Chapitre 20 - Spirits in the Material World
Quatre journées passèrent, durant lesquelles Miracle et sa camarade de chambre s'observèrent à distance respectable. Aucune d'entre elles n'aborda de nouveau le sujet de la petite escapade nocturne et du maladroit stratagème de la fugueuse. Nadia ne demanda ni pourquoi, ni où sa coturne s'était éclipsée. Elle se contenta d'écouter en boucle des morceaux de musique bizarre, dont les notes déformées par les écouteurs parvenaient à Miracle sous forme d'un lointain magma incompréhensible de voix auto-tunée, d'instruments criards et de percussions. Le secret semblait scellé et bien gardé, cependant les deux détentrices surveillaient leurs moindres faits et gestes mutuels, comme si l'oiseau dans la cage n'attendait qu'une seconde d'inattention pour s'envoler et chanter ses révélations aux quatre vents.
« Regarde-moi ça, maugréait Miracle pendant la collation à l'oreille très moyennement attentive de Grégoire. T'as vu comment elle me jette des petits coups d'œil de travers, ni vue ni connue ? On dirait qu'elle a bloqué sur moi, elle me lâche plus. L'autre jour, je rentre de la sortie avec M. Truffe, devine qui je repère sur le plateau juste au-dessus du camp ?
— Elle faisait peut-être autre chose, hasarda l'adolescent entre deux bouchées de brioche.
— C'est moi qu'elle matait de loin, genre discret mais pas du tout. Cette meuf est pas nette.
— Tu te crois bien placée pour critiquer ? »
La discussion menaçait sérieusement de dérailler. Fort heureusement pour Grégoire, Miracle n'eut pas le temps de cracher son venin car le chef de camp entra d'un pas pressé sous la tente du réfectoire et leva la main pour réclamer le calme.
« Un peu d'attention s'il vous plaît. On attaque la deuxième semaine de formation, donc nous allons activer les protocoles d'Elysion sur vos terminaux. Ça veut dire que vous devenez des Saints à partir d'aujourd'hui. Félicitations à toutes et à tous. Par contre, ne vous emballez pas, il vous reste des trucs à apprendre. Vous allez certainement passer les prochains jours penchés sur vos terminaux à scroller comme des adolescents qui viennent de créer leur premier profil sur un réseau social, alors je veux faire une mise au point dès maintenant et ensuite je vous fiche la paix. »
Il prit une grande respiration pour mettre ses idées en ordre, puis pointa du doigt vers le centre du camp.
« Vous voyez ce grand conteneur ? Vous vous demandez certainement de quoi il s'agit, depuis tout ce temps. On appelle ça affectueusement un pigeonnier. Vous avez aussi remarqué tous les drones qui n'arrêtent pas de s'y poser. Ce sont des abeilles. » Les nouveaux Saints échangèrent des sourires amusés et quelques blagues à voix basse sur ces termes à la fois banals et incompatibles. Tiago dut hausser la voix pour continuer. « Vous avez maintenant accès au troc. En clair, vous pouvez vendre vos trouvailles et acheter ce dont vous avez besoin. Avec quel argent, me direz-vous. » L'assemblée redevint immédiatement silencieuse. « Ce pigeonnier est votre point de référence, un peu comme votre boîte aux lettres. Ce que vous vendez ou achetez y sera acheminé par les abeilles depuis ou vers n'importe où en Elysion. J'imagine que je n'ai pas besoin de vous faire un dessin. À l'issue de la formation, vous toucherez chacun la somme d'un million de crédits pour vous trouver un logement et démarrer votre vie active. » Des exclamations fusèrent et le chef de camp eut bien du mal à reprendre la parole. « Mais le principal n'est pas là. Ne considérez pas le crédit comme une simple monnaie d'échange, elle est aussi la mesure de la reconnaissance de la communauté. Si vous rendez des services ou fournissez des biens, il est normal que la société vous le rende. La somme que vous recevrez est une manière pour Elysion de vous remercier d'apporter votre pierre à l'édifice. Nous croyons en vous et en ce que vous pourrez apporter à l'ensemble de la colonie. Notre première ressource, c'est vous. »
Il ne reçut pas l'ovation que méritaient ces belles paroles pleines d'émotion. Les béatifiés avaient dépassé leur quota d'attention et, n'en pouvant plus d'attendre, se tournaient de plus en plus ostensiblement vers leurs écrans de terminaux. Tiago comprit sa défaite et retourna à ses affaires sans autre forme de cérémonie. Les stagiaires ne tardèrent pas à se disperser pour découvrir ce nouveau monde de possibilités qui s'offrait à eux. Grégoire était déjà en pleine discussion avec Goliath, mais il leva une seconde les yeux de son écran et proposa à Miracle de rester avec lui pour l'accompagner dans leurs premiers pas sur cet immense marché virtuel. La jeune femme fut touchée de cette marque d'amitié, mais se garda bien de le laisser paraître. Le prude adolescent refusa d'utiliser l'une de leurs deux tentes, ils restèrent donc dans le réfectoire.
« Imagine tout ce qu'on pourrait se payer, rêvait le rouquin les yeux brillants.
— Ça dépend du coût de la vie, rétorqua Miracle d'un ton blasé.
— Regarde, les myrtilles sont à 96¢ le kilo.
— C'est dingue, tu penses qu'à bouffer !
— Mais non, je pensais à la vente.
— Et qui va aller les cueillir, tes fruits ? Compte pas sur moi. »
Il répondit d'un grognement et continua son lèche vitrine virtuel. Pendant ce temps, Miracle jeta un œil distrait à Bub et découvrit une avalanche de notifications. Elle autorisa son IA à les relayer dans son implant audio.
« Question éthique, carillonna le message. Est-ce qu'embrasser un inconnu en soirée est un motif de rupture valable ?
— Bien sûr que non, soupira-t-elle comme s'il s'agissait d'une évidence.
— Merci d'avoir partagé votre point de vue. Vous avez reçu 2¢. »
De surprise, elle consulta l'écran de son terminal et constata que son compte affichait un solde positif à un chiffre. Elle répondit à une autre question, puis à une autre. La somme augmenta à chaque fois d'une poignée de crédits. Quand elle eut gagné ses vingt premiers, elle envisagea de creuser la prochaine question qui lui était adressée. Plutôt que de donner une réponse hâtive, elle demanda à consulter les détails de l'histoire. Sur le problème « Devrait-on laisser un fermier construire une clôture pour protéger son champ de maïs ? », elle comprit que la récolte de l'agriculteur avait été partiellement saccagée par des nuisibles. Cependant, l'homme n'avait tenté d'en découvrir ni l'espèce ni le nombre. Elle résolut donc de répondre négativement en l'attente d'une étude plus poussée.
« Merci d'avoir partagé votre point de vue, félicita Bub. Vous avez gagné 31¢. »
Plus elle passait de temps à lire les détails et plus elle approfondissait sa connaissance, plus son verdict était valorisé. Elle s'étonna de constater que les affaires judiciaires étaient traitées de cette même façon. Les dossiers étaient soumis à des citoyens au hasard et chacun pouvait s'y impliquer à la mesure de son intérêt. Le poids du verdict de chaque individu dépendait de sa connaissance du dossier, et de même pour la récompense. Il semblait également que toute information apportée et vérifiée recevait une compensation financière. Voilà qui expliquait l'occupation dont avait parlé M. Truffe.
Tiago n'avait pas menti. Deux jours s'écoulèrent ainsi, dans une sorte de transe où les personnes réelles ne se voyaient plus, et avaient juste suffisamment conscience de leur environnement pour marcher jusqu'aux repas et aux sanitaires sans se cogner les uns aux autres. Plus rien n'existait que la promesse de consommer sans modération, à condition de se rendre utile à la société. Les nouveaux Saints trouvèrent rapidement des moyens divers de se constituer un capital de départ et le ballet des abeilles sur le pigeonnier s'intensifia nettement. Miracle elle-même succomba à cette fièvre acheteuse quand elle s'offrit une tunique décorée de motifs africains, ainsi que plusieurs tenues un peu plus décentes et originales que l'uniforme standard du Jardin Vermuelen, le tout pour un peu moins de 1 900¢. Après ce long processus d'intégration, elle avait besoin de retrouver un sentiment d'individualisme. Comme une libération ou une bouffée d'air frais, l'impression d'enfin exister par elle-même. Le matérialisme avait aussi ses bons côtés.
Elle s'admirait seule sous sa tente, un air satisfait sur le visage, quand des éclats de voix lui parvinrent. Son sourire s'effaça en une seconde et elle se précipita aux nouvelles. Elle aperçut de loin une civière que l'on emmenait sous une tente qui servait de poste de premiers secours. Grégoire la rejoignit.
« Qu'est-ce qui s'est passé ? l'interrogea-t-elle.
— J'en sais rien, haussa-t-il les épaules. Mais c'est Nadia. »
Peu à peu, les rumeurs leur parvinrent. Selon plusieurs versions, l'étrange femme aurait traîné seule du côté du chantier pendant la pause des ouvriers, et un accident serait survenu. Une atmosphère de fébrilité malsaine tomba sur le camp et les histoires allèrent bon train. Au bout d'une heure, quatre scénarios distincts circulaient, dont trois attribuaient la responsabilité de l'accident à la victime elle-même. Tiago rassembla enfin tout le monde pour faire taire les ragots.
« Comme vous le savez, on a eu un accident sur le chantier concernant Sainte Nadia. Elle est inconsciente mais stable et on fait venir une équipe de Bergers pour la soigner. Je vous le répète, ce chantier est une zone interdite pour vous. On vous construit un logement clé en main pour ceux qui voudront s'installer ici. Le chantier reprendra dès demain, et tant que les travaux sont en cours, je vous interdis formellement de vous approcher. Est-ce que c'est bien compris pour tout le monde ? Allez, circulez. »
La tirade laissa Miracle et son compère dubitatifs. Nadia n'avait pas l'air d'une écervelée ni d'une inconsciente. Miracle savait que, pour une raison étrange, la jeune femme passait depuis plusieurs jours de longs moments à observer l'avancée des travaux. L'idée d'un accident lui paraissait plus qu'improbable. Grégoire lui fit remarquer à juste titre qu'ils n'en connaissaient pas les circonstances mais cela ne suffit pas à dissiper les doutes de Miracle. Sa décision prise, elle donna des instructions à son complice qui finit par se laisser convaincre, puis elle se précipita vers sa tente pour récupérer ce dont elle avait besoin.
Quand elle atteignit le poste de premier secours, Grégoire se trouvait déjà devant et simulait une crise de panique. Le Berger de service, accaparé par la comédie de l'adolescent en fauteuil, ne la vit pas se glisser telle une ombre à l'intérieur.
Nadia avait été allongée sur un lit et un appareil enregistrait ses signes vitaux. Son hijab avait glissé et laissait entrevoir sa chevelure noire et lisse, souillée de boue et de terre. Tout le côté de son visage avait changé de couleur et la contusion s'étendait jusque sous les vêtements. Le bout de ses doigts avait noirci. L'ambulance allait bientôt arriver, mais il lui faudrait encore un certain temps avant de rejoindre une Bergerie convenablement équipée. Raison supplémentaire pour agir sans délai.
Elle sortit l'esquisse et se concentra sur l'image. Quand elle se matérialisa et appela le jeune homme, il manqua de défaillir et fit tomber ses lunettes sur son bureau.
« Reprenez-vous, Albert ! le houspilla-t-elle. Je vous avais prévenu que je ferais appel à vous.
— Je ne m'attendais pas à ce que ce soit de cette manière, protesta-t-il.
— Vous êtes tout seul ?
— Oui.
— Parfait, prenez un brancard et rejoignez-moi. »
Il poussa un cri de surprise quand elle saisit le bord du lit à roulettes et le tira à elle.
« Comment est-ce que... » bafouilla-t-il. Puis il posa les yeux sur la blessée et recouvra son sang froid. « Aidez-moi à la déplacer sur le brancard, ordonna-t-il à Miracle.
— Impossible, je dois me concentrer pour garder le portail ouvert. Dépêchez-vous. »
Tant bien que mal, le Berger transféra la patiente d'un lit à l'autre. Puis il s'engagea dans le grand passage magique que Miracle maintenait. Elle lui emboîta le pas et laissa la fenêtre se refermer derrière elle.
Sans perdre une seconde, Albert emmena sa nouvelle patiente en salle d'examen et lui fit passer un scan complet. Miracle resta en retrait et le laissa faire son travail. Il étudia les images sur son terminal et murmurait dans sa barbe.
« Allez, allez, où est-ce que tu es ? »
Soudain, il mit le doigt sur son écran et exulta.
« Ah ! Là ! Je le savais ! » Il se tourna vers Miracle, ses lèvres hésitant à articuler. « Je vais devoir l'opérer, lâcha-t-il péniblement. Vous pensez que ça ne va pas à l'encontre de ses croyances, qu'un homme... enfin, vous voyez...
— On s'en fout, de tes états d'âme ! Tempêta Miracle. Sauve-la et puis c'est tout ! »
Il avala sa salive, hocha la tête avant de sortir un plateau et tout un attirail de scalpels et d'instruments de torture. C'en fut plus que ne pouvait supporter Miracle. Elle se détourna et sortit patienter dans le couloir. Au bout de trente minutes, le Berger franchit la porte, la blouse maculée de taches rouges, et jeta son masque et sa calotte au sol.
« Elle est tirée d'affaire, soupira-t-il en essuyant ses lunettes. Si vous ne me l'aviez pas confiée, l'hémorragie l'aurait tuée.
— Tant mieux alors. Je dois y aller. Tenez-moi informée de son état.
— Comment est-ce que je...
— Vous ne connaissez pas le téléphone ?
— Si. Ah oui. »
Elle se concentrait déjà sur son esquisse de l'océan de verdure. Le portail s'ouvrit et elle laissa le Berger planté au milieu du couloir, encore bouche bée de ce à quoi il venait d'assister.
Au bout de quatre pas dans l'herbe haute, elle s'immobilisa. Une épaisse fumée noire montait du camp.
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