. Au contraire, un silence de mort accompagnait le défilé. Beaucoup se signaient et adressaient des prières silencieuses aux Trois, tous posaient des yeux pleins d'appréhension sur les soldats à l'intérieur de leurs étranges boîtes de métal et de verre. Avec son accoutrement d'un autre monde. Miracle ne faisait pas exception à cette réaction d'effroi. Mais elle comprenait que sans la présence de son escorte de Chasseurs, l'arrivée des militaires terriens aurait certainement causé un vent de panique.
Enfin, le cortège atteignit une large place où se trouvait un hospice. Lukas donna le signal d'arrêt devant les grilles en fer. Les camions se rangèrent en groupe serré et Piaget ordonna à ses hommes de maintenir un périmètre de sécurité en attendant de plus amples directives. Il confia le commandement à Jocelyn et entra avec Miracle, précédé par Lukas.
L'hospice avait connu de meilleurs jours. À l'intérieur, tout était sale et malodorant. Des paillasses étaient installées dans toutes les pièces à même le sol, jusque dans les couloirs. Des soignantes s'affairaient sans relâche d'un malade à un blessé avec des bassines d'eau et des linges. Dans cette agitation permanente, le trio passa presque inaperçu. Lukas toqua à une porte et entra le plus discrètement possible.
« Je ne t'ai pas autorisé à quitter ton poste ! gronda une voix féminine. Tu as intérêt à avoir une bonne raison pour ... »
La tirade assassine s'arrêta net quand la femme musclée, au visage fendu d'une cicatrice et aux longs cheveux bruns filés d'argent, posa les yeux sur les deux étrangers qui accompagnaient son apprenti. Elle les étudia pendant une ou deux secondes, puis son visage s'éclaira.
« Miracle ! s'écria-t-elle en ouvrant grand les bras vers la jeune métisse. Quel plaisir de te revoir !
— Comment... s'étonna Miracle à demi étouffée dans l'étreinte de Marika, comment vous m'avez reconnue sous mon masque ?
— Les gants. Tu te souviens que c'est moi qui les ai fabriqués pour toi. Et qui est ton ami ?
— Clément Piaget, répondit l'intéressé en se mettant au garde à vous. Commandant du 4e Régiment de l'Armée de Terre.
— Enchantée, Commandant. Je suis Maîtresse Marika, Cheffe de l'Ordre des Chasseurs. Que puis-je faire pour vous ? »
Les deux dirigeants se serrèrent la main et s'installèrent à une table pour mieux discuter. D'un simple geste de la main de Marika, Miracle et Lukas se virent congédiés comme des malpropres. La jeune femme protesta, mais un regard de Piaget lui intima de ne pas faire de vagues. Elle consentit à sortir et se retrouva dans le couloir avec Lukas. Plus elle le regardait, plus son sentiment de malaise à son égard grandissait. C'était comme se trouver face à un ex quinze ans après une rupture et se rendre compte à quel point la séparation l'avait marqué physiquement. Enfin, elle se faisait peut-être des idées. Après tout, le temps avait indéniablement transformé le visage du jeune disciple dont elle se souvenait, mais rien n'indiquait qu'elle y avait joué le moindre rôle.
Ils restaient plantés au milieu du couloir sans rien dire.
« Alors, tu as... fondé une petite famille avec des enfants et tout ça ?
— J'ai dévoué toute ma vie à l'Ordre. Quand Marika le décidera, ce sera mon tour de diriger. Je devrais retourner à mon tour de garde.
— Attends ! Est-ce qu'il y a un endroit où on pourrait parler tranquillement ?
— Suis-moi. »
Miracle surmonta sa gêne et accompagna Lukas le long d'un étroit escalier en colimaçon qui déboucha sur le toit terrasse de l'hospice. Elle y enleva son masque et respira l'air frais et humide de la fin de journée. Les regards qu'il lui lançait laissaient peu de doute sur le tourment intérieur qui habitait Lukas. Elle les ignora et il ne fit pas la moindre allusion à leur passé, pourtant des images de leur bref séjour dans un chalet isolé, de leurs nuits d'intimité loin du reste du monde, dansaient dans ses pupilles.
« Ah vous êtes là ! »
La voix de Raymond fit sursauter Miracle mais Lukas s'était déjà tourné vers l'intrus. Sa main s'était posée par réflexe sur le couteau à sa ceinture. Miracle s'empressa de désarmorer la situation.
« Lukas, je te présente Raymond. Il est avec nous. À ce sujet, est-ce que tu peux nous expliquer la situation ?
— J'imagine que Marika raconte tout à votre chef en ce moment. Vous arrivez à un moment difficile pour nous. »
Dans son français limité, Lukas détailla de son mieux comment Pribam était passée du statut de capitale florissante à celui de bourbier et dernier refuge de la population de tout Svata Zeme.
Au fil des cycles, le Grand Froid qui ceinturait le périmètre où la vie était possible en Svata Zeme s'était resserré, particulièrement ces derniers temps. Les récoltes étaient devenues insuffisantes pour assurer la subsistance des plus petits villages. La dernière Lune du Renouveau avait duré près de quarante jours, si bien que l'Ordre s'était résolu à abandonner sa Tour et rassembler la population à la capitale. Face à la crise et au grand dam des inquisiteurs et de l'Église, le gouverneur avait accepté de laisser Marika assurer la sécurité de la ville contre les incursions de plus en plus fréquentes des djabels. Malgré la vigilance et la résistance des Chasseurs, de plus en plus de victimes civiles tombaient sous les crocs des bêtes. Les provisions s'amenuisaient et personne ne savait combien de temps la vague de froid durerait. Les gens priaient quotidiennement à la cathédrale pour le retour des beaux jours.
« Je suis venue pour sauver tout le monde, s'écria Miracle. Lukas, tu sais ce que je suis.
— Une sorcière, lâcha le Chasseur dans sa langue natale.
— Je peux emmener tous ces gens vers un autre monde où ils ne souffriront plus de la faim et du froid. Il faut les rassembler tout de suite ! »
Lukas secoua la tête. « Je te suivrais n'importe où, mais je ne pense pas qu'ils te feront confiance. Regarde-les en bas, ils gardent l'espoir que le Grand Froid s'en ira quand leur foi aura suffisamment été testée.
— Mais c'est des conneries !
— Je le sais. Mais comment veux-tu les convaincre qu'ils ne vont pas damner leur âme en te suivant ? Et puis il y en a aussi une partie qui ne désire pas être sauvée, qui souhaite la fin de ce monde.
— Encore cette merde de culte de l'apocalypse ?!
— Hem, toussa Raemone. Je peux te parler une seconde, Miracle ? »
Le métamorphe l'attira aussi loin à l'écart que possible et lui souffla à l'oreille.
« Je n'ai rien compris à ce que vous avez dit à l'instant mais il me semble que ton projet oublie un détail important. En admettant que tu arrives à convaincre ces gens de te suivre en Elysion, tu les condamnes à pire que la mort. Le Mal de l'Ombre aura tôt fait de les avaler en quelques jours, peut-être plus pour ceux dont tu vas essayer de te rappeler, mais à terme ils disparaîtront purement et simplement.
— Tu crois que je ne le sais pas ?! enragea-t-elle soudain. Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Les laisser crever de faim et attendre bien sagement que Nyx détruise leur monde ? Parce que c'est ce qui est en train d'arriver. Le Grand Froid, les djabels, le territoire qui se réduit à vue d'œil, ce n'est que le début. Et je sais comment ça finit.
— Oh ça va ! Moi je me fais engueuler dès que j'évoque la possibilité de peut-être tuer une ou deux personnes, et là madame s'octroie le droit de génocide. »
En contrebas, les soldats de Piaget se déployaient pour organiser une première distribution de denrées de première nécessité et de couvertures. La foule se pressait et tendait les bras pour recevoir ces présents inespérés et qui leur manquaient depuis trop longtemps. Miracle observa cet océan de misère et se maudit intérieurement de son impuissance.
« Un seul problème à la fois. »
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