Chapitre 39 - Root of all Evil
« Et donc, s'amusa Raemone, cette présidente accepte de t'aider en échange de ta simple promesse de la mener en Elysion, ainsi qu'un groupe de personnes de son choix. Elle est cinglée de te faire confiance.
— Ne me prends pas pour toi, rétorqua Miracle d'un ton cinglant. Je compte bien tenir cet engagement.
— À quoi ça va servir de fermer les frontières d'Elysion si tu laisses rentrer n'importe qui ?
— Uniquement ceux que nous pourrons recenser. Et nous avons des moyens de détecter les agents de Nyx.
— Si tu le dis. »
Le rejeton du Chaos haussa les épaules et continua de marcher en tête, tous les sens aux aguets. Les pieds de Miracle la faisaient souffrir. Elle avait perdu la notion du temps et même les indications de Bub n'avaient plus aucun sens. Son horloge avait plusieurs fois changé de fuseau horaire sans raison précise, si bien qu'elle avait perdu le décompte des heures. Raemone avait certes la force physique d'une chèvre sous-alimentée, il s'avérait néanmoins capable de marcher sans s'arrêter pendant des jours. Le saurien consentait à faire des pauses, bien trop fréquentes à son goût, pour laisser Miracle se reposer, manger et dormir. Sans elle, la distance couverte eût été bien supérieure.
« Tu me fais perdre ma concentration, se plaignit-il au deuxième bivouac. À ce rythme, on arrivera à la Source dans une semaine.
— Comment ça se fait que c'est si loin, gémit Miracle en ôtant ses chaussures de marche.
— On traverse la moitié de l'univers, tu t'attendais à quoi ? La Source est proche des Cours du Chaos, il s'agit en plus d'un endroit très dangereux même pour moi. Plus on se rapproche, plus je dois prendre de précautions avant la prochaine dérive.
— Désolée de te ralentir.
— C'est rien. Tu auras d'autant plus de temps pour m'entraîner à fermer mon esprit. »
Au gré du défilé de paysages variés et parfois surréalistes et souvent grandioses, Miracle activait par moments une esquisse de son compagnon. À chaque fois, le contact s'établissait sans difficulté. Raemone pestait et Miracle lui répétait de vider son esprit, de ne penser à rien d'autre que le paysage. Il fallait devenir le vent dans les herbes, la pierre sur le sol. De nouveau, le saurien jurait qu'elle demandait l'impossible, qu'il pouvait se changer en n'importe quel animal mais il ne pouvait pas concevoir de devenir un courant d'air.
« C'est une métaphore, crétin. Ton esprit doit être comme ces choses inanimées. Ne cherche pas à comprendre. »
Au bout du troisième jour, Raemone parvint à bloquer la tentative de Miracle pendant une minute. Au moment où il se retourna pour exprimer sa joie d'avoir réussi, elle perça ses défenses et lui tapota sur l'épaule par derrière.
« Ça me fait pas rire ! ronchonna le saurien.
— Allez t'inquiète pas, tu y arriveras. Un jour. »
Le chemin que traçait Raemone les menait au travers d'espaces de plus en plus ouverts, plats jusqu'à l'horizon et désertiques dans tous les sens du terme. Le terrain se faisait parfois traître, des plaines d'apparence inoffensives se révélaient pleines de sables mouvants ou d'herbes empoisonnées. Raemone pointait chacun de ces dangers et enjoignait Miracle à ne toucher à rien et à ne pas s'éloigner. Les transitions entre les ombres devenaient également plus longues, car il fallait traverser de longues étendues avant de trouver un relief de terrain qui permît de décaler vers une autre réalité. Parfois, le détour d'une butte. Parfois, un petit canyon.
Le climat se faisait également de plus en plus hostile. Les températures oscillaient entre le caniculaire et le glacial. Des tempêtes de pluie, de neige et de sable s'abattirent sur les deux marcheurs.
« Et donc, les animaux et les humains qui s'égarent par ta faute dans les Ombres doivent traverser tout ce merdier avant d'arriver à la Source ? s'étonna Miracle.
— Il arrive que je les aide un peu avec le son de ma flûte, précisa le guide. Mais oui, il y a un genre de sélection naturelle. La survie du plus fort. De toute façon, s'ils étaient trop faibles ils ne survivraient pas à la souillure.
— J'ai une sacrée veine de t'avoir comme guide. »
Miracle devina que leur périple touchait à son but quand ils entrèrent dans des territoires où les lois de la physique conventionnelle n'avaient plus cours. Des îlots flottaient dans le ciel, des bulles de gaz s'élevaient lentement de la terre, des langues de feu parcouraient la voûte céleste, des averses d'éclats de verre s'abattaient au loin et menaçaient de déchiqueter les infortunés qui s'y trouveraient engloutis.
« Nous y sommes » déclara enfin Raemone. « Reste près de moi et ne fais surtout aucun bruit. »
Miracle hocha la tête et obéit sans discuter. L'imminence du danger lui serrait la nuque et les picotements à la base de son crâne lui indiquèrent sans l'ombre d'un doute que des djabels rôdaient ici en grand nombre. Raemone leva soudain la main pour lui intimer de s'immobiliser. Ils restèrent ainsi accroupis dans les herbes hautes, et tout à coup un groupe de quadrupèdes glapissants passa au pas de course dans un grand nuage de poussière. La progression put reprendre, dans l'embouchure d'un large canyon qui descendait en pente raide et s'enfonçait dans le plateau. Bientôt, deux grandes murailles naturelles flanquèrent leur route. Du cours d'eau qui avait creusé cette dépression, il ne restait plus rien qu'un lit asséché qu'ils suivirent tout en restant à couvert de la haute végétation.
La chaleur se fit accablante. Le ciel était pourtant d'un noir profond et Miracle avait supposé que c'était la nuit, bien qu'elle ne discerna aucune étoile. À présent, de rares touffes d'herbe malingres et grillées cohabitaient avec des arbustes épineux et sans la moindre feuille. Le sol caillouteux et poussiéreux criait sa soif de la moindre et plus infime goutte d'eau.
Raemone pointa du doigt un éboulement de rochers au pied de la paroi abrupte du canyon. Ils s'y dirigèrent avec d'infinies précautions. Miracle aperçut des silhouettes qui se déplaçaient sur le fond du canyon, Raemone leur fit emprunter une trajectoire qui les garda bien à l'écart de ces bêtes en liberté. Une fois arrivés à leur cachette, Raemone s'assit au creux d'un rocher et invita Miracle à l'imiter.
« Je ne peux pas nous emmener plus près, chuchota-t-il. On va pouvoir observer d'ici mais il ne faudra pas s'éterniser.
— Qu'est-ce que je suis censée voir ? »
Miracle se félicita d'avoir mis une paire de jumelles dans son attirail d'exilée. Elle s'en munit et parcourut le panorama de droite à gauche. Un nombre important de bêtes s'étaient rassemblées à un point précis du canyon. À bien les observer, il s'agissait d'une légion d'animaux de toutes espèces, dont les cris, les barrissements, les rugissements et les hennissements résonnaient jusqu'au lointain.
« Qu'est-ce qu'il y a là-bas ? réfléchit-elle. Un point d'eau ?
— Tu ne regardes pas où il faut. Jette un œil plus haut. »
Au-dessus de la masse sauvage, un fin ruban de couleur pourpre descendait en ligne verticale. Miracle ne l'avait pas remarqué plus tôt car il se fondait avec la noirceur du dôme céleste. Elle remonta jusqu'à l'origine, loin dans les cieux où il se perdait au cœur d'une boule de ténèbres plus intense encore que la nuit.
« Un soleil noir ! s'exclama-t-elle à voix basse. Mais qu'est-ce qui en coule ? Ce n'est pas de l'eau ?
— Non. C'est la souillure. Le don de Bahamut aux êtres vivants et qui les change en djabels. »
Les yeux de Miracle s'écarquillèrent d'effroi.
« Et il y a tout un lac de cette saloperie ! Si la moitié de ces animaux infectés trouvait le chemin vers Elysion, ils extermineraient la colonie en trois jours.
— Une fois qu'ils ont reçu la souillure, ils ne restent pas longtemps ici. La rage et la soif de sang les oblige à repartir d'où ils sont venus.
— Ils suivent des routes migratoires ?
— On peut dire ça.
— Voilà ce qu'on est venus changer. Allons-y.
— Attends, la retint Raemone. Je veux que tu voies ça. »
Il pointa du doigt un espace à l'écart de l'oasis maudite. Un groupe de tentes y était dressé. Le campement semblait abandonné et la moitié des installations s'étaient effondrées.
« Il y a quelque temps, Nyx m'a ordonné de guider un groupe de scientifiques jusqu'ici. Ils se sont installés dans ces baraquements.
— L'équipe qui a conçu le virus, déduisit Miracle. Tu sais ce qu'ils sont devenus ?
— Quand je les ai laissés, ils étaient impatients de se mettre au travail. Je ne sais pas si ils ... »
Le saurien s'interrompit soudain et retint sa respiration. Miracle le fixa dans les yeux et y lut une peur contrôlée. Au bout de longues secondes, il se détendit enfin.
« On ne peut pas rester plus longtemps, déclara-t-il. Ils s'agitent étrangement.
— Ils sentent la proximité du Joyau, confirma Miracle en hochant la tête. Ma poitrine est sur le point d'exploser. »
D'un commun accord, ils s'éloignèrent avec toujours autant de prudence. Au bout de quelques kilomètres, Miracle posa son sac et entreprit les préparatifs pour la phase d'occultation du chemin dans les Ombres. Elle chargea les poches de son long manteau avec plusieurs pierres, puis elle noua le vêtement par les manches autour de sa taille.
« Ça ne va pas être une mince affaire de barrer une route migratoire, commenta Raemone.
— Uniquement celle qui vient d'Elysion. Nous y mettrons le temps qu'il faut, quitte à abattre une montagne. Tu es prêt ? »
Raemone se mit en marche et Miracle suivit, déjà concentrée sur son travail. Elle mobilisa l'énergie du Joyau, la guida et la laissa s'écouler en éventail le long de sa longue traîne, brûlant la terre et balayant l'empreinte de leurs pas. Le chemin serait long jusqu'aux porte d'Elysion, elle pria pour que les forces ne lui fassent pas défaut.
Elle marcha comme un zombie. Un pas après l'autre, avec les pieds griffus de Raemone dans le haut de son champ de vision. Rien d'autre ne comptait plus. Raemone lui proposa une halte, elle refusa. Ils marchèrent encore. Il insista pour qu'elle fasse une pause, mais elle s'interdit de s'arrêter tant que la distance avec la Source n'était pas suffisante.
« Parle-moi de cette cascade et de cette souillure, dit-elle pour changer de sujet.
— On l'appelle aussi la souillure originelle, ou encore le sang de Bahamut. On raconte que le soleil noir qui se tient au-dessus de la Source et dont coule la souillure, est en fait l'orbite vide de Bahamut.
— Mais qui c'est, ce Bahamut ?
— Le Père de toute chose. Il réside au firmament où doivent se présenter tous ses enfants pour y être entendus, et qu'on ne peut atteindre qu'une fois porteur de la marque du Logrus et de la Marelle d'Ether. À ma connaissance, seule Nyx a ce privilège.
— J'ai presque compris la moitié de ce que tu as dit, sourit Miracle au milieu de son effort. »
Elle s'appuya contre un arbre mort pour reprendre son souffle et boire à sa gourde. Le chemin serpentait entre deux escarpements et des troncs décharnés encadraient le mince filet d'eau qui courait entre les pierres au fond de ce val. Miracle eut soudain une inspiration et s'écarta de l'écorce. Elle fit quelques pas avant de se tourner vers la souche, le regard déterminé et concentré. D'un geste rageur, elle provoqua une déchirure en travers du fut de bois. Le tronc à demi coupé craqua et s'effondra en travers du ravin, barrant le passage de ses branches enchevêtrées.
Raemone s'était alarmé, mais quand il vit le barrage que venait de créer Miracle il baissa les épaules, poussa un éclat de rire et se détourna pour reprendre la route.
Miracle renouvela l'opération à plusieurs reprises. Au bout du troisième arbre abattu, ses forces l'abandonnèrent, si bien que Raemone décréta vingt-quatre heures d'arrêt complet. Il n'y avait plus aucun risque que des djabels les aient suivis depuis la Source, alors pourquoi ne pas prendre leur temps pour effacer le reste du chemin ? Après quelques heures de sommeil, Miracle reconnut qu'il avait raison.
C'est ainsi qu'il parvinrent au plus près d'Elysion, où Miracle put enfin se rassurer d'avoir fermé l'accès entre la Source et la colonie. Elle demanda à Raemone de la guider sur les autres chemins qu'il avait tracés et ils passèrent plusieurs jours supplémentaires à effacer ces issues, et ainsi rendre les murailles d'Elysion plus opaques.
L'effort épuisa Miracle, tandis que Raemone était ravi de marcher à sa guise. Le saurien promit de ne plus tracer de chemin vers Elysion.
Durant tout le temps où ils cheminèrent, Raemone eut l'occasion de parfaire sa concentration et mieux résister aux tentatives de contact par esquisse. Il profita également des soirées près du feu de camp pour jouer de la flûte. Il raconta à Miracle l'essentiel de ce qu'il savait de l'histoire de Bahamut.
Les légendes s'accordaient à dire qu'à l'origine, seul le Père existait. De sa propre chair, Bahamut donna vie à ses rejetons, qui lui tinrent compagnie et le divertirent. Mais avec le temps, les enfants de Bahamut arrivèrent à court de jeux et d'acrobaties. Aussi, Bahamut bâtit pour eux les Cours du chaos, où il les laissa s'épanouir à leur gré. Puis, fatigué de son labeur, il s'endormit. À son réveil, il convoqua tous ses enfants pour écouter les récits de leurs aventures. Quand il eut suffisamment écouté, son estomac criait famine, aussi il en dévora la plupart, ne laissant que les plus fort ou les plus malins.
Il se rendormit et dans son sommeil enfanta à nouveau des milliers de vies. À son réveil, de nouveau il écouta et se nourrit de sa propre engeance. Ainsi se déroula le règne de Bahamut pendant des milliards de cycles.
Certains parmi les enfants de Bahamut gagnèrent en force et en pouvoir. Parmi ceux-là, Erebos se tenait à part et ne prenait part à aucun complot contre son géniteur. Son regard trahissait pourtant la jalousie et le désir de pouvoir. Dans la garde de ceux choisis par le Père pour le protéger durant son sommeil se trouvait Nyx. En échange de son service, elle bénéficiait de la promesse de ne pas être tuée. Inexpérimentée mais loyale et pleine de fougue, elle se montrait la plus zélée des Protecteurs.
On racontait qu'à la faveur d'une tentative d'assassinat sur Bahamut, Erebos saisit sa chance. Alors que les Protecteurs se concentraient sur l'attaque des conjurés, il s'introduisit au firmament, s'approcha seul du Père endormi et lui arracha l'œil droit. Il s'enfuit alors loin des Cours du Chaos, dans le Néant. Le Père se réveilla et, de rage, dévora toute sa garde ainsi que tous ses enfants qui se trouvaient là. Il n'épargna que la jeune Nyx, qu'il maudit de ne pas avoir su le défendre. Pour lui faire payer son échec, il lui infligea la malédiction de la Nuit qui la priva de sa vue. Il lui promit alors de lever son châtiment et de lui laisser une place à ses côtés si elle lui rapportait la tête d'Erebos ainsi que le Joyau dérobé. Puis il se rendormit.
Nyx partit en quête de son frère dans les Ombres. Ils s'affrontèrent à de nombreuses reprises, et un jour Nyx eut enfin le dessus. Elle enferma Erebos dans une prison de ténèbres dont il ne put s'échapper. À cet instant, Erebos découvrit le pouvoir du Joyau qu'il utilisa pour tracer la Marelle. Nyx vit son pouvoir et trahit Bahamut pour s'unir à Erebos. Ensemble, ils fondèrent le Royaume d'Ether et partirent en guerre contre les Cours du Chaos. Depuis, le conflit entre Ether et le Chaos fait rage dans les Ombres. Nul ne sait ce qu'est devenu Erebos, le Joyau a disparu et Nyx est devenue traîtresse à son sang. Voilà pourquoi, malgré les dissidences, les guerres de clans et les complots, chaque enfant du Chaos rêve de détruire Ether, récupérer le Joyau et réclamer la récompense promise à Nyx.
« Toi aussi ? réagit Miracle à ces propos.
— Tsah non ! rit le rejeton du Chaos. Je vois déjà mal comment je parviendrais jusqu'en Ether pour parcourir leur maudite Marelle. Erebos a disparu, si ça se trouve il est mort.
— Mais tu as le Joyau juste devant toi, rétorqua la jeune femme avec un doigt sur sa poitrine.
— Non merci. Même en admettant que la Récompense existe bel et bien, avec tout ce qu'on raconte sur sa tendance à manger ses enfants, je ne suis pas franchement emballé à l'idée de rencontrer le Père. Je préfère me contenter d'un autre cadeau bien plus précieux.
— La liberté, compléta Miracle.
— La liberté, répéta le saurien avec des étoiles dans les yeux.
— Et pour l'obtenir, tu dois te débarrasser de Nyx. Je t'y aiderai.
— Nos intérêts concordent, on dirait.
— Oui, mais ce n'est pas la raison principale.
— Ah bon ? Alors pourquoi est-ce que tu fais ça pour moi ?
— C'est pas évident ? On est amis ! »
Les grands yeux globuleux de Raemone clignèrent trois fois d'incompréhension. Il prit alors sa flûte et se mit à jouer un air doux qui porta Miracle jusque dans le berceau cotonneux d'un long sommeil reposant.
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