Chapitre 40 - Many Rivers to Cross
Le complexe donnait l'impression d'un dédale de plastique. Des parois en vinyle opaque équipées de rares lucarnes transparentes, ponctuées de blocs de ventilation massifs et bruyants qui assuraient la circulation et la filtration de l'air à l'intérieur. Comme un de ces énormes châteaux gonflables où Miracle n'avait jamais eu le droit d'entrer car, selon les paroles de sa mère, c'était trop dangereux pour son cœur.
Encore aujourd'hui, elle n'était pas autorisée à y entrer, mais de toute façon l'envie n'y était pas vraiment. Elle imaginait au contraire le calvaire que devaient vivre les pauvres prisonniers de ce cachot moderne, ou plutôt "unité de mise en quarantaine", comme l'avait nommé la présidente Eugénie Prudhomme.
La politicienne précédait son invitée dans un manchon d'accès à la zone d'observation.
« Depuis votre départ, et selon les termes de notre accord, nous avons réuni ici 450 personnes candidates à la déportation en Elysion. Ils sont répartis en trois unités de confinement distinctes et devront rester en quarantaine jusqu'à ce que nous ayons éliminé tout risque de contagion au virus ABE-43. » La femme aux traits tirés par l'âge, le café et les nuits de négociation se tourna vers Miracle et lui posa la main sur l'épaule. Ce geste familier fit sursauter la métisse, mais la présidente continua d'une voix basse et profonde.
« J'ai su que vous aviez demandé à ce que votre tante soit incorporée au groupe. Cette démarche vous honore, car cela renforce notre confiance mutuelle. Après tout, nous avons tous des êtres chers parmi ces élus et nous souhaitons tous qu'ils arrivent à bon port, n'est-ce pas ?
— Absolument, balbutia Miracle. Et donc, vous l'avez trouvée ?
— Évidemment. Les hommes du commandant l'ont localisée dans un campement de fortune dans la banlieue de Narbonne. Ils l'ont exfiltrée avec un groupe d'autres cibles. »
Miracle ignora le mauvais choix de vocabulaire et concentra son attention sur la bonne nouvelle.
« Je peux lui parler ?
— Je viens justement de la faire appeler. Cependant, je vous conseille de rester vague sur les circonstances de cet exode, ainsi que sur la destination. Nous ne voudrions pas créer un mouvement de panique parmi les sujets, ni répandre des rumeurs infondées.
— Si vous avez dit vrai et que vos proches sont là-dedans, vous ne voudriez pas qu'ils sachent exactement dans quoi ils s'embarquent ?
— Croyez-moi, il vaut mieux qu'ils l'ignorent pour l'instant. »
La discussion fut interrompue par une apparition de l'autre côté du mur de plastique transparent.
« Je vous laisse. » souffla la présidente avant de se retirer.
La silhouette de Tante Précieuse, déformée et rendue floue par le matériau imparfait de la fenêtre d'observation, parut étrange à Miracle. Dans sa tenue d'internée, Précieuse ressemblait à une vieille dame au dos voûté et à la chevelure d'argent. Seul vestige de sa prestance et de sa classe, ses grandes lunettes rondes à monture dorée dont les verres lui grossissaient les yeux.
Quand elle vit sa nièce, l'émotion lui fit se couvrir le visage.
« Miracle, binti yangu ! s'exclama-t-elle en swahili au travers d'un sanglot. Je te croyais morte. J'ai reçu une lettre de cette compagnie suisse, Elysion, qui me disait que tu t'étais tuée. Et avant ça, il y a eu toutes ces nouvelles à la télévision où tu disais des choses abominables.
— Tout était faux, tata.
— Comme je suis heureuse ! Shukuru mungu. Tant de malheurs sont arrivés. Il y a eu cet attentat, puis la ville a été évacuée. Je n'ai plus de nouvelles de ton père ni de Jenovefa.
— Ils sont morts. » Miracle lâcha ces mots sans émotion, avec toute la brutalité dont ils étaient chargés. Précieuse mit une seconde à accuser le coup.
« Je suis désolée, ma pauvre enfant. Ils sont avec ton grand-père et ta grand-mère, à présent. Dis-moi si je peux faire quoi que ce soit pour t'aider. »
L'ironie de la remarque fit sourire Miracle. Sa tante avait décidément grand cœur, elle ne se souciait guère de la précarité de sa propre situation et se montrait toujours prête à aider les autres ou soulager leurs peines.
« Ça ira, tata. Écoute, il ne faut pas t'inquiéter de ce qui se passe. C'est moi qui ai demandé à ce que tu sois conduite ici. Quand la quarantaine sera passée, on t'emmènera dans un endroit où tu n'auras plus à te soucier de rien.
— Ils ne m'ont rien dit, ils ne m'ont même pas laissé emporter d'affaires de rechange.
— Tout ira bien, je te le promets. »
Elles appuyèrent leurs mains l'une contre l'autre à travers la cloison. Précieuse essuya ses larmes puis se détourna. Miracle resta un moment dans la salle de visite. Les larmes affluèrent à ses paupières et elle serra les dents de frustration en pensant à la souffrance que devaient endurer les centaines de gens à l'intérieur. Dire qu'elle disposait d'un remède au virus ! Comme n'importe quel djabel, le Fluide le détruisait sans pitié. Mais voilà bien où se situait le problème. Elle seule était insensible à la brûlure du Fluide, ainsi que Grégoire et ses compagnons en Elysion. N'importe qui d'autre subirait de graves blessures, et ce serait sans doute encore pire sur un patient infecté.
Une main sur son épaule la ramena à la réalité. Le commandant Piaget lui lança un clin d'œil complice.
« Je sais à quel point c'est difficile de les voir dans cette boîte stérile géante.
— Vous aussi ? »
Le militaire hocha la tête mais n'en dit pas davantage. « Allez soldat, on a une mission à accomplir. »
De fait, la mission était sur le départ. Dans une ambiance de branle-bas de combat et de vapeurs de diesel, un convoi de douze camions tout terrain s'assemblait dans un hangar. Au gré du va-et-vient des fenwick, les remorques se remplissaient de provisions et de matériel. Piaget passa en revue l'inventaire de la mission et en profita pour briefer Miracle. Les véhicules avaient dû être convertis pour ne plus dépendre de l'électricité, ce qui avait nécessité pas mal de travail pour les chefs mécanos dont les crânes s'étaient bien dégarnis en quelques semaines tant ce défi technologique les avait rendus perplexes. Miracle constata que les soldats utilisaient des manivelles qu'ils tournaient énergiquement, à l'ancienne, pour démarrer les moteurs. Piaget espérait que les modifications suffiraient à rendre les camions opérationnels dans les conditions étranges de Svata Zeme.
Il présenta également à Miracle le module de commandement, un Griffon flambant neuf qui avait subi les mêmes aménagements mécaniques que le reste du convoi. Certes, tout l'équipement électronique dont il disposait ne serait d'aucune utilité, néanmoins son blindage et ses capacités de mobilité en feraient un avantage certain. Miracle admira la grande cabine perchée sur ses six énormes roues et ne put contenir un sifflement d'admiration. Elle s'inquiéta du nombre de places à l'intérieur, mais le commandant lui indiqua que dix soldats pouvaient y entrer.
« À ce sujet, enchaîna Piaget sur un ton qui trahissait son embarras, tu es certaine qu'on doive trimbaler ton copain, là ? »
Il fit un geste du menton en direction d'un petit homme moustachu et ventripotent habillé d'un treillis assez incongru étant donné sa condition physique. L'individu vaquait dans le hangar et engageait la conversation avec des soldats qu'il n'hésitait pas à déranger en plein travail.
« Raymond ? s'amusa Miracle. Évidemment qu'on l'emmène, c'est notre pilote. »
Raemone semblait avoir développé une affection particulière pour l'apparence du gros mexicain dont il avait usurpé les traits précédemment. Le métamorphe jouait des variations sur ce thème et, dans sa version actuelle, se faisait nommer Raymond. Après de longues discussions, le Fils du Chaos avait accepté de guider le convoi pour Miracle. Son intention initiale était de disparaître le plus vite possible et en tout cas de ne pas poser une griffe dans un monde où Nyx était susceptible de le retrouver. Cependant, Miracle lui avait fait remarquer que la Déesse de la Nuit pouvait le débusquer où qu'il se trouve grâce à son esquisse. Il augmentait ses chances de résister à une tentative de contact si Miracle restait à ses côtés pour le former et éventuellement l'épauler. De son côté, elle avait trop peu confiance en ses capacités à marcher en Ombre à la tête d'un tel convoi. Elle eût été beaucoup plus à l'aise s'il avait fallu transporter tout le monde par esquisse, malheureusement la taille des véhicules et la quantité de matériel rendaient cette option impossible. Il lui fallait donc l'aide d'un expert dans l'art de dériver, et Raemone avait largement démontré sa maîtrise dans ce domaine. Elle épargna ces détails à Piaget, mais lui imposa la conclusion : Raymond prendrait place à l'avant, sur le siège du passager.
Le commandant Piaget tordit le nez pour exprimer sa désapprobation mais encaissa l'exigence. Le jour du départ arriva. La présidente Prudhomme vint serrer la main du commandant pour lui souhaiter bonne chance. Elle se tourna ensuite vers Miracle.
« Nous nous occuperons des civils en votre absence. Souvenez-vous que le temps s'écoule plus vite ici, alors ne tardez pas à revenir. Si la situation devait s'éterniser, je ne sais pas comment nous maintiendrons l'ordre.
— Je ferai tout mon possible pour que vous n'ayez pas à vous en soucier. »
La jeune femme coiffa son casque blindé dont le port était obligatoire dans le véhicule de commandement, puis elle embarqua par la porte arrière. Piaget était déjà installé devant ses écrans au poste tactique. Devant lui, le conducteur terminait la checklist d'allumage. Sur le siège passager avant, comme convenu au préalable, le gros Raymond observait la manœuvre. Quand elle vit qui avait pris place sur le siège juste derrière, le sang de Miracle se mit à bouillonner.
« Qu'est-ce qu'il fout là, lui ? »
Elle interrogea Piaget, car elle n'avait aucunement l'intention de s'adresser directement à l'individu concerné.
« J'ai besoin du lieutenant Guérin comme sentinelle, rétorqua le commandant. Ses capacités de détection sont inégalées dans le régiment. Maintenant madame la civile, je vous demande de vous asseoir. »
Ce connard de Jocelyn envoya un clin d'œil moqueur à Miracle, et elle n'eut pas d'autre choix que de se poser sur le siège qui lui était réservé avec les cinq soldats qui composaient le reste de l'équipage.
Piaget donna le signal de départ et le convoi se mit en branle. En tant que chef de l'expédition, il restait en contact radio avec chacun des véhicules et recevait de brefs rapports toutes les dix minutes. Par-dessus son épaule, Miracle regardait la colonne de points bleus avancer sur la carte du terrain. Au bout d'une heure, Piaget étouffa un juron dans le col de son uniforme. Quand Miracle se dévissa le cou pour comprendre la situation, la carte positionnait les véhicules en pleine mer. Piaget se pencha vers elle.
« On dirait bien que ton pote nous a fait bouffer la carte, murmura-t-il d'un ton admiratif.
— Ça ne vous étonne pas plus que ça ?
— Je m'y attendais. Et puis, j'ai déjà fait un voyage dans ce genre, avec ton père et Freyd. »
Les heures s'écoulèrent et le groupe progressait. Le vacarme du moteur devenait insupportable et personne ne disait un mot, si bien que Miracle commença à trouver le temps long. Enfin, Piaget ordonna une pause. Miracle sortit prendre une bouffée d'air bien méritée. Déjà, le paysage n'avait plus rien à voir avec les Rivages Infinis. Ici, le ciel ondulait comme un océan. Elle s'arracha à la contemplation de ce spectacle hypnotique pour tenter de trouver un coin où soulager sa vessie. Elle commençait à baisser son pantalon quand des pas la firent sursauter. Raymond lui avait couru après.
« Désolé de te déranger un moment, entama le métamorphe.
— Oui, si tu pouvais faire vite.
— J'ai du mal à situer l'endroit où tu veux que je nous emmène. À ce rythme, je doute d'y arriver avant des jours, si jamais je le trouve. Il faudrait que tu m'en parles, que je sache dans quelle direction dériver.
— Pas de souci, je suis intarissable sur le sujet. Juste pas tout de suite. Tu vois, là j'ai besoin de ... »
Raemone fronça les sourcils et parut ne pas comprendre, puis tout à coup son visage s'éclaira.
« Oui, bien sûr. Pas de problème. Prends ton temps. Dans le camion, alors, hein ? »
De retour dans le véhicule, Miracle entreprit de décrire à son pilote ce qu'elle connaissait de Svata Zeme. Seulement, le boucan du moteur l'obligeait à hurler pour se faire entendre. À bout de nerfs, elle explosa.
« Commandant, il faut que je prenne la place de Jocelyn. C'est plus possible.
— Je te répète que le lieutenant doit servir de vigie, au cas où nous rencontrions un obstacle ou une embuscade.
— Et moi je vous assure que ce convoi n'ira nulle part si je ne peux pas communiquer avec notre pilote. »
Le regard ferme qu'elle lui lança acheva de dire la part d'implicite de la situation. Le militaire soupira et ordonna à son subalterne d'échanger son siège avec Miracle. Jocelyn protesta mais finit par obéir. Quand ils se croisèrent dans l'habitacle exigu, Miracle leva discrètement sous son nez un doigt d'honneur. Enfin à portée de voix de Raemone, elle entreprit de lui dépeindre le monde qu'elle avait connu pendant une année.
Un monde un peu arriéré au premier abord, cerné de toute part par une muraille de froid mortel. L'électricité n'y fonctionnait pas, si bien que la technologie avait à peine atteint le stade de la vapeur. Les mentalités aussi avaient un peu de retard, les gens se montraient très religieux et obéissaient au culte des Trois. Ils parlaient un genre de dialecte tchèque.
« C'est une grosse bande de bouseux, intervint Jocelyn depuis l'arrière.
— Tu veux pas la fermer, toi ?! » lui cracha Miracle.
Elle avait appris qu'il ne fallait pas juger trop vite ce monde et ses habitants. Ils avaient certes leurs préjugés, leurs superstitions et leurs défauts, mais avec le temps elle avait découvert chez certains des qualités précieuses. Ils avaient pour eux une résilience à toute épreuve, une fidélité sans faille à leurs valeurs et un esprit de solidarité qui faisait défaut à beaucoup de personnes sur Terre. Il s'en trouvait parmi eux qui défiaient courageusement l'ordre établi et se reconnaissaient dans le culte créé bien malgré eux par Désiré et Jenovefa lors de leurs premières aventures. Parmi les connaissances qu'elle s'était faites lors de son séjour dans l'Ordre des Chasseurs, elle avait rencontré des êtres admirables pour qui elle avait une réelle admiration, d'autres pour qui...
« Celle dont tu m'as parlé ? » coupa Raemone .
Miracle hocha la tête et ses yeux fuirent vers le plancher du véhicule. Elle s'essuya discrètement la joue du revers de sa manche.
Le temps fila et Miracle continua d'abreuver son pilote de détails anodins sur la vie quotidienne, l'architecture, les coutumes, les jeux ou encore la nourriture des gens de Savata Zeme. Elle décrivit les paysages qu'elle avait connus, de la grande ville de Pribam au village de Brno en passant par la vallée du fleuve Morava.
Piaget et Jocelyn ne disaient rien mais ils avaient l'air de bouillonner intérieurement. Il fallait dire que la situation s'avérait quelque peu stressante pour le commandant, dont la radio ne crachotait plus que des interférences. Ses écrans s'étaient éteints depuis longtemps déjà et l'électronique avait également cessé de fonctionner, si bien que les conducteurs naviguaient à vue et communiquaient en morse d'un véhicule à l'autre. Dehors, il faisait sombre et un vent violent battait la carrosserie blindée. La suspension était mise à rude épreuve sur un terrain irrégulier. Le camion de queue ne donnait plus de nouvelles depuis une heure.
Soudain, Raemone s'écria « Arrêtez-vous ! Nous y sommes.
— Ici ? s'étonna le soldat qui tenait le volant.
— Ouvrez la porte ! ordonna Miracle.
Elle bouscula l'équipage et descendit par la porte arrière. Un vent glacial lui frappa le visage, il neigeait à gros flocons et il faisait si sombre qu'elle n'aurait su dire si c'était le jour ou la nuit. Pas une habitation en vue. Elle alla toquer à la vitre du passager.
« Tu es sûr de toi, Raem... Raymond ?
— Absolument. Bienvenue en Svata Zeme. »
Miracle contempla le paysage désolé sans parvenir à comprendre ce qu'elle voyait. Elle murmura une phrase entre ses dents qui s'entrechoquaient.
« Mais qu'est-ce qui s'est passé ici ? »
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